Les objets numériques en tout genre que l’individu côtoie, du réseau social à l’objet connecté le plus à la pointe, participent aujourd’hui, au même titre que l’architecture ou l’art décoratif, à son rapport esthétique au monde. S’est construite une certaine esthétique du numérique, très distribuée et hautement standardisée, produisant des marques fortes dans les esprits de ses utilisateurs. Cette esthétique, dont l’individu n’a que très peu conscience, est éminemment réfléchie. Un conditionnement via le design préfigure tout ce que l’individu manipule ou visualise dans l’univers numérique.C’est bien parce que, dans le sillage du Bauhaus, le design est fondé sur cette recherche d’une esthétique fonctionnelle, répondant à un problème, que le numérique en constitue un champ d’application pertinent. Car, bien au-delà du souhait d’éviter une laideur qui « se vend mal » selon la formule de Raymond Loewy, la promesse numérique est si large que les fonctions que le design peut remplir semblent infinies, permettant aux principaux acteurs qui s’en saisissent d’espérer un retour sur investissement considérable. Les géants du web l’ont bien compris en se livrant à une compétition visant à attirer les utilisateurs, à personnaliser leur expérience, à infléchir le plus subtilement et le plus substantiellement leurs conduites, des loisirs au politique. Ils se présentent comme une boussole face à l’abondance des contenus, à l’angoisse de la non-optimisation du temps. Mais ce modèle n’emporte plus l’adhésion. Peut-être car il semble « profiter » de l’individu, de sa « malléabilité », de sa tendance à s’accoutumer à la simplicité. Les inquiétudes en matière de données personnelles sont un signal fort de ce malaise ressenti par les personnes elles-mêmes.À cet égard, le règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) constitue une réponse majeure et un premier jalon essentiel vers une meilleure transparence permettant de répondre à la crise de confiance, et offrant au régulateur de nombreuses clés juridico-techniques pour mettre l’utilisateur au centre de l’économie de la donnée.Mais contre le modèle d’un individu « objet » du numérique, le design peut constituer un autre rempart et déployer sa puissance de feu. Il ne s’agit alors plus seulement de faire de beaux objets mais de proposer une esthétique au service d’un autre projet numérique. Un projet pas simplement fonctionnel mais humaniste, orienté vers des objectifs durables que puisse maitriser l’utilisateur ; un projet plus empreint de bon sens quant aux attentes réelles d’usagers pris dans toute leur complexité. De façon prosaïque, il s’agit de pouvoir ne pas être trompé, de pleinement consentir à l’effort dont les entreprises veulent nous soulager, et in fine se dire « oui » ensemble. Et pour y parvenir opérationnellement, l’interface n’a rien de cosmétique. Le design atteint alors tout son sens, celui d’une esthétique au service de l’humain, belle car enracinée dans notre humanité. Cette publication vise donc à lancer quelques pistes pour la construction de cette esthétique du numérique. Il s’adresse à l’ensemble de l’écosystème numérique en fournissant quelques recommandations opérationnelles destinées à renforcer le contrôle et la capacité de choix auxquels l’utilisateur est en droit de prétendre. La CNIL entend y participer et voit dans l’attention portée aux solutions de design un horizon potentiel pour compléter son expertise juridico-technique et mieux remplir sa mission de protection des libertés. Puisse ce cahier contribuer à muscler, au-delà du tout-pulsionnel, les réflexes de son lecteur face à l’outil numérique. Puisse ce cahier engendrer une dynamique vertueuse redonnant toutes ses lettres de noblesse à l’usage, et cela dans l’intérêt de chacun. Puisse ce cahier convaincre que la beauté des objets ou des formes n’est rien sans une personne qui les regarde les yeux grands ouverts. Le design avait permis, à l’ère industrielle, de mettre le progrès technique au service de tous, via la production en série d’objets utiles au quotidien des individus ; il doit aujourd’hui participer à construire une « esthétique du numérique » pour tous, permettant aux individus d’y trouver leur juste place. »Isabelle Falque-Pierrotin Présidente de la CNIL
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