5G, 8K, taxis volants et métavers fascinent tout autant qu’ils posent question, mais assez rarement, voire jamais, sous l’angle écologique. En effet, sommes-nous en capacité de caractériser l’impact environnemental du numérique, afin d’ensuite pouvoir replacer les évolutions des usages et des infrastructures dans un contexte environnemental global, pour ne pas oublier le concept de frugalité numérique ?
Dans un récent article du quotidien Le Monde – paru le 18 octobre 2021 et intitulé « Facebook va recruter 10 000 personnes en Europe pour créer le métavers » –, sont ainsi évoqués l’emploi, la localisation du lieu de production de l’innovation, des « cas d’usage » de cette application et les expériences qu’elle permettra ; les risques soulignés concernent seulement l’addiction ou les droits de l’individu dans le métavers.
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On retrouve cette même trame narrative au sujet des taxis volants : les promesses d’un côté et le rapport des individus entre eux, lorsqu’ils seront aux commandes de l’engin.
Le lien n’est toutefois jamais établi entre ces initiatives et leurs potentiels impacts sur la biosphère. Pour trouver un tel lien, il faut aller dans les pages « Planète » ou « Livres » du Monde : ici, le consommateur est mis en cause pour ses usages excessifs de vidéos ou d’emails.
Cette manière de « compartimenter » les débats et les enjeux ne date pas d’hier et feuilleter de vieux numéros du Monde conduira aux mêmes observations.
Technologies hype vs écologie punitive
La réglementation procède de façon identique. D’un côté, des lois et directives qui organisent l’expansion du numérique et de ses applications ; de l’autre, celles qui s’intéressent aux implications écologiques de ces technologies, gérées par d’autres agences – comme l’Ademe (Agence de la transition écologique) en France.
Une première conséquence de cette partition est de faire apparaître l’écologie comme « punitive ». D’un côté, les innovations techniques et leur « hype », leur lot de promesses de nouvelles expériences, de joie, de bonheur, de réalisations fantastiques. De l’autre, la question écologique, qui parle déchets, efficacité énergétique, destruction de la planète et autres questions « déprimantes » et « ennuyeuses ».
Cela vaut aussi pour la recherche : les chercheurs avec de bonnes nouvelles » technologiques sont placés en tête de gondole, les autres restent en fond de cale. Ainsi la médiatrice de France Info expliqua-t-elle que le transfert du footballeur Messi « valait » plus de temps d’antenne que le rapport du GIEC, le premier sujet relevant du feuilleton, alors que le rapport du GIEC constitue un événement ponctuel.
Sobriété oblitérée
Autre conséquence : la réglementation écologique reste globalement cantonnée au domaine de « l’efficacité écologique » ; ce terme technique désigne la quantité de matière et d’énergie nécessaire pour fabriquer un bien ou rendre un service.
Cette efficacité masque d’autres approches, essentielles dans la transition écologique : celles relatives à la sobriété. Celle-ci pose la question de savoir si nous avons vraiment besoin de ce bien ou ce service. Que ce soit pour la 8K ou de la 5G, l’association Shift Project remet ainsi en cause son intérêt, au regard de ses effets prévisibles sur la planète.
Troisième conséquence de cette partition entre expansion numérique et impact environnemental, l’écologie a toujours un temps de retard. On y assiste dans les faits : en dépit des réglementations, l’impact écologique du secteur numérique ne cesse de grandir. Les applications sont développées à coup de millions, voire de milliards. Ensuite, seulement, se pose la question environnementale. Il est alors déjà trop tard !
Des dépendances massives… et prévisibles
Pourtant, dans bon nombre de cas, les effets de ces projets sont prévisibles – on peut dire bien en amont quelles sont les idées désastreuses, ou du moins fortement problématiques.
Mener cette réflexion en amont permettrait d’éviter des situations de lock-in technologique, telles que la dépendance massive des modes de vie à l’automobile ou au smartphone. Des situations dont il est difficile de sortir, parce qu’elles impliquent de coordonner un changement d’infrastructures et d’habitudes, à l’image de l’implantation du vélo en ville, « contre » la voiture.
Ces conséquences facilement anticipables, on les retrouve avec la 5G, la 8K, les taxis volants et le métavers.
Conçue pour favoriser une forte hausse du trafic de données, la 5G a par exemple un énorme coût énergétique, même si des gains tout aussi énormes en termes d’efficacité sont réalisés dans ce domaine depuis les années 1950. Comme le souligne le Shift Project dans son rapport, ces gains d’efficacité sont cependant stables à l’échelle du système technique ; ils ne pourront donc pas compenser la multiplication des données…
Le raisonnement vaut pour la 8K et les métavers, que l’on pourrait décrire sur un plan conceptuel comme une variante améliorée de Second Life, univers numérique persistant mis en service en 2003. À l’époque, le spécialiste de la technologie Nicholas Carr avait fait remarquer qu’un avatar sur ce réseau consommait plus d’énergie qu’un Brésilien moyen.
