Panama Papers est l’affaire de tous les superlatifs. Énorme par sa taille, sa portée et ses conséquences, les révélations qui commencent à filtrer dans la presse internationale font vaciller le monde sur ses bases. Le monde de la politique, du sport, de la finance, de la banque. Le monde de l’argent sans foi ni loi, et du pouvoir. Toutefois ce que l’on peut retenir de ce raz de marée est l’émergence en pleine lumière d’un nouveau type de journalisme. Le journalisme du big data, de la globalisation et du partage.
Il est loin le temps où Bob Woodward et Carl Bernstein du Washington Post révélaient l’affaire Watergate. Journalisme d’investigation à la papa, fait de secret, de protection du scoop, de travail d’enquête à la main. Un travail de grande solitude, de courage et de persévérance pour mettre la Vérité à la Une.
Aujourd’hui, l’affaire Panama Papers commence par la révélation d’un lanceur d’alertes. Il y a un peu plus d’un an, une source anonyme contacte le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et lui soumet des documents internes de Mossack Fonseca, cette agence panaméenne à la clé de toute l’histoire. La source anonyme, précise le quotidien allemand, « ne réclame aucune compensation financière ni rien en retour, en dehors de mesures de protection et de sécurité »
Dans les mois qui suivent, le nombre de documents fournis s’accroît, jusqu’à atteindre 2,6 térabytes de données. Du jamais-vu. Plus de 11 millions de fichiers, des informations sur 214 488 structures offshore. Pour chaque société, une masse de documents est attachée sous différents formats : PDF, images, documents Word, présentations Powerpoint, tableurs et même fichiers audio. Mais l’essentiel n’est pas là. Le plus important pour le travail d’investigation, c’est les dizaines de milliers d’e-mails et de courriers scannés qui retracent le fonctionnement quotidien du groupe Mossack Fonseca. Le journal Le Monde explique qu’on y retrouve aussi bien des correspondances internes entre les employés du groupe que les communications avec leurs clients, qui en disent souvent bien plus que les documents administratifs.
Une masse de données gigantesque, impossible à traiter avec les moyens traditionnels d’un média. Le quotidien allemand décide donc d’associer un organisme qui a déjà fait ses preuves dans des projets similaires comme OffshoreLeaks, LuxLeaks ou SwissLeaks. Cet organisme, c’est le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ). Fondée en 1997 par le journaliste américain Charles « Chuck » Lewis, l’ICIJ est une organisation non-gouvernementale qui coordonne des enquêtes transfrontalières couvrant des domaines tels que la corruption, les activités criminelles internationales et l’évasion fiscale. Organisation à but non lucratif, l’ICIJ est financée par des dons émanant de fondations caritatives et du privé, indique son site. Elle est dirigée par le journaliste australien Gerard Ryle, émigré aux États-Unis en 2011 ; l’équipe est assistée par des avocats et des experts, et a pour mission de fournir des données en temps réel à la presse dans le monde entier.
L’ICIJ se met donc à la manœuvre et associe pendant un an plus de 370 journalistes issus de 107 médias dans 76 pays. Leur mission est herculéenne : s’attaquer à la masse des documents remis par le lanceur d’alerte, pour les partager, les décrypter et les analyser. L’organisation dirigée par Gerard Ryle met tout son savoir-faire à disposition des journalistes. Leur credo est le vrai journalisme d’investigation, celui que l’on croyait enterré par l’arrivée de l’Internet et de l’information en flux continu. Un journalisme en voie de disparition à cause de la crise de la presse, « qui prend du temps, coûte de l’argent et n’aboutit pas toujours, explique Ryle dans un reportage vidéo du Monde. Nous sommes un facilitateur d’enquêtes, nous dénichons des histoires, nous les proposons aux médias et nous les aidons à les publier. »
La structure ne s’est pas limitée à fournir les millions de documents, elle a aussi mis à disposition, en quelques mois, trois outils performants pour les consulter. « Le premier est un moteur de recherche, qui, à la manière de Google, permet de naviguer par mots-clés dans les documents, explique Simon Piel, journaliste au Monde. Son adresse est intraçable, composée de chiffres et de lettres, et chaque mot de passe pour y accéder est individuel, avec l’impossibilité de l’enregistrer dans son navigateur. Il fallait donc le noter sur un bout de papier… et ne pas l’égarer. »
Le deuxième outil prend la forme d’un forum de discussion, avec différents fils de discussion où les journalistes peuvent partager leurs informations. Une « méta-rédaction », commente Simon Piel, qui s’est réunie une seule fois en vrai, fin 2015 à Munich, pour s’accorder sur le calendrier des embargos et des publications. Enfin, l’ICIJ a mis également à disposition des journalistes un outil de visualisation, qui pour chaque nom de société ou de bénéficiaire montre les liens, les connexions… la « big picture ».
Chaque organe de presse membre de cette opération s’engage à mettre en œuvre des moyens de sécurité maximum pour protéger l’information. À la rédaction du Monde, une salle est entièrement dédiée aux « Panama Papers », avec plusieurs mesures de précaution : un Wifi unique et sécurisé, des clés USB cryptées ou encore un outil de partage d’écriture type Google Docs créé pour l’occasion. « Une quinzaine de journalistes, de différents services, ont bossé sur le dossier, détaille Simon Piel, avec une dizaine à temps plein depuis les 7-8 derniers mois. »
Le jeune journaliste du Monde, Maxime Vaudano, 24 ans, a fait partie de cette « spotlight » pendant neuf mois. Il raconte son aventure dans le JDD. Le plus grand challenge a été de travailler avec plus de 100 médias simultanément, sur les mêmes données, sans se marcher sur les pieds. Les outils de partage de l’information fournis par l’ICIJ ont permis à tous les journalistes de communiquer en parfaite sécurité. « Ça nous permettait de discuter entre nous déclare Maxime Vaudano : dès qu’on voyait un nom sortir, on créait un topic de forum et les gens discutaient sur ce sujet. Un Brésilien qui aurait trouvé un élément intéressant pour la France, par exemple, pouvait nous le signaler. Il fallait bien ça : même en mettant 20 personnes dans un média à plein temps, ç’aurait été impossible de voir tout ce qu’il y avait dans la base. Vu que tout le monde tombait sur des trucs au hasard, le forum a permis de ne pas passer à côté d’éléments. » En effet, l’un des défis majeurs posé par Panama Papers était lié à la mondialisation du système offshore. Plusieurs sujets étaient transnationaux et nécessitaient de mener des enquêtes communes entre plusieurs des dizaines de rédactions mobilisées sur le projet.
Cette aventure a « quelque chose de revigorant et de jubilatoire » déclare le journaliste Renaud Revel de l’Express. Il poursuit : « Elles sont un formidable pied de nez ou bras d’honneur aux institutions de la finance mondiale, ces sanctuaires jusqu’ici inviolables où règne l’opacité. La mise à nue par une poignée d’enquêteurs indépendants d’un système de triche et de blanchiment à l’échelle du globe, au nez et à la barbe des cathédrales du milieu bancaire mondial, est également un camouflet pour nos dirigeants politiques : un exécutif peu enclin à nettoyer les écuries d’Augias d’un système bancaire surprotégé. »
Cette traque planétaire marque l’avènement d’un nouveau type de journalisme. Un journalisme globalisé et sans frontières, un journalisme du partage et du travail en commun, un retour salvateur du journalisme d’investigation, qui par la puissance nouvelle qu’il acquiert, est en mesure de jouer pleinement son rôle démocratique.
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