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La réhabilitation des « sorcières » du Moyen Âge : un symbole pour notre époque ?

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En Espagne, le parlement régional catalan a officiellement réhabilité des centaines de femmes accusées d’être des sorcières et exécutées entre le XVe et le XVIIIe siècle. Le parlement écossais pourrait bientôt suivre. Des mesures similaires ont été prises ailleurs en Europe et aux États-Unis. Pour les militants, ces actions font écho à notre époque de rumeurs et de fausses informations et aident à lutter contre les accusations de sorcellerie d’aujourd’hui.

Volent-elles sur des balais ? Brillent-elles dans le noir ? Dansent-elles avec le diable ? Bien sûr que non. Les sorcières ont été un sujet de fascination depuis des siècles dans les mythes, les contes de fées, les films et même certains sketches et séries comiques bien connus. Mais si elles font rire dans les contes de fées, les accusations de sorcellerie ont conduit à la torture et à l’exécution d’au moins 50 000 personnes en Europe au cours des siècles passés. Selon Martine Ostorero, professeure associée d’histoire médiévale à l’université de Lausanne (Suisse), 60 à 70 % d’entre elles étaient des femmes, et il ne fait aucun doute que la société médiévale était misogyne. Mais les autres étaient des hommes, parfois des enfants. Elle souligne que ces personnes étaient soumises à une « justice extraordinaire » car leurs crimes étaient considérés comme les pires. Elles ont été condamnées sur la base d’aveux, souvent extorqués sous la torture, parce que « de toute évidence, il n’y avait pas de preuves« , explique Ostorero, dans un entretien à Justice Info. Beaucoup d’entre elles ont été brûlées sur le bûcher.

Les sorcières ont été persécutées par l’Église, l’État ou les communautés locales parce qu’elles étaient perçues comme différentes, rebelles ou non conformes aux croyances religieuses dominantes. Elles ont souvent été tenues pour responsables de catastrophes naturelles, de famines et de décès d’enfants. Certaines de ces victimes pratiquaient-elles réellement la « sorcellerie » ? « Comme aujourd’hui, il y avait des guérisseurs, des gens qui avaient des remèdes secrets, qui répondaient à un besoin social« , précise Ostorero. Si les remèdes échouaient, ils étaient peut-être plus susceptibles d’être accusés de sorcellerie. Mais il est difficile, ajoute-t-elle, de savoir combien de personnes tuées appartenaient à cette catégorie, car les interrogatoires avaient tendance à se concentrer sur des questions comme celles d’aimer le diable ou manger des enfants. Les mouvements visant à réhabiliter les « sorcières » exécutées dans le passé ont tendance, eux, à les considérer toutes comme des victimes innocentes.

Victimes de persécutions misogynes

Le 26 janvier dernier, le parlement régional de Catalogne a adopté à une large majorité une résolution visant à réhabiliter la mémoire de plus de 700 femmes torturées et mises à mort il y a plusieurs siècles. Les historiens espagnols ont découvert que la Catalogne a été l’une des premières régions d’Europe à mener des chasses aux sorcières. Elle est également considérée comme ayant été l’une des pires régions pour les exécutions.

Les groupes indépendantistes et de gauche qui ont mené la campagne affirment que les noms des femmes aujourd’hui réhabilitées n’ont été découverts que récemment. Ils estiment que ces femmes ont été « victimes de persécutions misogynes » et veulent que leur mémoire soit honorée en donnant leur nom à des rues. « Jadis, ils nous appelaient sorcières, maintenant ils nous qualifient de ‘féminazis’ ou d’hystériques ou de frustrées sexuelles. Ils menaient des chasses aux sorcières qu’aujourd’hui nous appelons féminicides », a déclaré la députée régionale Jenn Diaz, du parti de gauche ERC, qui est l’un des plus importants partis au Parlement et qui occupe la présidence de la Catalogne.

Plus au nord, la campagne Witches of Scotland (Sorcières d’Écosse), fondée par l’avocate Claire Mitchell et l’écrivaine Zoe Venditozzi, souhaite que le Parlement écossais accorde une réhabilitation en droit aux quelque 2 500 personnes, principalement des femmes, qui ont été condamnées et exécutées en vertu de la loi écossaise sur la sorcellerie, en vigueur de 1563 à 1736. Elle souhaite également que la Première ministre Nicola Sturgeon présente des excuses le 8 mars, journée internationale de la femme, et qu’un mémorial national soit érigé en hommage à ces victimes.

