C’est un article du Washington Post signé de notre confrère Reed Albergotti qui jette ce pavé dans la mare et rompt le silence. La marque à la pomme, mythique et souvent adulée, pille sans vergogne les meilleures idées dans les applications qu’elle héberge sur son propre App Store. Privilège de géant qui tient un marché par tous ses bouts, mais privilège qui risque d’être contesté pour abus de position dominante par la justice. Apple n’est pas la seule compagnie à être dans le collimateur : Amazon, avec sa marketplace, pratique les mêmes abus en puisant l’inspiration gagnante auprès de ses propres marchands. Visite du grand marché du pillage à grande échelle des meilleures idées.
Imaginez un instant que vous ayez eu dans la nuit une idée géniale. Une idée qui va faire de vous un millionnaire et rendre service à des centaines de milliers de gens. Cette idée, vous la voyez déjà concrétisée dans une application que tout le monde utilisera sur son smartphone. Elle figurera en première page dans l’écrin de l’iPhone de vos futurs utilisateurs, bien placée à côté d’autres perles de la technologie, rangées dans l’écran, comme des friandises alléchantes dans une boîte de chocolats.
Mais votre idée, il faudra la concrétiser techniquement puis la mettre en pratique. C’est là que les difficultés vont commencer, les nuits blanches s’accumuler, les erreurs se multiplier, les pizzas au goût de carton s’entasser sous votre ordinateur, les lignes de code s’allonger interminablement devant vos yeux épuisés… Bref, vous vivrez le sort de tout développeur qui veut mettre au monde une application.
Et puis un matin, comme un miracle, votre application fonctionne. Pas d’erreur, pas de bug, c’est parfait, elle correspond en tous points à ce dont vous aviez rêvé. Pour que tout le monde profite de votre géniale invention, il faut encore passer par une étape, car la création d’une application est un vrai parcours du combattant. Cette étape, c’est Apple.
Parcours du combattant
Pour qu’une application soit mise à la disposition de tout le monde et devienne un succès, il n’y a pas cinquante solutions ; il n’y en a qu’une : la faire accepter sur l’App Store d’Apple. L’App Store, c’est l’une des idées du siècle de Steve Jobs, le fondateur de la marque. Il a non seulement créé l’objet qui a révolutionné la vie de milliards de personnes dans le monde, il a aussi inventé l’écosystème qui va avec. Une place de marché ouverte aux développeurs pour qu’ils fabriquent des applications permettant de multiplier les usages de l’iPhone.
Cette place de marché, l’App Store, regorge aujourd’hui plus de deux millions d’applications de toutes natures. Vous en avez obligatoirement quelques-unes dans votre smartphone. Pour qu’une application soit admise sur l’App Store, elle doit passer par les fourches caudines de la marque et respecter de nombreux et tatillons critères techniques ; elle doit aussi correspondre aux convenances d’Apple édictées dans un ensemble de « règles » et « bonnes pratiques » formant un maquis souvent très complexe. Petit détail aussi : pour soumettre votre application sur l’App Store, il faudra payer une licence d’une centaine d’euros. Une goutte d’eau par rapport à ce que vous a déjà coûté votre app en temps et énergie. À cette somme, il faudra songer à ajouter les 15 à 30 % de commission qu’Apple prélèvera sur la vente de votre application. Mais ce détail, on y pensera plus tard…
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Ce matin donc, votre application est prête. Vous allez la soumettre à Apple. En clair, vous allez soumettre vos codes pour qu’ils puissent être testées et moulinés par les services de la firme de Cupertino. Cette période est le cauchemar de tous les développeurs d’apps. Quelques jours plus tard, si tout va bien, votre application passera du statut de « En cours de vérification » à celui de « Prêt à la vente ». Bravo ! vous avez réussi, votre application est disponible et tout le monde peut désormais la télécharger ou l’acheter. C’est pour vous le début de la fortune. Vos rêves de licorne, ces startups qui dépassent le milliard de dollars de revenus est près de se réaliser.
Ce récit est celui que tous les créateurs d’application vivent ou ont vécu. La suite peut se compliquer de la plus glauque des manières.
