Comme toujours, avec les géants des technologies, cela commence par une belle vision utopiste. Changer la vie des gens, promettent-ils. Mais très vite, on se rend compte des effets pervers et dangereux. C’est exactement ce qui se passe à Toronto qui veut transformer tout un quartier de sa ville en smartcity et a confié les rênes du projet à Sidewalk Labs, une filiale de Google. Sur le papier tout est très joli mais dans le détail, le projet suscite craintes et résistances. Un cas d’école si nous voulions d’aventure confier nos villes aux géants du numérique.
Feux tricolores intelligents, pistes cyclables chauffées en hiver, robots assurant la gestion des déchets : les autorités canadiennes ont donné leur accord de principe jeudi 31 octobre à un projet controversé de quartier futuriste à Toronto par une filiale de la maison mère de Google.
La filiale d’Alphabet, Sidewalk Labs, avait contracté en 2017 avec Waterfront Toronto – une entité publique qui réunit la municipalité de Toronto et les gouvernements de l’Ontario et du Canada – pour mener à bien le projet. Ce dernier prévoit le réaménagement de « Quayside« , une friche industrielle de 5 hectares le long du lac Ontario, en un quartier ultramoderne et durable, articulé autour des technologies et des données numériques.
Une ville bourrée d’innovations à la Google
Fidèle à la rhétorique utopique des géants du numérique, Sidewalk Labs a présenté Quayside comme la solution à tous les problèmes, de la congestion routière à la hausse du prix des maisons en passant par la pollution environnementale. La proposition pour Quayside comprend un système centralisé de gestion de l’identité, grâce auquel « chaque résident accède aux services publics » tels que les cartes de bibliothèque et les soins de santé.
Le projet est très vaste et comprend aussi des voitures sans conducteur, des espaces « mixtes » qui changent en fonction des demandes du marché, des rues chauffées et un « tri des déchets avec capteurs ». L’objectif final de l’investissement estimé à un milliard de dollars de Sidewalk Labs est d’amener ces innovations à grande échelle – d’abord dans un quartier de la ville de Toronto, puis à l’échelle mondiale. L’idée de Sidewalk Labs est née de l’enthousiasme des fondateurs de Google à l’idée de » tout ce que nous pourrions faire si quelqu’un nous donnait une ville et nous en confiait la responsabilité « , avait expliqué Eric Schmidt, ancien président exécutif de Google, lorsque Quayside a été annoncé.
Selon les plans proposés, le futur quartier sera construit en bois, mêlera commerces, bureaux et habitations (dont au moins 20% de logements sociaux) et se veut durable. Google prévoit d’y déployer un certain nombre d’innovations y compris des feux tricolores qui s’adaptent en temps réel en fonction du trafic, des espaces publics modulables, des pistes cyclables chauffées en hiver ou des robots souterrains assurant la distribution des colis et la gestion des déchets.
En outre, le quartier sera doté de capteurs pour collecter différents types de données sur les comportements des résidents, comme les flux de cyclistes et de piétons, la consommation en eau ou le remplissage des poubelles.
D’accord, mais avec prudence
Le conseil d’administration de Waterfront Toronto a voté jeudi pour la poursuite du projet après que Sidewalk Labs ait accepté de revoir son plan directeur, qui avait suscité de nombreuses critiques. Le vote ouvre la voie à une évaluation formelle du projet par les autorités canadiennes ainsi qu’à de nouvelles consultations publiques. Un vote final doit avoir lieu le 31 mars 2020. « Que les choses soient claires : ce n’est pas un accord final », a déclaré le président du conseil d’administration de Waterfront Toronto, Stephen Diamond, dans un communiqué. « Il reste beaucoup de travail avant une décision finale », a-t-il ajouté.
Sidewalk Labs a dû faire un certain nombre de concessions, notamment sur l’étendue du projet ou la gestion des données qui seront collectées. La filiale s’est aussi engagée à davantage partager, avec les entreprises canadiennes et Waterfront Toronto, les fruits des innovations et des propriétés intellectuelles qui seront générées grâce au projet. La société new-yorkaise filiale de Google s’est réjouie de ce feu vert à son projet. « Nous sommes engagés envers Toronto et nous espérons mettre en œuvre ce projet qui rendra le logement plus abordable, créera de nouveaux emplois et établira de nouvelles normes pour une planète en meilleure santé », a-t-elle réagi dans un communiqué.
Inquiétude sur la surveillance et les données privées des habitants
Sidewalk Labs assure que son objectif est d’aider à mieux comprendre les dynamiques de la vie urbaine et stimuler l’innovation, mais l’idée avait soulevé des inquiétudes quant à la protection de la vie privée des habitants. Face à la levée de boucliers, Sidewalk Labs a finalement accepté de retoquer son plan directeur. La taille du projet a été ramenée de 77 à 5 hectares, comme cela était initialement prévu. Et toute extension au-delà de « Quayside » sera, si le projet est concluant, soumis à un appel d’offres compétitif, selon Waterfront Toronto.
L’autre point principal des discussions concernait la gestion future des données. Depuis le début, le public s’était dit inquiet à l’idée qu’une société affiliée au géant américain Google puisse collecter des données des résidents, y voyant des risques d’atteinte à la vie privée.
En effet, jusqu’à récemment, Sidewalk Labs refusait de dire à qui appartiendraient les données produites par les visiteurs, les travailleurs et les résidents de Quayside dans ce qu’elle appelle « la communauté la plus mesurable au monde ». L’entreprise n’avait pas non plus clarifié, malgré les questions pointues qu’elle se posait lors des assemblées publiques, si et comment l’information provenant des capteurs des bancs des parcs, des feux de circulation et des bennes à ordures serait monétisée. Souvenons-nous que l’écrivain Evgeny Morozov résumait ainsi la stratégie de Google : « Maintenant, tout est permis – à moins que quelqu’un ne se plaigne ». Il n’avait pas tout à fait tort.
Pour rassurer, Sidewalk Labs avait proposé la création d’un organisme indépendant pour superviser la collecte et l’utilisation des données. Cette idée de fiducie n’avait pas du tout convaincu ni calmé la fronde des résistants au projet. C’est finalement Waterfront Toronto qui sera en charge de la gouvernance numérique du projet et de toutes les questions liées au respect de la vie privée des résidents. Thorben Wieditz, membre du mouvement citoyen #BlockSidewalk opposé au projet, s’est félicité de voir l’entité publique en reprendre le contrôle. Il a espéré au passage que Sidewalk Labs « se rendra compte qu’elle n’est pas le bon partenaire de la ville de Toronto, qu’elle n’est pas la bienvenue à Toronto ».
Image d’en-tête : The Intercept