2 558 personnes exécutées en Écosse

« Cela réparera une erreur historique, de sorte que lorsque les historiens se pencheront sur nous, ils verront qu’au 21e siècle, nous avons reconnu que c’était une erreur« , nous dit Mitchell. « Cela enverra également un signal clair qui pourrait aider ceux qui se battent encore de nos jours contre les accusations de sorcellerie. »

Mitchell est une avocate qui s’intéresse particulièrement aux erreurs judiciaires et à la manière dont elles peuvent être réparées. Elle est clairement inspirée par cela et par ses recherches sur la loi écossaise sur la sorcellerie. Elle raconte avoir également été motivée par le simple fait que, en se promenant dans la capitale écossaise Édimbourg, elle a réalisé à quel point les femmes sont peu représentées dans les noms de rues et de lieux publics, que ce soit pour honorer leurs accomplissements ou pour les terribles torts qu’elles ont parfois subis. 

On estime que 3 837 personnes ont été accusées de sorcellerie en vertu de la loi écossaise sur la sorcellerie et que deux tiers d’entre elles ont été exécutées, souvent étranglées et brûlées. Cela signifie 2 558 personnes, selon la campagne Sorcières d’Écosse, dont 84 % étaient des femmes. Le site Internet de l’association donne un aperçu intéressant de l’origine de certains mythes : « Les signes associés aux sorcières (balais, chaudrons, chats noirs, chapeaux noirs pointus) étaient en fait utilisés par les « alewives », des femmes qui brassaient une bière médiocre à l’époque médiévale pour lutter contre la mauvaise qualité de l’eau », est-il précisé. « L’enseigne au-dessus de leur porte était un manche à balai pour faire savoir aux gens qu’ils pouvaient y acheter de la bière ; elles utilisaient de grands chaudrons pour brasser, les chats étaient gardés pour éloigner les souris et les chapeaux pointus noirs permettaient d’être facilement identifiées au marché. »

Dans le sillage du mouvement « #MeToo »

Selon Mitchell, la campagne en Catalogne s’est en fait inspirée de la campagne en Écosse, mais elle a bénéficié de plus de fonds et a pu agir plus rapidement. Elle espère toutefois que le Parlement écossais adoptera cette année une loi assurant la réhabilitation des sorcières exécutées. Natalie Don, membre du Parti national écossais (SNP) au Parlement écossais, prévoit de déposer un projet de loi d’initiative parlementaire à ce sujet. Selon Mitchell, ce projet de loi est soutenu par le SNP, les Verts et les Libéraux et fait actuellement l’objet d’une phase de consultation publique.

Les militants n’ont pas encore reçu de réponse de la Première ministre ni du gouvernement à leur demande d’excuses publiques le 8 mars, mais Mitchell reste optimiste. Lorsqu’on l’interroge sur la probabilité qu’un gouvernement s’excuse pour quelque chose dont il n’est pas responsable, elle fait valoir qu’il existe des précédents. Elle cite, par exemple, la réhabilitation accordée par l’Écosse en 2019 à tous les hommes gays et bisexuels condamnés en vertu de lois abolies qui criminalisaient l’homosexualité.

Mais alors pourquoi aujourd’hui, plusieurs siècles après les faits ? Ce mouvement intervient clairement à un moment où l’Europe examine son passé, notamment son passé colonial. Il s’inscrit également dans le sillage du mouvement « #MeToo », à travers lequel des femmes dénoncent l’injustice. Mais l’historienne suisse Ostorero pense qu’il y a parfois aussi des raisons politiques. « Ces initiatives sont souvent menées par des groupes féministes et de gauche qui veulent faire valoir les droits des minorités », explique-t-elle. « Mais dans le cas de la Catalogne et de l’Écosse, il s’agit aussi de mouvements indépendantistes. Ils veulent montrer qu’ils sont prêts à reconnaître les erreurs du passé alors que le gouvernement central ne l’est pas. »

La Suisse, lieu de la dernière exécution d’une sorcière en Europe

Pourtant, ce ne sont pas les seuls endroits à avoir procédé à de telles initiatives. La Suisse a également exécuté des « sorcières » au Moyen Âge, à une époque où elle était non seulement petite mais aussi un État fédéral faible. Selon Ostorero, bien que les raisons soient multiples, il s’agissait souvent d’un moyen pour les autorités d’essayer de garder le contrôle par la terreur. De fait, la Suisse a persécuté les présumées sorcières plus longtemps que tout autre pays d’Europe. Par rapport à sa population, elle a également exécuté le plus grand nombre de personnes pour le crime de sorcellerie. La dernière « sorcière » à avoir été exécutée en Suisse et en Europe fut Anna Göldi, dans le canton de Glaris, en 1782. Elle a été décapitée en place publique. Elle a également été la première à être réhabilitée en Suisse, étant « exonérée » à titre posthume par le Parlement du canton de Glaris, en 2008.

