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Les prolétaires du clic
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Enquête sur les travailleurs clandestins du clic

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Cliquer, liker, partager : toutes nos liaisons numériques produisent de la donnée. Ces informations, captées et monétarisées par les grandes plateformes du numérique, sont en phase de devenir l’or noir – virtuel – du XXIe siècle. Sommes-nous tous devenus les ouvriers du numérique ? À l’occasion de la sortie de son ouvrage, En attendant les robots, enquête sur le travail du clic, Antonio Casilli, chercheur à Télécom ParisTech et spécialiste du digital labor, revient sur les dessous de cette exploitation 2.0.
 
Qui nous sommes, ce que nous aimons, ce que nous faisons, quand, avec qui : les assistants personnels et autres interlocuteurs virtuels savent tout de nous. L’espace numérique est le nouveau terrain de l’intime. Ce capital social virtuel est la matière brute des géants de l’internet. La rentabilité des plateformes numériques, de Facebook à Airbnb en passant par Apple ou encore Uber, repose sur l’analyse massive de données des utilisateurs à des fins publicitaires.
 

Les prolétaires du numérique

Dans son nouvel ouvrage intitulé En attendant les robots, enquête sur le travail du clic (Seuil, 2019), Antonio Casilli explore ainsi l’émergence d’un capitalisme de surveillance, opaque et invisible, marquant l’avènement d’une nouvelle forme de prolétariat du numérique : le digital labor — ou travail numérique « du doigt » en français. Du microtravailleur du clic, conscient et rémunéré, à l’usager dont l’activité de production de données est implicite, le sociologue analyse les coulisses d’un travail hors travail, et la réalité bien palpable de cette économie de l’immatériel.
 
Antonio Casilli interroge notamment la capacité des plateformes du Net à mettre leurs utilisateurs au travail, convaincus d’être plus consommateurs que producteurs. « La gratuité de certains services numériques n’est qu’une illusion. Chaque clic alimente d’une part un vaste marché publicitaire, de l’autre il produit de la donnée qui nourrit des intelligences artificielles. Chaque j’aime, chaque post, chaque photo, chaque notation ou connexion remplit une condition : produire de la valeur. Ce digital labor est très faiblement voire non rémunéré, puisque personne ne touche une rétribution à la hauteur de la valeur produite. Mais cela reste du travail : c’est une source de valeur, tracée, mesurée, évaluée, et encadrée contractuellement par les conditions générales d’usage des plateformes » explique le sociologue.
 

Cachez cet humain que je ne saurais voir

Ainsi, pour lui, le digital labor est une nouvelle forme du travail, invisibilisée, qui se manifeste au travers de nos traces numériques. Loin de marquer la disparition du travail humain remplacé par les robots, ce travail au clic questionne la frontière entre le travail implicitement produit et l’emploi formellement reconnaissable. Et pour cause, les micro-travailleurs payés à la pièce ou les usagers-producteurs de données, comme nous, sont indispensables pour les plateformes. Ces données alimentent les modèles de machine learning : derrière l’automatisation d’une tâche, comme la reconnaissance visuelle ou textuelle, ce sont en fait des humains qui nourrissent les applications, en indiquant, par exemple sur des images le ciel, les nuages ou en retranscrivant un mot.
 
« Selon certaines idées reçues, ces machines apprendraient toutes seules. Mais pour entraîner leurs algorithmes à calibrer, à améliorer leurs services, les plateformes ont besoin d’énormément de personnes qui les entraînent et les testent » rappelle Antonio Casilli. Parmi les exemples les plus emblématiques, un service proposé par le géant américain Amazon, Mechanical Turk. Ironie du sort, son nom fait référence à un canular remontant au XVIIIe siècle. Un automate joueur d’échecs, appelé le « turc mécanique », était capable de remporter des parties contre des joueurs humains. Le Turc était en réalité manipulé par de véritables humains qui se glissaient à l’intérieur.
 
