Divorcés les employés et employeurs, à l’arrêt la pensée managériale, volatilisés les milliers de milliards de fusions, financiarisées les missions d’État telles que recherche, éducation, santé, sécurité ; l’homme est malade de travailler comme on le lui demande, selon des protocoles et plus selon son métier. Une des conséquences : les trois quarts des projets engagés terminent à la poubelle. Distinguer entre le monde animé et le monde inerte conduirait-il à des décisions plus justes ? Considérer l’état d’esprit comme un facteur de production, est-ce un levier de plus pour la performance ?
Il est possible de distinguer deux mondes entrelacés qui forment celui dans lequel nous vivons : le « monde animé », celui de la liberté de pensée qui y joue un rôle primordial. Chacun tient un discours intérieur combinant perceptions et aspirations relatives à un projet spécifique. Il se forme ainsi l’état d’esprit relatif au projet. Or l’état d’esprit gouverne la libération de l’énergie consacrée au projet. Donc l’état d’esprit est un facteur de production et il est important d’en tenir compte. La liberté cause aussi la multiplicité des réalités individuelles. Or la réalité, par définition, est unique. Donc la réalité collective n’y existe pas ; elle n’est qu’une réalité apparente statistique. Ces deux résultats sont fondamentaux, car les décideurs croient en une réalité partagée donc unique et ignorent l’état d’esprit – deux erreurs.
Puis il y a le monde inerte : les concepts y sont définis de manière absolue parce qu’indépendants des personnes. Ni la liberté de pensée ni l’état d’esprit n’y ont de sens ; en revanche, la réalité existe. La religion et l’exercice des sciences exactes ont habitué les décideurs à trouver des certitudes. C’est pourquoi ils croient en une réalité certaine, donc unique et qui souvent est la leur.
L’état d’esprit de l’homme est un facteur de production propre au monde animé. Or la pratique courante est de décider sans prendre conscience que les instruments du monde inerte ne s’appliquent pas dans le monde animé. Donc s’agissant de la motivation de leur personnel pour une meilleure performance, quelles que soient leurs tactiques et leur volonté, les décideurs vont toujours manquer leur cible, de peu ou de beaucoup, selon la chance et leur intuition.
Ils décident soit à partir d’une réalité apparente comme l’auraient fait les prisonniers du « Mythe de la Caverne », soit en négligeant les aspirations de leurs salariés, expression de leur liberté. Or le monde animé devient prépondérant pour les réalisations humaines. Donc manquer la cible devient plus grave. Pour l’instant, la moyenne des échecs fluctue déjà, selon l’exigence des critères de réussite, entre 75 et 95 % des projets.
Sommes-nous prêts à accepter notre réalité ?
L’ensemble des certitudes partagées est la réalité collective, unique – notre réalité. Cependant chacun ayant son avis sur une décision managériale, il y a autant de réalités individuelles que d’avis, donc pas de réalité collective. Inconcevable, mais les décideurs n’ont pas appris à envisager autre chose. La pensée managériale est bloquée sur le paradigme actuel où il n’y a que certitudes que l’on suppose partagées, bien entendu.
L’incertitude nous étant insupportable, nous inventons des procédures et formulons des conventions sensées apporter des certitudes « provisoires », qui interdisent tout discernement, toute intervention adoucissante de l’application automatique de règles imposées. L’informatique y ajoute une couche. Il y aurait pourtant à gagner à tenir compte du fonctionnement de l’homme, le rôle principal dans l’économie.
Le fonctionnement de l’homme
Vérité jamais contredite : l’homme dépense son énergie à ce qu’il perçoit comme un bien. Or son bien ultime est d’être respecté. Il le savoure à la réussite publique de son projet. Réussir apporte l’estime des autres ; la fierté d’avoir réussi conforte l’estime de soi.
Si ses progrès dans trois domaines, celui de l’affectif, dans celui des interactions, et dans son métier répondent à ses aspirations, l’homme libère son énergie à fond. Y arriver pour le métier et les interactions est déjà excellent. L’affectif relève de la psychologie, voire de la psychiatrie ; il vaut mieux tenir les managers hors de ces problématiques mais les deux autres sont de leur ressort.
Pour les entreprises, le problème de la motivation se pose donc ainsi : pour une meilleure performance, l’entreprise doit communiquer avec ses employés de manière à ce qu’ils voient un progrès côté métier et pas d’entrave côté interactions. C’est à ces conditions que l’individu dépense son énergie et donc que l’organisation devient plus performante. Mihaly Csikszentmihalyi a examiné ce qui est lié au métier : offrir un défi qui démontre le respect que l’on a pour le salarié (FLOW, 1995).
Les interactions font l’objet des travaux, notamment ceux de la société Imfusio (1) : instaurer le type de collaboration convenant au salarié et répondant aux exigences de la complexité à traiter, car celle-ci requiert un type d’interactions bien précis.
