La pandémie nous confronte au réel, à nos interdépendances, à nos vulnérabilités. Elle nous rappelle qu’il est vain de croire en la maîtrise du monde. Notre juste implication se tient dans l’art de composer, de négocier, de résonner. Ainsi tout commence avec la considération. Considérer ce virus, ce qu’il nous fait, l’immunité qu’il provoque, les stratégies collectives qui peuvent être gagnantes à long terme…Considérer ce qui fait peur. Oser une conversation honnête avec les catastrophes qui s’annoncent. Non ce n’est pas le « Black Swan » qui traduit le moment où nous sommes. Comme nous l’a suggéré Michèle Wucker la métaphore du « Grey Rhino » est bien plus juste : nous voyons les menaces mais….nous regardons ailleurs !
Car le suspens planétaire qu’a engendré le coronavirus, avec ses dégâts sanitaires et économiques, peut être vu comme les prémisses de crises plus graves encore. Nous savons que déjà s’opèrent des effondrements multiples dans le monde physique comme dans nos organisations politiques, étatiques ou privées. Réduction des populations vivantes, réchauffements climatiques, sols stériles, violences géostratégiques, inégalités, finance hors sol, femmes maltraitées…concourent à des dérèglements en chaîne…
« Nous sommes défaits et stupéfaits devant la ’dé-civilisation’ qui nous ronge, constate le philosophe Jean Lauxérois . Car « l’humanisme fondé sur l’homme rationnel et raisonnable, maître de soi et de la nature, touche désormais à sa fin ».
Comment en est-on arrivé là ? Est-il possible de poser, sur ces maladies multiples un diagnostic juste ?
Peut-on repérer les signaux faibles des derniers siècles, aptes à structurer un possible retournement ? Peut-il y avoir dans notre nouvelle compréhension du vivant, un tremplin pour réinventer nos entreprises humaines ? Car nous le constatons, c’est à cet endroit même que le système craque aujourd’hui : nous cherchons avidement à renouer avec le vivant, réinventant notre manière de manger, de prendre soin des animaux, de nous reconnecter aux paysans.
Notre époque est celle du vivant. Après des siècles de « surplomb » sur la nature, vue comme un entrepôt exploitable à merci, nous apprivoisons un nouveau rapport à la biosphère. Le vivant se révèle comme siège de relations, d’énergie, menacé par la fragmentation, l’accélération et la colonisation numérique.
Il est pourtant la condition de notre avenir : sobre, adapté, intégré, l’organique est en train d’inspirer une transition radicale de nos modes de production. Les interdépendances s’exhibent : notre agriculture tient par la fertilité des sols organiques, notre digestion repose sur un microbiome (fait d’une diversité bactérienne), et nos gènes s’expriment différemment selon les milieux… L’affaire n’est pas anodine : notre civilisation est en train de reconnaître sa base vitale faite de relations biologiques, économiques et culturelles. Nous pouvons manger, rouler, habiter, nous vêtir même, en produisant « avec » et « par » le vivant.
Pourtant, le monde moderne a nié cette insertion matérielle en plaçant l’homme au-dessus voire hors du monde. Notre système est « fondé sur, sur l’idée que les humains ont des droits « naturels » sur les ressources et les biens communs, commente l’anthropologue Philippe Descola (…). Pour le stopper, il faut une révolution mentale : les humains n’ont pas de droit sur la nature, c’est la nature qui a des droits sur eux ». C’est pourquoi il est utile de visiter cette veine métaphysique qui a nourri notre système économique thermo-industriel, de reconnaître la gangue dont il s’agit de nous extirper. L’enjeu est vital pour pousser la mue vers des modes de production et de consommation, biocompatibles.
