La liberté d’expression et d’information est-elle sérieusement menacée par la nouvelle proposition de Directive sur le Secret des Affaires de la Commission européenne et le Conseil européen ?
En France, ce projet se heurte à l’opposition de nombreux journalistes comme Elise Lucet, présentatrice du journal de 13 heures de France 2 et du magazine « Cash Investigation » qui a lancé le 4 juin la pétition européenne »Ne laissons pas les entreprises dicter l’info. Stop à la directive Secret des affaires« . Près de 350 000 signatures ont été recueillies à ce jour par l’intermédiaire du site Change.org. Un appel contre la directive a aussi été lancé par les syndicats français, des syndicats européens, l’Association européenne des Droits de l’Homme et Julian Assange, fondateur de Wikileaks.
Les signataires de la pétition craignent que, sous couvert de protéger les entreprises, ce texte n’empêche les journalistes de faire leur travail, et notamment de révéler des informations compromettantes sur celles-ci.
Cette Directive ne garantirait pas la protection des journalistes et des lanceurs d’alerte car ceux-ci devront prouver que « l’obtention, l’utilisation ou la divulgation présumée du secret d’affaires ait été nécessaire à cette révélation et que le défendeur a agi dans l’intérêt public ».
Elise Lucet, en répondant à une interview de FranceTV info, explique : « Sous couvert de lutte contre l’espionnage industriel, ce texte va considérablement freiner le travail d’investigation économique. Les multinationales sur lesquelles on enquête vont pouvoir saisir les magistrats si elles considèrent qu’on s’attaque au secret des affaires. Et ces grandes entreprises définiront elles-mêmes en quoi consiste cette atteinte.
Ensuite, ces multinationales chercheront à nous faire condamner à des dommages et intérêts qui peuvent être considérables (des centaines de milliers, voire des millions d’euros). Les entreprises donneront aux magistrats les documents pour étayer les sommes qu’elles réclament, arguant par exemple d’importantes pertes de chiffre d’affaires ou autres dommages. »
Cette Directive ne date pas d’hier, la Commission européenne avait déjà proposé, en novembre 2013, une directive sur le secret des affaires. Car, selon les études d’impacts de la Direction générale du Marché intérieur, en 2013, une entreprise européenne sur quatre a fait état d’au moins un cas de vol d’informations. Or, la complexité des législations nationales empêche bien souvent les acteurs lésés de faire valoir leurs droits au-delà de leur frontière. L’harmonisation leur permettrait aussi de demander à un autre État que le leur de faire cesser l’importation d’un produit issu du vol d’un secret des affaires. Dans une économie qui repose à 70 % sur les services, la Commission juge les brevets inadaptés pour protéger un savoir-faire.
La directive a été confiée à la commission des Affaires juridiques du Parlement européen et la députée du mouvement « Les Républicains » (ex UMP) Constance Le Grip en a été nommée rapporteure.
L’information deviendrait-elle un délit ?
Sera-t-il toujours possible d’informer librement sur des pans entiers de la vie politique, économique et sociale ? Sera-t-il encore possible de nous prémunir d’erreurs comme celle du Mediator, des pesticides Monsanto, l’affaire UBS, le scandale LuxLeaks, …
Selon Véronique Marquet, membre et avocate du collectif « Informer n’est pas un délit », dans une interview au magazine Le Point, « La directive prévoit une exception pour les journalistes dans le cadre légitime de la liberté d’information, mais ce sera une exception, les journalistes devront démontrer que leurs informations sont d’intérêt général. Et l’entreprise décidera du préjudice entraîné par la divulgation des informations. Qui prendra le risque de subir des dommages et intérêts pouvant atteindre des millions d’euros ? »
Comme le dit très explicitement Mediapart en mars 2015, « Le droit d’utiliser et de diffuser librement des informations doit être la règle, et la protection du secret des affaires l’exception. »
Dans une résolution votée le 9 juin en commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale, la députée socialiste Audrey Linkenheld a proposé d’ exclure explicitement « les activités des journalistes » du champ d’application de la directive et protéger spécifiquement les lanceurs d’alerte agissant à titre individuel.
« Informer n’est pas un délit » déclare Madame Marquet : « Le sort des journalistes et de leurs sources est intimement lié, et ces dernières ne seraient pas suffisamment protégées. »
La commission juridique du Parlement européen, devant la mobilisation européenne contre l’amendement « secret d’affaires » dans la loi Macron a conduit à son abandon en janvier 2015 ; mais ce 16 juin, l’amendement a été reconsidéré avec quelques améliorations, notamment pour protéger les journalistes et les lanceurs d’alerte, « désormais exclus du champ d’application de la directive, si leurs révélations contribuent à l’intérêt général », selon l’article 4-2 de la directive :
– « l’usage légitime du droit à la liberté d’expression et d’information »
– « la révélation d’une faute, d’une malversation ou d’une activité illégale du requérant, à condition que l’obtention, l’utilisation ou la divulgation présumée du secret d’affaires ait été nécessaire à cette révélation et que le défendeur ait agi dans l’intérêt public « .
Pour le collectif, la seule solution satisfaisante serait de recentrer la directive sur le seul espionnage industriel entre entreprises, pour protéger de fait tous les individus qui révèlent des secrets d’affaires au nom de l’intérêt général. (Source : Maxime Vaudano et Amandine Réaux /Le Monde – 23 juin 2015)
Les négociations avec les États et la Commission européenne ont d’ores et déjà commencé. La pétition sera remise demain, mardi 30 juin, à Constance Le Grip, rapporteure de la directive.
– Fiche de suivi : le secret des affaires
– Secret des affaires – Page de la Commission européenne
– Secret des affaires – Accord du Conseil de l’UE