Du 14 mai au 3 septembre 2023, le Suquet des Artistes de Cannes présente une exposition consacrée à l’artiste coréenne Min Jung-Yeon. Brume légère qui se répand pour se dissiper aussitôt ou forme imposante qui entoure, étouffe, engloutit… Rien n’est statique dans les œuvres à la délicatesse extrême de Min Jung-Yeon. Rien n’est tout à fait réel comme rien n’est complètement imaginaire. L’intérêt profond que porte Min Jung-Yeon pour les sciences, l’exploration de l’espace notamment, est lié à son observation poussée de la nature depuis son plus jeune âge dans la campagne sud-coréenne.
Artiste née en République de Corée et vivant en France, le travail de Min Jung-Yeon lui permet de réfléchir sur des questions intimes, sur le concept d’identité mais aussi sur son héritage spirituel et symbolique, faisant référence aux rituels chamaniques coréens par exemple. Dessins, peintures, volumes, installations, Min Jung-Yeon est à l’aise dans toutes les dimensions, de l’infiniment petit au monumental.
Min Jung-Yeon, souffle céleste, par Hanna Baudet
Il existe, dans les écrits du philosophe chinois Tchouang-tseu, au plus profond de l’océan septentrional, un poisson d’une taille gigantesque. Ce monstre marin a le pouvoir de se transformer en un oiseau fabuleux qui déploie ses ailes, au mois de juin, les jours de grand vent, pour rejoindre le lac céleste. Le souffle du vent associé à la hauteur de son vol l’empêche de voir précisément ce qui se déroule sur la terre qu’il survole. Les formes qu’il distingue sont-elles des chevaux, des poussières, des hommes ? Il ne le saura jamais avec certitude et ne peut qu’imaginer ce qui se passe sous ses ailes.
C’est une expérience de même nature qui nous saisit en contemplant les œuvres de Min Jung-Yeon ; nous nous trouvons, pour un moment, dans la position de cet oiseau fantastique. Que percevons-nous véritablement des peintures qui sont exposées ? Les nombreux filtres qui nous séparent de l’œuvre en brouillent la vision.
En effet, notre culture, notre éducation, mais aussi les expériences que nous avons traversées prennent la forme de voiles transparents qui s’élèvent devant les toiles. Ainsi, certains visiteurs pourront retrouver dans les paysages de l’artiste, des déserts arides et froids, quand d’autres y contempleront de brumeuses vallées fertiles. Il est nécessaire, quand on se confronte à l’œuvre de l’artiste, de prendre un moment pour se recentrer. Au cœur d’un monde qui se nourrit de vitesse et de bruit, elle invite à sortir, un instant, d’un chemin tracé par les habitudes quotidiennes. Son œuvre par ses aspects hypnotiques et oniriques à le pouvoir de suspendre le temps et il faut laisser libre cours à l’imagination prendre un moment, pour rentrer dans son univers. Ses toiles engagent l’esprit et se refusent à toute lecture prosaïque, pour les apprécier, il est nécessaire de céder à son enchantement singulier.
En regardant attentivement les paysages imaginés par Min Jung-Yeon, on observe une instabilité. Celle-ci tient à l’étrangeté des environnements présentés qui semblent appartenir à un entre deux. Ni tout à fait inconnus, ni tout à fait coutumiers, ils se situent à la frontière de la réalité et du rêve. Ils fourmillent de détails qui retiennent l’attention. Certaines formes qui les composent rappellent des matières connues, ici une pierre, là un feuillage, ici encore de la vapeur. Presque palpables, ces éléments sensibles semblent flotter dans l’abîme. Dans un équilibre précaire, l’artiste façonne une balance entre plein et vide, entre matière et néant, entre vie et mort. Si ces compositions perturbent c’est que l’ambiguïté qui les nourrit ne se limite pas à une opposition entre dépouillement et abondance, les mondes imaginés par l’artiste paraissent à la fois appartenir à la réalité et s’en extraire. Ils se rapprochent d’horizons connus mais, ce n’est qu’une illusion, leur existence est inconcevable dans l’univers que nous habitons. […]
Les procédés utilisés, que ce soit en peinture, aquarelle ou dessin témoignent d’une maitrise remarquable. L’artiste, telle une danseuse étoile, sait parfaitement dissimuler la puissance technique de son geste. Il ne reste qu’une facilité de façade qui renforce l’atmosphère harmonieuse de l’œuvre. Min Jung-Yeon est méticuleuse, les multiples détails de ses œuvres le prouvent, ses installations confirment ce trait de caractère profond, trahissant un investissement considérable.