Un refus des symbioses vitales
Notre histoire moderne n’a pas composé avec la nature. Elle s’est employée à l’idéaliser, en référence au divin. « L’Univers est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur », postule Galilée en 1623 (dans son ouvrage polémique L’Essayeur. Bien avant lui, la mesure du temps, le calcul des courses astronomiques ou des phénomènes physiques ont conféré des pouvoirs de maîtrise et de prédiction. Après Galilée, la connaissance n’est plus contemplation, mais expérimentation et fabrication. La nature n’est plus une grande enveloppe, mais elle devient un décor.Penser, c’est faire. Pour l’historien Michel Blay, « le souci des êtres et de ce qui existe s’efface avec la géométrisation. Nous ne sommes plus vraiment du monde, dans cette nouvelle nature qui s’éloigne de nous, de notre exister, nous en sommes devenus comme irresponsables ». La nature n’est plus une grande enveloppe, mais elle devient un décor : l’homme se voit non plus dans la nature, mais devant elle, dans un rapport d’extériorité. En misant sur l’ordre, la stabilité, la régularité, la science a évacué des dimensions du réel (les causes matérielles, formelles et finales d’Aristote) pour ne garder qu’une valeur : l’efficience.
De la relation avec une nature instable, imprévisible, insondable, habitée par des esprits, nous sommes passés à un rapport instrumental, surplombant. Comme si l’existence pouvait se définir hors sol, (malgré le sens latin archaïque exsistere, « sortir de »). La nature est objectivée, quantifiable, muette. Dans la préface de son Novum Organum (1620), Francis Bacon explique qu’il faut triompher de la nature par l’industrie. « On ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant, précise-t-il. Il faut fouiller les poches de la nature (…) entrer en elle, la dominer, voire la violer (…) Mécaniciens, mathématiciens, médecins, alchimistes et magiciens se mêlent de pénétrer la nature. » Au mécanisme s’ajoute un dualisme assumé avec Descartes qui entend séparer radicalement l’esprit de la matière et de réduire la nature à la matière et au mouvement.
Il faut bien noter au passage que la conception d’une nature extérieure, passive et soumise à des lois est une spécificité de l’Occident, car elle nécessite de croire en un Dieu législateur et calculateur. En Chine et au Japon, la « nature » désigne « ce qui existe par soi-même ». Elle n’est aucunement adossée au présupposé d’une régularité. Ainsi, les Chinois qui avaient inventé la boussole, la poudre et l’imprimerie « ne s’aperçurent donc pas qu’ils tenaient les moyens de troubler indéfiniment le repos de la terre », remarquait Paul Valéry.
L’illimité, l’équivalence et la réversibilité comme illusions
Dans cette logique de domination, la nature constitue un simple entrepôt, exploitable à merci. Elle est réquisitionnée pour approvisionner une économie industrielle reposant sur trois mythes : l’illimité d’une nature-réservoir pensée comme inépuisable ; l’équivalence de toute chose – même vivante – avec son modèle et sa valeur monétaire ; la réversibilité qui laisse penser que tout peut être compensé.
Le projet moderne a ainsi conduit à un productivisme qui n’a cure des organismes vivants et de leur régénération. Les concepts d’énergie et la mesure du travail vont même transformer la nature « pour les mathématiques », en nature « pour l’économie ». Et Michel Blay d’insister sur la rupture : « La nouvelle technique centrée sur le concept de travail impose aux moteurs de se soumettre à la production en se consumant et en s’épuisant (pour le charbon et le pétrole par exemple). Subrepticement, la production ignore dès lors ce qu’il en coûte à la nature qui la supporte : mise à disposition de nutriments, de lieux dépotoirs, de capacités de résilience… Car toute activité coûte en alimentation (eau, air, sols) ou en services écosystémiques pour la maintenir… Il y a donc un prix que paie la nature pour la production. » Toutes choses que nos économies vont négliger, instituant des « externalités » qui permettent de laminer la biodiversité, de détériorer les sols et de multiplier les pollutions…