Comment motiver
Les managers et les RH devraient connaître les éléments clés du monde animé :
- connaître les aspirations des salariés sans faire d’hypothèse ;
- savoir déterminer leur état d’esprit, combinaison des aspirations (A) et des perceptions (P) ;
- communiquer de manière à établir la sérénité, équilibre entre P et A ;
- savoir faire évoluer l’ensemble P et A vers le niveau nécessaire pour bien traiter la complexité du processus de travail ;
- oublier toute certitude, car dans le monde animé, cela n’existe pas ;
Or rien n’est fait en ce sens :
- on n’attache que peu d’importance aux aspirations du salarié. Elles font l’objet d’une question à l’embauche, parfois encore à l’occasion d’une revue de performance. Avec un intérêt aussi faiblement exprimé, la franchise du salarié n’est pas sûre ;
- on connaît ses perceptions au travers des multiples études de satisfaction ;
- on ne se rend pas compte que son état d’esprit au travail donne une forme précise à ses interactions, avec ses clients par exemple, alors que c’est cette forme qui permet de répondre à la complexité du travail ;
- on ne cherche pas à faire correspondre les perceptions du salarié à ses aspirations parce que le manager ne sait pas que c’est important. N’arrivant pas à instaurer la sérénité à l’aide des recettes proposées de l’extérieur, généralement trop hors contexte, son échec nuit à sa crédibilité. Par conséquent, tout changement vers ce que la complexité exige devient ardu.
Conséquence : pas de motivation, implication faible, partout. On a les meilleurs talents et ils semblent garder leur énergie pour le soir chez eux.
Pourquoi en est-on là, coincés à mort depuis au moins 50 ans ?
Issue des sciences exactes et d’une vue étroite de la religion, la civilisation occidentale nous met en tête un modèle de pensée dans lequel il n’y a que des « certitudes ». On n’a pas appris à faire autrement. Ce modèle nous fait ignorer la distinction qu’il y aurait lieu de faire entre le monde inerte à réalité unique, 1 + 1 = 2, l’ensemble des certitudes indépendantes de l’homme, et le monde animé où le concept « réalité » n’a pas de sens du fait des vérités multiples relatives au même sujet.
Avons-nous une morale unique, une seule vue politique ? Non … Voici déjà des preuves que la distinction mérite d’être faite. Par conséquent, ce modèle de pensée « à certitudes » nous maintient dans la conviction qu’il n’y a qu’une seule réalité qui existerait toujours et que ce ne serait qu’une question d’analyse plus fine pour la révéler. Chaque citoyen est convaincu de détenir la vérité ; chaque manager aussi.
Les décideurs écartent donc systématiquement tout doute que la réalité puisse être autre que celle qu’ils perçoivent. Ils adoptent les recettes de conseillers ou le produit de leur imagination. Il leur est difficile d’envisager une autre « réalité » et la remise en question de leur projet. En cause, leur éducation, leur vision du monde limitée aux modèles qu’ils ont appris et repris des générations précédentes.
Le résultat est que 75 % des projets engagés vont à la poubelle. On aboutit aussi aux grandes catastrophes.
La décision façon monde inerte s’appuie sur des certitudes et est issue d’un raisonnement déductif dont la logique apparaissant comme écrasante ne laisse la place à aucun débat. Raisonner ainsi dans le monde animé conduit donc aux propositions maladroites de licenciement, aux pollutions pétrolières, au passage aux 35 heures et à l’instauration d’une violence structurale ; impossible d’argumenter contre. Le procédé est sournois. C’est peut-être bien ce qui mobilise les « Gillets Jaunes ».
L’inverse, raisonner dans le monde inerte comme dans le monde animé, est possible aussi, tel le directeur du lancement de Challenger (NASA, 28.1.1986) se fondant sur les réussites passées pour lesquelles presque tous les paramètres étaient identiques. Presque, voilà l’erreur. Dans l’inerte, la rigueur prime, le « presque » n’existe pas.
Depuis bien 50 ans on invente de nouveaux mots mais rien ne change dans la pratique. La conduite des hommes tourne en rond. Pour avancer, il faut cesser de raisonner comme si on était toujours dans le monde inerte, rien de plus.
Une porte de sortie
Comme on raisonne sur de l’argent, il est recommandé de présenter le risque financier lié à toute décision, ce que calcule Sometrics d’Imfusio. La centaine de cas examinés chiffre entre 5 et 30 % la valeur économique dissipée, donc non ajoutée, soit plus de 150 milliards d’euros par an à l’échelle de la France, 250 pour l’Allemagne. Ces chiffres concordent avec les estimations de McKinsey et Gallup. Si les décideurs voient le risque financier, ils sont plus prompts à prendre en considération les éléments propres à ce qui est animé, c’est-à-dire les aspirations et l’état d’esprit des salariés, pour anticiper le comportement global et la valeur économique en jeu. Cela fait raisonner plus juste dans le monde animé.
Conclusion : il y a effectivement méprise sur ce qu’est la réalité
Les décideurs actuels croient raisonner juste, parce qu’ils font comme on le leur a appris mais ils ne voient pas que leur raisonnement ne s’applique pas.
Dans leurs décisions, ils doivent prendre en compte des multiples « réalités » individuelles, c’est-à-dire connaître les paramètres personnels des salariés, connaître la complexité du processus de travail dont ils sont responsables et savoir faire évoluer l’ensemble. C’est un petit rappel de la pensée de Pascal sur la distinction à faire entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse.
René Rupert, ingénieur Chimie ParisTech – Enseignant – MBA de l’INSEAD, 1977 et certifié en psychologie, Palo Alto, 1996.
Partenaire d’Imfusio
Excellent article qui rejoint bien ce que j’ai énoncé dans « Le temps de l’incertitude » (ISBN 2-7605-1435-8).