Plusieurs autres cantons suisses, notamment en Suisse romande où les persécutions étaient les plus graves, ont également pris des mesures similaires au cours des quinze dernières années, dont Fribourg et Genève, indique Ostorero. Dans le canton de Vaud, une plaque a été érigée il y a un peu plus d’un an au château d’Ouchy, dans la capitale cantonale Lausanne, à la mémoire de l’une des premières « sorcières » persécutées dans le canton de Vaud, Jaquette de Clause. C’est au château d’Ouchy, au bord du lac Léman, qu’elle fut emprisonnée. Selon Ostorero, qui a été consultée sur cette initiative, celle-ci s’inscrit dans une démarche des autorités lausannoises visant à dédier davantage de rues et d’espaces publics aux femmes.

En Norvège, la ville de Vardø, dans le nord du pays, a inauguré en 2011 un monument commémorant le procès et l’exécution, en 1621, de 91 personnes pour sorcellerie.

Et bien sûr, il n’y a pas que l’Europe. Aux États-Unis, l’Assemblée du Massachusetts a adopté, en novembre 2001, une loi disculpant tous ceux qui avaient été condamnés lors du procès des sorcières de Salem et nommant chacun des innocents.

Fake news et chasse aux sorcières contemporaine

Quelle est donc la pertinence, aujourd’hui, de ces réhabilitations ? Ostorero pense que c’est l’occasion pour les historiens de se plonger plus profondément dans la nature complexe de ces chasses aux sorcières. Mais plus encore, elle y voit un avertissement pour notre époque. La plupart de ces soi-disant sorcières ont été condamnées sur la base de rumeurs. Or, les rumeurs, les « fausses informations » et les théories du complot font encore du tort aujourd’hui. Elle cite l’exemple de QAnon, les théoriciens du complot d’extrême droite, pro-Trump, qui ont été au moins en partie à l’origine de l’attaque de janvier 2021 contre le Capitole, aux États-Unis.  

Et puis, malheureusement, les chasses aux sorcières ne font pas partie du passé, comme le souligne une résolution du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, adoptée en juillet dernier, qui appelle tous les États à lutter contre cette pratique. Leo Igwe, qui fait campagne à Humanists International contre les accusations contemporaines de sorcellerie, affirme que ce problème sévit encore dans de nombreuses régions du monde, notamment en Afrique, en Inde et en Océanie. Les personnes visées sont souvent des personnes âgées – surtout des femmes – et des enfants qui sont devenus un fardeau pour leurs familles et leurs communautés trop chargées, explique-t-il à Justice Info depuis le Nigeria. Il porte la faute sur le gouvernement, qui ne fournit pas les équipements nécessaires, les prestations sociales et la gratuité des soins médicaux.

Interrogé sur le sort réservé aux victimes, Igwe cite quelques exemples. « Les enfants sont envoyés dans des centres où ils sont soumis à un ‘exorcisme’. Ils peuvent être obligés de jeûner, torturés et battus. Dans le sud du Nigeria, ils peuvent être battus avec un fer chaud, ce qui provoque des blessures et des dommages irrémédiables. »

Une réhabilitation accordée en Écosse aux « sorcières » du Moyen Âge pourrait-elle aider la campagne menée en Afrique aujourd’hui ? Igwe est convaincu qu’elle peut avoir une forte résonance, surtout avec les technologies modernes et la diffusion rapide de l’information. « Le message envoyé est fort : ce qui s’est passé en Écosse il y a 300 ans est faux et ce qui se passe aujourd’hui au Ghana, par exemple, est faux – que les personnes visées par des accusations de sorcellerie sont des victimes, que c’est une erreur judiciaire et qu’elles méritent des excuses. »

Julia Crawford, Justice Info

Illustration d’en-tête : Une gravure du XVIIe siècle montre un bûcher de sorcières. Pendant des siècles, des milliers de personnes ont été torturées et exécutées, accusées de sorcellerie. © DNA

Première publication dans UP’ Magazine : 14/02/22

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