L’indépendance au contexte – le contraire de l’éthique ! – est le rêve des sociétés modernes.Ainsi, l’indépendance au contexte – le contraire de l’éthique ! – est le rêve des sociétés modernes : il faut en finir avec les symbioses ancestrales. Les corps et la nature sont vus comme des obstacles au perfectionnement humain. L’aspiration à l’émancipation sociale du XIXe siècle se prolonge aujourd’hui dans l’utopie d’un affranchissement des limites corporelles. Les extropiens des années 60 (partant pour des évasions spatiales) ou les transhumanistes d’aujourd’hui ont puisé leurs racines dans l’objectivisme : optimisme pratique, autotransformation et autodirection. La philosophe Ayn Rand, icône de la pensée libertarienne, s’est arc-boutée contre l’environnementalisme qu’elle voyait comme un retour du religieux et de l’irrationnel, « alors que seul le progrès technique peut améliorer la condition humaine ».Une généalogie de «dissidents de la modernité»
La situation d’impasse où nous sommes amène à rechercher les traces d’autres rapports à la nature. Et les histoires des « dissidents de la modernité » sont éclairantes. Bien sûr chez les naturalistes, des personnalités comme le suédois Carl von Linné manifestent une relation contemplative aux beautés et à l’agencement des systèmes naturels. Ils préfigurent le romantisme du XIXe siècle. Mais avant cela dans les années 1750, se cristallise l’opposition entre deux visions du progrès : d’un côté, l’école écossaise des Lumières mise sur l’articulation techno-économique : elle est soutenue par David Hume, Adam Smith et James Watt ; de l’autre, Jean-Jacques Rousseau soutient la valeur intrinsèque de la « vie sauvage », nécessaire à former des esprits sains. « Insensés qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous », lâche-t-il dans ses Confessions.
A la même époque, les Physiocrates entendent placer l’économie en dépendance de la « génération naturelle » des richesses. « L’air que nous respirons, l’eau que nous puisons à la rivière et tous les autres biens ou richesses surabondantes et communes à tous les hommes, ne sont pas commerçables : ce sont des biens, non des richesses », souligne leur chef de file, François Quesnay. Pour ce médecin, l’économie repose sur les produits physiques, résultats de la fertilité des sols : elle se conçoit comme en dépendance des lois naturelles. Il se représente l’économie comme un organisme, un circuit, traversé par des flux.
Dans son « Tableau économique », Quesnay décrit trois classes d’acteurs selon leur rapport au produit net : la classe productive – les fermiers – qui est la seule capable de multiplier les produits (de fournir un produit net) ; la classe stérile composée des citoyens qui transforment les biens ; et la classe des propriétaires terriens qu’on pourrait assimiler aujourd’hui aux banquiers (qui s’approprie une part de la rente payée par la classe productive). Cette analyse fait apparaître pour la première fois les notions d’interdépendance des activités économiques, ainsi que les processus de reproduction et d’équilibre qui seront repris par Karl Marx, Léon Walras et Wassily Leontief. C’est bien la « nature qui est la mère de toute richesse, et l’homme le père », selon l’expression de William Petty.
Au XIXe siècle, on remarque les alertes du géographe, Élisée Reclus qui dénonce la destruction des zones humides, l’érosion des sols et la déforestation, mais aussi la spéculation qui entretient la prédation. Ce libertaire végétarien et naturiste, issu d’une famille protestante, concentre la conscience du « régrès » double inversé du progrès. À la différence des rationalistes cartésiens, il ne cherche pas à maîtriser la nature, mais à « maîtriser les déséquilibres » dans la nature. Il croit à l’évolution, encourage la science, mais n’est pas scientiste. Il défend l’ordre qui émerge dans l’anarchie et son ami Kropotkine montre que l’entraide a été le ciment de toute civilisation et de l’évolution.