Rêves brisés
En 2007, Wade Beavers, le créateur talentueux d’une petite société, DoApp, située dans le Minnesota a une idée géniale. Il observe que l’iPhone est aussi un puissant appareil photo et qu’il possède un flash. Si l’on parvenait à détourner la fonction flash pour rendre la lumière permanente, on créerait une lampe torche dans le smartphone ! Simple mais génial, encore faut-il résoudre une foule d’obstacles techniques et notamment celui de la consommation effrénée de la batterie. Finalement Wade réussit son pari et lance sur l’App Store myLite, une application gratuite soutenue par des publicités. Cette app a immédiatement rencontré son public et est vite devenue un succès, d’autant qu’elle eut l’honneur de figurer dans le premier lot des applications pour iPhone. Le tiroir-caisse se mit à fonctionner et DoApp engrangeait jusqu’à 30 000 dollars de revenus par mois ce qui lui permit d’expérimenter et d’innover sur d’autres idées, comme des applications d’actualités et des jeux. En 2013, myLite comptait plus de 10 millions d’utilisateurs chaque mois.
Cette même année, le patron de DoApp, Wade Beavers se rend à la grande messe des développeurs qu’Apple tient tous les ans dans la Silicon Valley. Lors de cet événement, auquel assistent des milliers de développeurs responsables des applications exécutées sur iPhone, iPad et autres produits Apple, la marque à la pomme dévoile ses innovations à un public indéfectiblement enthousiaste.
Apple WWDC June 2013 Keynote
Cette année 2013, Craig Federighi, vice-président directeur du génie logiciel chez Apple monte sur scène. Il présente avec fierté une nouvelle fonctionnalité de l’iPhone : la possibilité d’accéder à des fonctions en activant le bas du téléphone, d’un seul coup de pouce, même si le téléphone est verrouillé. « Activez le mode avion, ajustez votre luminosité, jouez une chanson et obtenez même une lampe de poche ! », s’enthousiasme l’orateur. « Si vous vous réveillez au milieu de la nuit et que vous avez besoin de trouver quelque chose, votre lampe de poche est à portée de main. » Dans le public qui crie, applaudit et siffle son émerveillement, l’ancien vice-président Al Gore, membre du conseil d’administration d’Apple, approuve de la tête avec satisfaction.
Mais dans l’assistance, Wade Beavers est, lui, complètement effondré. Il sait ce qui va désormais se passer : ses revenus vont s’évaporer et sa société disparaître. C’est exactement ce qui est arrivé. Aujourd’hui, l’ancien dirigeant de DoApp aide les créateurs d’entreprise à se financer et à mener leurs projets. Mais, jure-t-il, plus jamais il ne mettra un centime dans un projet d’application pour smartphone.
Fatalité et omerta
Cette histoire peut être répétée à n’en plus finir. Apple puise dans le vivier des applications qu’il héberge pour trouver les perles qui s’y trouvent, les copier et en faire un produit Apple « made in Cupertino ». Tout le monde le sait mais se tait. Les développeurs en sont venus à accepter comme une fatalité que sans prévenir, un beau matin, Apple rende leur travail obsolète en annonçant une nouvelle application ou une fonctionnalité qui utilise ou intègre leurs idées. Certains cèdent sous la pression mais dans la plupart des cas les victimes ne poursuivent pas Apple en justice. Ils savent que les coûts liés à la poursuite d’un géant tel qu’Apple sont pharamineux.
De plus, les conséquences d’un litige avec Apple risquent, du fait de la dépendance des développeurs d’application à la plateforme, de leur être éminemment préjudiciable. Apple représente presque les trois-quarts du revenu des applications mobiles. Ignorer Apple (alors que la seule alternative est Android de Google), revient à un échec certain. Une forme d’omerta s’est donc, au fil du temps installée.
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Quasiment à chaque nouvelle mise à jour d’Apple, on trouve de nouvelles inventions qui reprennent des applications offertes sur l’AppStore. Dans les versions logicielles de septembre 2019, on découvre qu’Apple a ajouté la possibilité d’utiliser un iPad comme deuxième écran d’ordinateur. Or cette fonctionnalité est déjà offerte par une application très populaire, Duet Display. Les jours de celle-ci sont comptés.
« Le courage de voler les bonnes idées »
L’imitation est une pratique courante dans le secteur des technologies ; Apple a toujours pratiqué l’art de la copie, sans aucune dissimulation. Steve Jobs fanfaronnait même sur ce thème en disant « Nous avons toujours eu le courage de voler de bonnes idées ».