Des œuvres de fiction comme Virtual Revolution (2016) esquissent un monde dans lequel les métavers absorberaient l’essentiel de nos interactions sociales, de même que les réseaux sociaux sont aujourd’hui un véhicule majeur des conversations quotidiennes.
La quantité d’information qu’il sera nécessaire de produire et de traiter est facile à anticiper, par comparaison avec ce qui existe déjà. L’entreprise informatique Cisco prévient : ces univers pourraient facilement devenir la première source de trafic sur Internet.
Quant aux taxis volants, ils cherchent à retrouver dans les airs la place « perdue » au sol ; bref, à encombrer l’un des derniers espaces encore disponibles, tout en sachant que monter et descendre consomme généralement plus d’énergie que de se déplacer à l’horizontale, du fait de la gravité.
Notre relation à la nature
On le voit, les liens entre innovation technologique et situation écologique ne sont pas compliqués à établir ; il n’y a pas ici de difficulté conceptuelle. Et l’écologie n’est pas condamnée à être en retard.
Marx nous expliquait déjà que la question du rapport des êtres humains à la nature, c’est la technique, Les choix techniques, et non l’admiration béate d’espaces supposément vierges que l’on contemplerait lors de balades le week-end…
Les écologistes l’affirment haut et fort, depuis longtemps : certains choix techniques posent un problème de compatibilité avec les conditions d’une vie bonne sur Terre. Mais ces problèmes sont formulés dans l’espace public de manière compartimentée, ce qui empêche toute problématisation sérieuse.
Pourquoi ça coince ?
L’écologisme n’est pas condamné à demeurer dans le « punitif ». Vélos, circuits courts, énergies renouvelables, isolation, auto-construction… les initiatives écologiques sont nombreuses et peuvent peser, dès lors que les différentes voies possibles sont convenablement informées, dans le débat public.
Qu’est-ce qui pose problème alors ? Pourquoi la hype bénéficie-t-elle autant à des projets dont on peut facilement montrer qu’ils poseront d’énormes problèmes dès qu’ils atteindront une certaine échelle ? Les explications sont multiples.
Les projets de « la tech » sont les mieux financés, bénéficiant d’une grande force de frappe en matière de puissance de persuasion. Marketing, enquêtes… le storytelling est savamment dosé et étroitement ciblé pour toucher les publics les plus réceptifs, avant d’être progressivement étendu vers de nouvelles franges de la population, jusqu’à saturation.
Ces histoires partielles s’inscrivent aussi dans l’histoire plus large des sociétés développées et leur course aux technologies les plus capitalistiques, comme Marx le montra dès 1867, soulignant les effets de la reproduction élargie du capital. Les socialismes ont d’ailleurs placé beaucoup d’espoir dans cette « expansion des forces productives ».
Rompre avec cette histoire linéaire, puisque poursuivant toujours le même but, c’est comme « régresser » et l’on préfère en quelque sorte maintenir cette narration que la vie sur Terre. Une narration où science et science-fiction se mêlent, à l’image d’Elon Musk évoquant une installation prochaine sur Mars. Le biais cognitif, appelé « effet Othello », joue ici à plein.
Une autre explication concerne la capitalisation elle-même, qui constitue une mesure de la puissance des organisations. Plus la capitalisation est importante, plus les réseaux contrôlés par l’organisation s’avèrent étendus – et plus la puissance de persuasion est élevée. Elon Musk, encore lui, ambitionne de contrôler l’ensemble de la flotte de véhicules particuliers, avec ses robot-taxis et ses voitures autonomes. Et ce qui est vrai des entreprises l’est aussi des États, comme le souligne François Fourquet dans l’ouvrage Les Comptes de la puissance.
Si les conceptions dominantes du socialisme au XXe siècle ont toujours été fascinées par ce pouvoir collectif que le capitalisme faisait naître, et qu’elles cherchaient à mettre au service du plus grand nombre, l’écologisme soutient pour sa part l’initiative décentralisée et les boucles de petite taille.
Ce courant rompt ainsi fréquemment avec la « politique de puissance », expliquant notamment son opposition forte aux conservatismes. Est-ce « réaliste », dans un monde où les États cherchent à se dominer les uns les autres ? Mais, à l’opposé, la course à la grandeur peut-elle durer indéfiniment si elle mine les conditions de vie sur Terre ?
Fabrice Flipo, Professeur en philosophie sociale et politique, épistémologie et histoire des sciences et techniques, Institut Mines-Télécom Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.