Alors que Charles Darwin propose sa théorie de l’évolution (1859), le monisme qui considère que la réalité est issue d’un seul principe (en référence à Parménide mais plus récemment à Spinoza) revient au goût du jour. Les évolutionnistes comme le médecin Ernst Haeckel défendent l’idée d’une continuité et d’une unité fondamentale de la nature organique avec la nature inorganique. Pour lui, il n’y a pas de frontières entre le végétal et l’animal, ou encore entre l’animal et l’humain. Excellent dessinateur, Haeckel a inspiré par les magnifiques Formes artistiques de la nature, prémisses de l’art nouveau. Il alla jusqu’à considérer la politique comme de la biologie appliquée. S’il est considéré comme le père de l’écologie, il a vécu les débats enflammés au sujet de la matérialité de la vie et de la pensée, opposants matérialistes et vitalistes, socialistes et croyants, progressistes et conservateurs. La Ligue moniste qu’il a fondée a été un des centres intellectuels où s’élaborèrent la doctrine biologico-politique du nazisme. On comprend ici le tabou qui entoure désormais toute tentative de biopolitique…
La mésologie pour relier et… atterrir
Passer de l’observation des structures et des formes à celle des phénomènes constitue le virage du XIXe siècle. La mésologie ou « science des milieux » y joue un rôle clé en focalisant l’attention sur le couplage dynamique entre tout être vivant et son milieu. Le terme est retenu en France par le disciple d’Auguste Comte, Charles Robin, tandis qu’en Angleterre c’est le théoricien des couleurs, George Field qui l’introduit dès 1839. Cependant, il faut attendre la phénoménologie et les travaux du biologiste Jakob von Uexküll, pour que la mésologie acquiert une portée nouvelle : il ne s’agit plus de poser un « donné environnemental objectif » mais de saisir le monde ambiant propre à chaque être. Ainsi, la rivière d’un canard, d’une algue ou d’un castor n’est pas la même. Chacun dispose de capteurs propres qui interprètent le milieu pour ses besoins.
Le naturaliste allemand jette son dévolu sur un acarien peu amène, la tique. Très observateur, on peut dire qu’il se met à la place de l’animal. Dénuée d’yeux mais dotée d’une peau sensible à la lumière, la tique est capable de rester accrochée à une branche tant qu’aucun animal au sang chaud ne passe sous elle Lorsque le cas se présente, elle fond sur la bête. « De tous les effets dégagés par le corps du mammifère, il n’y en a que trois, et dans un certain ordre, qui deviennent des excitations, écrit Uexküll. Dans le monde gigantesque qui entoure la tique trois stimulants brillent comme des signaux lumineux dans les ténèbres et lui servent de poteaux indicateurs qui la conduiront au but sans défaillance. Les capteurs de la tique lui permettent de répondre à bon escient pour tomber sur une proie, forer son épiderme et pomper son sang.
L’animal n’est pas un mécanisme mais un mécanicien. Loin de subir seulement son milieu , les vivants composent avec lui, voire le compose.Chaque être interprète ainsi de manière spécifique son milieu. Avec Uexküll, l’animal n’est plus un objet : il devient sujet. Pas d’anthropomorphisme chez l’éthologue qui explore systématiquement les « espaces vécus » des différentes espèces animales, leur « milieu » (le fameux Umwelt allemand) qui n’est qu’un fragment de l’entourage humain (Umgebung). « L’animal n’est pas un mécanisme mais un mécanicien. Loin de subir seulement son milieu (comme le suggèrent les théories de l’adaptation), les vivants composent avec lui, voire le compose, écrit le philosophe Benoit Goetz. Uexküll perçoit musicalement les relations d’un organisme avec son Umwelt ».Malgré ce virage important dans la considération des êtres vivants, la mésologie fut oubliée au milieu du XXe siècle, pour être supplantée par l’écologie qui émerge en 1866. Cette discipline prit le dessus pour une raison simple : avec un registre restreint aux interactions de l’homme avec son seul milieu, elle restait dans le dualisme rationnel.
Cependant, l’approche anti-réductionniste de Jacob van Uexküll féconde les « penseurs du vivant » qui le suivent. Elle irrigue la pensée de Georges Canguilhem – qui décrit le milieu, comme un « ensemble d’excitations ayant valeur et signification de signaux » – puis celle de Gilles Deleuze, Jacques Lacan ou Giorgio Agamben. Dans son ouvrage L’Ouvert, ce dernier énonce : « Les recherches d’Uexkül sur le milieu animal sont contemporaine de la physique quantique et les avant-gardes artistiques. Comme celles-ci elles expriment l’abandon sans réserve de toute perspective anthropocentrique dans les sciences de la vie et la radicale déshumanisation de l’image de la nature ».