 

Une intelligence artificielle “artificielle”

De même, certains services dits “intelligents” s’appuient largement sur la mise au travail de petites mains. Une intelligence artificielle “artificielle” en quelque sorte. Un travail au service de la machine, où ces ouvriers du numérique accomplissent des microtâches maigrement rémunérées. « Le digital labor marque ainsi l’apparition d’une nouvelle manière de travailler : tâcheronnisé, parce que le geste humain est réduit à un simple clic ; dataisé, parce qu’il s’agit de produire de la donnée pour que les plateformes numériques en tirent de la valeur » explique Antonio Casilli. Et c’est bien là que la data blesse. Aliénation et exploitation : aux tâcherons du web installés dans le Nord, s’ajoutent le plus souvent des homologues situés en Inde, aux Philippines, ou dans des pays en voie de développement, où le salaire moyen est bas, où ils sont parfois rémunérés moins qu’un centime par clic.
 

Encadrer le digital labor par le droit ?

Ces nouvelles formes de travail échappent encore aux normes salariales. Néanmoins, les recours collectifs contre les plateformes numériques pour revendiquer certains droits se sont multipliés ces dernières années. À l’image des chauffeurs Uber ou des livreurs Deliveroo qui tentent, par voie de justice, de faire requalifier leur contrat commercial en contrat de travail. Face à cette précarisation du travail numérique, Antonio Casilli envisage trois évolutions possibles pour une reconnaissance sociale, économique et politique du digital labor.
 
« De Uber aux modérateurs des plateformes, le droit du travail classique — donc la requalification en salariat — pourrait permettre une reconnaissance de leur statut. Mais le travail dépendant n’est pas forcément la panacée. Aussi, on voit de plus en plus se développer des formes de plateformes coopératives où les usagers deviennent les propriétaires des moyens de production et des algorithmes. » Antonio Casilli voit toutefois des limites à ces deux évolutions. Pour lui, une troisième voie est possible. « Nous ne sommes ni les petits propriétaires, ni les petits entrepreneurs de nos données. Nous sommes les travailleurs de nos données. Et ces données personnelles, ni privées, ni publiques, appartiennent à tous et à personne. La vie privée doit être une négociation collective. Il nous reste à inventer et à faire émerger des institutions pour en faire un véritable bien commun. Internet est un nouveau champ de luttes » s’enthousiasme le chercheur.
 

Fiscalité numérique pour revenu de base

Alors, les données personnelles de moins en moins personnelles ? « Chacun d’entre nous produit de la donnée. Mais cette donnée est, en fait, une ressource collective, appropriée et privatisée par des plateformes. Ces plateformes devraient non pas rémunérer à la pièce la donnée de chaque individu, mais plutôt restituer, redonner à la collectivité nationale ou internationale, via une fiscalité équitable, la valeur qu’elles ont extraite » détaille Antonio Casilli.
En mai dernier, le règlement général sur la protection des données (RGPD) est entré en application dans l’Union Européenne. Entre autres, ce texte protège désormais les données comme des attribut de la personnalité et non plus comme une propriété. Ainsi, théoriquement, chacun peut désormais consentir librement – et à tout moment – à l’exploitation de ses données personnelles et retirer son consentement aussi simplement.
 
Si la régulation passe aujourd’hui par un ensemble de mesures de protection, la mise en place d’une fiscalité telle que promue par Antonio Casilli permettrait l’instauration d’un revenu de base inconditionnel. Le fait même d’avoir cliqué ou partagé une information pourrait donner droit à cette redevance et permettrait à chaque utilisateur d’être rémunéré pour n’importe quel contenu posté en ligne. Ce revenu ne serait donc pas lié aux tâches réalisées mais reconnaîtrait la valeur issue de ces contributions. En 2020, plus de 20 milliards d’appareils seront connectés à l’internet des objets. Le marché de la donnée pourrait ainsi atteindre près de 430 milliards d’euros par an d’ici là selon certaines estimations, soit ⅓ du PIB de la France. Les données ne sont définitivement pas des marchandises comme les autres.
 
En attendant les robots, enquête sur le travail du clic, Antonio A. Casilli, Éditions du Seuil, 400 pages, 24 euros. – En librairie depuis le 3 janvier 2019.
 
Anne-Sophie Boutaud, pour I’MTech.
 

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