Mais ce qui met l’imitation d’Apple hors normes, c’est l’accès exclusif que la firme a à une mine de données que personne ne peut avoir. Aujourd’hui, l’App Store d’Apple propose 2.2 millions d’applications. Pour chacune d’elles, la firme dispose de toutes les informations non seulement techniques mais aussi celles de nature stratégique. Apple connaît pour chaque application le nombre de téléchargements mais aussi le temps que les utilisateurs y passent. Une gigantesque étude de marché en temps réel dont les données -les « métriques »- sont partagées par les dirigeants du géant de la technologie pour prendre des décisions stratégiques concernant le développement des produits. Phillip Shoemaker, directeur Apple de la revue App Store de 2009 à 2016 avouait : « Je pense qu’Apple tire beaucoup d’inspiration des applications disponibles sur l’App Store ». Ce responsable de la firme de Cupertino explique que les données, agrégées sur des centaines de millions d’utilisateurs, sont « essentielles » pour déterminer les types d’applications qui méritent d’être copiées et à quel moment.
Reed Albergotti explique dans son reportage du Post : « Apple profite grandement de l’inventivité de millions de développeurs d’applications, d’abord lorsque leurs applications incitent les clients à continuer à utiliser l’iPhone – et encore une fois si Apple saisit ses idées les plus réussies et les copie. Et lorsque les applications collectent des paiements, Apple récupère une commission de 15 à 30%. » En clair, Apple gagne sur tous les tableaux.
Enfin, Apple fait preuve d’un cynisme de haute volée, car une fois que la firme a dupliqué une idée, sa version exploite des fonctionnalités qui, la plupart du temps, seront interdites aux développeurs extérieurs. Apple Music est ainsi le seul service de streaming autorisé à tirer parti de Siri. Plus récemment, la marque de Cupertino a proposé une application talkie-walkie copiée sur des applications indépendantes qui ont largement démontré l’intérêt du concept avant d’être pillées. Mais désormais internalisée chez Apple, cette fonction devient exclusive et interdit quiconque de l’utiliser.
Apple est, comme toute entreprise du secteur des technologies, obligée à sans cesse innover et proposer de nouveaux produits et services. Mais à la différence de tous les autres, Apple est un géant non seulement puissant et rentable mais également omniscient. Grâce à sa plateforme, il est en mesure d’utiliser les informations relatives à tout son écosystème, y compris ses concurrents plus petits.
Apple n’est pas la seule compagnie à détenir des pouvoirs omniscients sur son marché. Amazon, le géant de la vente en ligne, peut, grâce à sa place de marché proposée à des centaines de milliers de marques et de commerçants, voir avant tout le monde quel produit ou catégorie de produits réussit.
Une tempête antitrust se lève à l’horizon
Ces pratiques, qui sont en partie à la source du développement de ces GAFAM ont été pudiquement passées sous silence jusqu’à présent. Mais aujourd’hui, la puissance de ces grandes entreprises questionne. Des juristes et des élus, aux États-Unis comme en Europe, commencent à se demander si la copie de technologies et la connaissance exclusive de données sensibles de marché ne sont pas en mesure de nuire à la concurrence et à l’innovation. Le ministère américain de la Justice examine actuellement la situation d’Apple et d’autres géants de la technologie en vue d’éventuelles infractions aux règles antitrust. David N. Cicilline, président de la sous-commission judiciaire de la Chambre des représentants sur le droit antitrust, commercial et administratif, dirige une autre enquête. L’application de streaming musical Spotify a déposé une plainte dans l’Union européenne plus tôt cette année, alléguant une concurrence déloyale dans l’App Store qui donnerait un avantage à son application Apple Music.
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Cette dynamique est au centre d’une autre tempête antitrust autour d’Amazon, qui fait l’objet d’une enquête en Europe pour avoir prétendument utilisé des données recueillies à partir de produits vendus dans son magasin pour déterminer lesquels copier et vendre sous des marques de distributeur comme AmazonBasics. « Nous coopérerons pleinement avec la Commission européenne et continuerons à travailler dur pour soutenir les entreprises de toutes tailles et les aider à croître », s’est contenté de déclarer Amazon.
Source : Washington Post
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