Quand le monde s’imprime en nous
C’est Augustin Berque, géographe spécialiste du Japon et Cosmos Prize 2018, qui remet au goût du jour le terme de mésologie (qui ne figure plus dans les dictionnaires aujourd’hui). Il reprend ce mot afin de traduire le concept de fûdogaku développé par le philosophe japonais Tetsuro Watsuji dans son livre Fûdo (publié en 1935). On peut dire Le cogito cartésien qui prétend n’avoir besoin d’aucun lieu pour être est erronéque Watsuji et Berque convergent pour reconnaître que les êtres vivants sont façonnés par leurs milieux, leurs rythmes et leurs histoires. Pour Berque, « le cogito cartésien qui prétend n’avoir besoin d’aucun lieu pour être est erroné ». Il évoque une « déterrestration de l’être ». Le dualisme et le regard scientifique objectif évacuent la relation : on parle d’environnement comme d’une chose vue ‘de nulle part’, alors qu’il nous faut rétablir la réalité plus vaste de notre appartenance aux choses, propose Augustin Berque.
De fait, la mésologie périme le dualisme et son substantialisme. Pour la mésologie, la réalité, celle des milieux concrets, n’est ni proprement objective, ni proprement subjective, mais trajective (par subjectivation). Pour autant elle n’est pas relativiste : elle ne professe pas que tout dépend du point de vue du sujet concerné ! L’interprétation de la réalité n’est pas purement arbitraire, elle est seulement contingente : elle dépend d’une histoire et d’un milieu, dont elle ne peut s’abstraire. « Dans la société moderne, nous avons perdu la dimension vitale à la terre », estime Catherine Larrère qui constate que les théoriciens de l’éthique environnementale ont laissé de côté la dimension relationnelle. Elle cite Aldo Leopold dans son ouvrage L’Almanach : « Il me paraît inconcevable qu’une relation éthique à la terre puisse exister sans amour, sans respect, sans admiration pour elle, et sans une grande considération pour sa valeur ». La philosophe explique combien le moment saisi par Leopold, quand il voit mourir une louve au milieu de ses louveteaux (raconté dans son Almanach) est une prise de conscience de la communauté vivante. « Il comprend l’insertion de l’animal qui va bien au-delà de l’interdépendance, ajoute-t-elle. Il prend la mesure de sa place, de sa signature au monde ».
Dans la continuité de cette vision, André Leroi-Gourhan a décrit les transformations réciproques qui s’opèrent entre l’homme, les artéfacts et leurs milieux. Il désigne trois effets de ces interactions : l’hominisation qui fait évoluer le corps primitif en corps humain ; l’humanisation qui génère un milieu humain par le symbole ; et enfin l’anthropisation qui est l’effet de la technique sur l’environnement, devenu « milieu humain ». Nous évoluons désormais dans ce bain « éco-techno-symbolique ».
C’est pourquoi la culture des sols comme des esprits devient centrale. Tout raisonnement opposant nature et culture se trouve ainsi dépassé. Plutôt que de se référer au naturel (dont on adulerait la substance comme dans le naturalisme), il s’agit de prendre soin des conditions de vie.
L’obsession de trouver une supériorité humaine nous a égarés. Il est maintenant possible de quitter des polarités dépassées, crispées sur une identité de l’homme centrée sur la performance.L’obsession de trouver une supériorité humaine nous a égarés. Il est maintenant possible de quitter des polarités dépassées (matérialisme), crispées sur une identité de l’homme centrée sur la performance. De manière paradoxale, c’est sans doute dans son inachèvement (la néoténie) que l’homme peut envisager son potentiel original : car le bébé humain est une éponge. Son cerveau (et sa mémoire) comme son système immunitaire « se gorge » du monde extérieur. Cette compétence relationnelle permet l’incorporation de l’expérience et de la culture. Elle ouvre à une nouvelle anthropologie. Mieux elle nous reconnecte aux racines grecques de notre civilisation. « Nous avons oublié que les Grecs avaient fait du défaut, que nous nommerons défaut d’être, la dimension constituante de l’homme, insiste Jean Lauxerois . Pour eux, pas de « nature » humaine : l’homme est moins un anthropos qu’un brotos, c’est-à-dire un « mortel » (…) Ce qui l’ouvre à tout ce qu’il n’est pas – c’est-à-dire au lien multiple et complexe avec la nécessité, avec le lot de l’échéance, avec les dieux, avec le monde et avec l’abîme de l’origine (…).Voilà qui le convoque à s’aviser du sens de la limite qui affecte et marque celui qui vit en mortel ».Nouveaux ancrages pour des industries écocompatibles
Cette ouverture aux dynamiques et limites du vivant permet de quitter les anciens référentiels. Nous avons vécu des époques successives où nous avons voulu valoriser la place de l’homme (anthropocentrisme), puis celle des systèmes écologiques (écocentrisme) et enfin celle des organismes vivants (biocentrisme). Il n’est pas raisonnable d’opposer ces dimensions, alors qu’il est possible de les réunir dans une valeur plus radicale, celle de l’« évocentrisme » qui mise sur les capacités évolutives du vivant. Proposée par Jane Lecomte et François Sarrazin, respectivement biologistes à l’Université Paris Saclay et à l’Université Pierre et Marie Curie, cette approche permet de miser sur les potentiels en germe. Et de bousculer les clichés qui rendent compte de la stabilité du vivant.