La kyrielle de plumes en papier qui se déploient dans les espaces du Suquet des Artistes témoignent de sa minutie et de son engagement. Ces assemblages transforment l’espace et invitent à le voir sous un jour nouveau. L’artiste ne se contente pas de proposer des œuvres pour les murs, elle habite le lieu jusque dans ses recoins les plus cachés. […]
Retournons dans les méandres du Suquet des Artistes où se déploie une avalanche de plumes blanches confectionnées par l’artiste. Sont-elles une réminiscence de l’oiseau merveilleux de Tchouang-tseu ? Une trace de son passage ou alors, un rappel subtil à l’ancienne fonction du lieu ?
La pureté et la délicatesse de cette nuée tranche avec l’environnement industriel et sombre de l’ancienne morgue. Mais en Corée cette blancheur n’est guère apaisante et c’est bien la mort qui s’annonce à travers elle. Ce plumage renvoie aux rites funéraires auxquels l’artiste a assisté enfant. Dans ces cérémonies, un chamane paré d’un costume composé de ces mêmes plumes aide l’âme du défunt à rejoindre l’autre monde. À travers une chorégraphie complexe, il s’évertue à dégager le chemin pour assurer au mort un voyage sans encombre. Ce motif se retrouve également dans les dessins où les plumes constituent une masse informe, sans réel début ni fin. S’agit-il vraiment d’un oiseau ou n’est-ce que l’empreinte du passage de celui-ci, sorte de mue divine immaculée ? […]
L’aspect onirique du travail de Min Jung-Yeon ne la coupe pas du monde contemporain pour autant. Le symbolisme qu’elle utilise convoque la mémoire de ses racines coréennes et les origines techniques des petits dessins, imaginés spécialement pour les niches des salles voutées du Suquet, témoignent des questionnements qui la traverse : ceux de la place d’une femme artiste dans la société occidentale du XXIe siècle. Ici encore, Min Jung-Yeon fait preuve d’une délicatesse et d’un apaisement factice. En cela, elle nous rappelle le vent qui se lève un soir d’été. S’il fait danser les feuilles des arbres et procure une fraicheur recherchée, il porte en lui une puissance destructrice.
À propos du Suquet des Artistes
Nouveau lieu d’expression créative installé dans les locaux insolites de l’ancienne morgue de la ville, le Suquet des Artistes a été rénové et inauguré en 2016 à l’initiative de David Lisnard, maire de Cannes, avec pour objectif de promouvoir la création plastique contemporaine. Ce lieu singulier par son histoire et son emplacement stratégique dans le centre ancien de Cannes possède une topographie complexe, héritée de son passé, qui pose défi à chaque nouvelle exposition. À l’espace d’exposition proprement dit – un peu plus de 350 m2– s’ajoutent quatre ateliers attribués à des artistes cannois. La gestion du Suquet des Artistes a été confiée en 2018 au Pôle d’Art Contemporain de Cannes, avec la volonté de consacrer cet espace dans les entrailles de la terre à une création jeune et décomplexée, un parfum du Berlin underground sur les rives de la Méditerranée.
Exposition Min Jung-Yeon – Effluves d’un temps éphémère, jusqu’au 3 septembre 2023 au Suquet des Artistes – 7 rue Saint-Dizier 06400 Cannes
(Horaires : mardi au dimanche 10h-13h / 14h-18h)
Photo d’en-tête : Vue de l’exposition © Olivier Calvel