Après avoir occupé la chaire Savoirs contre la pauvreté du Collège de France, monté un laboratoire au MIT de Boston pour apporter des réponses concrètes, Esther Duflo poursuit son combat. Cette fois par la plume. Avec Repenser la pauvreté (Seuil), l’économiste signe avec celui qui fut son directeur de thèse, Abhijit V. Banerjee, un essai aussi documenté que dérangeant.
L’échec des politiques de lutte contre la pauvreté peuvent donner à certains l’envie de jeter l’éponge. Or, Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee veulent à tout prix nous prouver que le problème de la pauvreté n’est pas insurmontable en soi. Pour eux, ce sont plutôt les théories économiques sur le sujet qui ont été mal pensées.
Nous avons lu le livre d’Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee, économistes au Massachussetts Institute of Technologie (M.I.T), Repenser la pauvreté.
Le défaut principal ? « Les pauvres » – érigés par Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee comme catégorie à part entière – en ont été exclus. Plus d’un milliard de personnes vivent avec moins d’un dollar par jour. Elles sont souvent réduites à des clichés ou encore. Or leur vie, et surtout leurs choix, sont, d’après les auteurs de Repenser la pauvreté, sources de connaissances pour les chercheurs: « les pauvres ne sont pas moins rationnels que les autres, au contraire. Précisément parce qu’ils possèdent peu de choses, ils se montrent souvent extrêmement prudents dans leurs choix : ce n’est qu’en développant une économie complexe qu’ils peuvent survivre. »
Regardez le passage de l’émission de France 3, « Ce soir ou jamais », dans laquelle Esther Duflo explique sa démarche et débat avec le prix Nobel d’économie Milton Friedman :
Une nouvelle méthode de travail
Mais avant de modifier les théories, il faut changer la manière dont les chercheurs procèdent. Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee ont passé plus de quinze ans à sillonner le monde pour aller à la rencontre des pauvres. Pour comprendre comment ces derniers décident de leurs actions, ils ont employé le modèle des essais aléatoires. Notamment utilisée en médecine, cette méthode consiste à comparer des groupes semblables, et donc comparables, de manière aléatoire.
Par exemple, pour savoir si distribuer des moustiquaires gratuitement a un plus grand impact dans la lutte contre le paludisme que de les vendre pour une somme symbolique, il serait erroné de comparer des personnes ayant respectivement bénéficié de ces deux programmes. En effet, si ces politiques ont été appliquées à des groupes différents, c’est bien parce que leurs caractéristiques étaient différentes au départ, et donc incomparables.
Des questions qui chamboulent tout
Grâce à cette méthode, Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee ont été confrontés à des raisonnements auxquels ils ne s’attendaient pas. Si les pauvres se trouvent en possession de plus d’argent, ils ne l’utiliseront pas pour acheter plus de nourriture, mais pour acheter des aliments qui ont plus de goût, comme des sucreries.
Ce n’est pas pour des raisons religieuses que des parents n’amènent pas leurs enfants se faire vacciner, mais par manque de commodité et procrastination. Les limites du micro-entrepreneuriat ne viennent pas de l’incapacité des pauvres à penser stratégiquement mais de l’incompatibilité entre la rigidité du microcrédit (qui impose un système « zéro erreurs » à ses bénéficiares) et les risques inhérents à l’entrepreneuriat.
Une mère dont la fille a un peu d’argent préfèrera s’endetter pour résoudre les problèmes de santé de son mari plutôt que de demander de l’aide à sa fille.
Repenser la pauvreté regorge de ces études de cas qui ont permis aux auteurs de tirer cinq conclusions :
• Le manque d’information est à la base des mauvaises décisions des pauvres. Il faut donc des campagnes d’informations attrayantes, crédibles et qui révèlent des choses nouvelles.
• Les pauvres ont plus de choix à faire. Ils sont responsables à 100% des décisions qu’ils prennent et ont beaucoup plus de pression qui vient du fait qu’ils essaient au maximum de limiter leurs risques. Il faudrait leur faciliter la tâche en rendant la prise de décision facile. Par exemple, le fait de diminuer le prix du sel enrichi en iode, qui améliore de manière décisive la santé, incitera les plus pauvres à en faire leur choix par défaut.
• Les pauvres n’ont pas accès à certains marchés tels que l’épargne ou l’assurance maladie. Des innovations sociales et économiques (comme l’a été le microcrédit) ou encore l’intervention des pouvoirs publics est décisive pour contrer cela, même si cela implique une certaine gratuité des services.
• Ce ne sont pas les structures des pays pauvres qu’il faut changer mais les problèmes de conception des politiques publiques. Trois grands coupables : l’ignorance, l’inertie et l’idéologie.
• Préjugés et croyances peuvent avoir un impact dévastateur sur ce que les gens se croient capables de faire. Rompre les cercles vicieux est une nécessité.
Une troisième voie de l’aide au développement
Finalement, pour Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee, « la question clef est comment dépenser l’argent, et non combien il faut en dépenser ». Plutôt que de savoir quelle est la cause ultime de la pauvreté afin d’en déterminer les solutions, mieux vaut pour eux se centrer sur des cas concrets : comment résorber une épidémie de dengue, comment généraliser la vaccination, faut-il donner de la nourriture gratuitement ?
Par leur raisonnement, les auteurs ouvrent une troisième voie dans le débat sur l’aide internationale qui oppose Jeffrey Sachs à William Easterley ou Dambisa Moyo. Si le premier pense que l’aide internationale permet de résoudre le « piège à pauvreté », William Easterley et Dambisa Moya estiment, eux, que l’aide internationale est nocive car elle perpétue la dépendance, la corruption, la mauvaise gouvernance et la pauvreté. Leur point commun : établir de grandes théories sur la pauvreté et ses solutions.
Pas de principes généraux ni de grandes leçons pour combattre la pauvreté dans Repenser la pauvreté, mais un constat simple : « les petits changements ont de grands effets. […] Les enfants kenyans qui ont été vermifugés à l’école pendant deux ans (pour un cout de 1,36 USD PPA par enfant et par an, tout compris) auront des revenus 20% supérieurs tout au long de leur vie adulte, soit un gain total de 3269 USD PPA. » Plutôt que d’attendre des politiques macro-économiques généralisables, Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee estiment « qu’il faut promouvoir la créativité pour trouver des solutions adaptées avant tout aux vraies réalités du quotidien des plus pauvres.
Pour aller plus loin :
– Article « Esther Duflo, le génie qui repense l’économie » (Youphil)
– Article « Pauvreté, la violence atmosphérique des sociétés » (UP’ Magazine)
– Article « Il faut changer notre vision de la pauvreté » (Youphil)
-Article « Nous n’avons pas de vaccins contre l’extrême pauvreté, mais… » (Youphil)
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