La flexibilité est vitale : les systèmes vivants ne visent pas le perfectionnement, à la manière des machines ; ils répondent à une nécessité de résistance et de résilience.On découvre en effet que l’intégrité des organismes vivants n’est pas assurée strictement par un ADN immuable. De manière contre-intuitive, elle se nourrit de variations (notamment induite par l’insertion des acides nuvléiques viraux !). Par exemple, chez les bactéries, des mécanismes génétiques d’amplification – les gènes appelés mut – protègent la population par l’acquisition rapide de résistances. La variation fortuite fait mourir certains individus, mais fait office d’« assurance vie » généalogique. De plus, ce qui est essentiel dans le vivant, ce n’est pas de « rester le même », mais de s’adapter. La modulation est donc vitale. L’épigénétique qui fait varier l’expression des gènes – par des ligands qui se fixent sur l’ADN – en est l’incarnation. Proposé en 1942 par l’embryologiste Conrad Hal Waddington, ce phénomène montre que les gènes ne sont pas des régisseurs absolus (on abuse de la métaphore du programme) : ils s’expriment en fonction du milieu. Ainsi la flexibilité est vitale : les systèmes vivants ne visent pas le perfectionnement, à la manière des machines ; ils répondent à une nécessité de résistance et de résilience. Contingents, ils traduisent toujours un compromis.Ces nouveaux ancrages scientifiques permettent de bifurquer par rapport à une modernité ignorante des interdépendances. Tout désormais nous concerne puisque nous partageons un bien commun, le milieu terrestre qu’il nous faut maintenir habitable. La réflexivité s’impose donc qu’il s’agisse des femmes, des sols grouillants, des animaux, des réfugiés climatiques… « Partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps s’inscrit », écrit Henri Bergson .
Ici se trouve le point de bascule possible pour penser autrement nos stratégies industrielles, pour viser la pertinence, la sobriété, la moindre empreinte écologique. Cosmétiques à partir d’algues, bioplastiques issus de pomme de terre, carburants ou médicaments fabriqués par des levures sont les boites à outils du futur. Les fabrications par le vivant inspirent quantité de démarches d’innovation : on remplace les solutions chimiques par du biocontrôle qui module les populations de ravageurs dans les cultures ; la phagothérapie qui utilise des virus tueurs de bactéries permet de suppléer les antibiotiques ; des solutions thérapeutiques sont inventées en intervenant sur les microbiotes, constitués par des populations bactériennes dans nos intestins ou nos muqueuses.
La perspective mérite toute notre attention politique. En effet, dans cette transition bioéconomique sont convoquées quantités de techniques, génétiques, numériques, robotiques susceptibles d’asservir totalement les organismes comme on l’observe dans les élevages ou cultures industriels. Car la révolution digitale ne se cantonne pas à des hybridations pour l’agriculture ou la santé. Elle colonise le vivant au sens où elle lui impose sa logique binaire de fonctionnement jusqu’à prendre les commandes par le truchement de l’internet des objets…et des organismes. Étrangement nous assistons sans broncher à la réduction des marges de manœuvre du biologique tandis que les automates intelligents gagnent en autonomie. Comme si nous préférions abandonner toute responsabilité du monde…
Pourtant Hannah Arendt, l’a rappelé en 1959 « la politique n’existe qu’à cause de la nécessité biologique en vertu de laquelle tous les humains ont besoin les uns des autres pour mener à bien cette tâche ardue qui consiste à se maintenir en vie ».
Compter « sur » et « avec » le vivant
Malgré la transition en cours de nos priorités industrielles, nos cadres juridiques, économiques et comptables restent branchés sur le monde ancien. Et nous en sommes devenus schizophrènes. Nous disons tenir au monde vivant, au bien être humain, mais ils comptent… pour du beurre. Certes, depuis le sommet de Rio en 1992, quantité d’obligations Nous disons tenir au monde vivant, au bien être humain, mais ils comptent… pour du beurre.(responsabilité sociale des entreprises, 17 objectifs de développement durable du millénaire, investissement et finance responsables, critères environnementaux sociaux et de gouvernance, reporting intégré…) atténuent les impacts négatifs industriels mais elles ne touchent pas au cœur du système : la comptabilité des organisations.
La comptabilité est l’outil universel qui traduit de manière monétaire les activités productives. Or celle-ci ne mesure aujourd’hui que la performance du capital financier : elle est aveugle aux dégradations sociales ou écologiques. Résultat : les pratiques industrielles utilisent ou détériorent quantité de biens communs, sans jamais les réparer. « Comment une entreprise pourrait-elle réellement prendre en compte les capitaux naturel et social si elle n’effectue pas de bilan comptable sur ces sujets ? » interroge Jacques Richard. Ce professeur de gestion à l’Université Paris-Dauphine, membre du Conseil national de la comptabilité a mis au point la méthode CARE (comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement) qui inscrit dans le « logiciel des entreprises » une comptabilité en « triple capital » (financier, humain, naturel). Elle reprend la logique de l’amortissement (des machines ou autres outils directs de production qui s’usent) et l’étend aux supports vivants que sont les humains qui travaillent et la nature qui fournit les matières premières et « encaissent » les pollutions et déchets.
Les autorités normatives planchent actuellement en France pour permettre d’ajuster les boussoles comptables. L’enjeu est d’en finir avec ce qu’on nomme les « externalités ». Car seule leur intégration dans les valeurs comptables peut engager une réelle transition écologique ! C’est ainsi que les entreprises dotées d’externalités positives (amélioration des sols, dépollution de l’eau, faible empreinte carbone…) pourraient être en mesure de valoriser leurs avantages compétitifs… vers une économie régénératrice, cohérente avec le monde vivant.
Mais encore faut-il qu’à l’international opère une politique puissante mue par l’urgence du vivant. Le Green Deal européen pourrait devenir un « plan Marshall » ambitieux pour sauver la biosphère de la désintégration. Quantités de propositions pour la « Relance verte » convergent dans cette direction soutenue par la taxonomie européenne qui incitent les entreprises à considérer leurs performances écologiques et sociales comme conditions de leurs performances financières.
Nous ne pourrons ouvrir l’avenir qu’en mobilisant des attentions nouvelles pour considérer tous les biens communs qui soutiennent la zone critique où nous respirons, dans une « économie de la considération ». Dans cette économie, efficacité et responsabilité se trouvent réconciliée comme à l’époque romaine de la « bene gesta ». Ainsi, les quatre dimensions comptables peuvent se trouver régénérées : prendre en compte (ce qui compte vraiment en régime écologique et solidaire), être comptable de quoi (avec quelle finalité), rendre compte (de quoi ? et à qui ?) et comment compter ?
Il s’agit bien de changer nos tableaux de bord pour naviguer vers un nouvel horizon, celui d’un progrès réconcilié avec le vivant.
Dorothée Browaeys, Chroniqueuse UP’ Magazine, présidente de TEK4life, auteur de L’urgence du vivant, vers une nouvelle économie (F. Bourin, 2018)
Merci pour cette mise en perspective éclairante.
passionnant merci