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Hélène Gay ,: l'impossible pardon

Hélène Gay : l’impossible pardon

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« Quel est ce monde qui occulte et nie cette dimension fondamentale de nos existences ? Quel est ce monde humain aveuglé, qui se joue de la mortalité des animaux et de la nature, ne se sentant aucunement concerné ? Quel est ce monde qui broie le vivant qui n’est pas lui, omettant obstinément qu’il en fait partie ? La nouvelle exposition à la chapelle Saint-Lazare d’Angers de l’artiste plasticienne Hélène Gay, Impossible pardon. Assemblages pose la question de la « folle suprématie de l’homme sur la nature et le monde qui l’entoure ». Avec subtilité et élégance.

« « Un jour nous serons humains » est le titre du texte magnifique d’un jeune auteur dramatique contemporain, David Léon. Oui… un jour, peut-être ? Comment, mais comment pourrons-nous justifier, ce possible jour, notre attitude ? » L’art nous y aidera assurément, même si l’art n’a pas pour vocation d’éradiquer la violence car la violence n’est pas seulement un chaos qui perturbe l’ordre social ou psychique, elle est aussi moteur de vie et de changement. L’art a pour vocation d’en témoigner par sa capacité à la mettre en scène (1).

Photo © Albert

De petits « fantômes blancs »

Le travail de l’artiste plasticienne Hélène Gay tend vers cette vocation. L’atelier d’Hélène Gay, installé sous les combles de sa maison angevine, est peuplé d’une multitude de petits « fantômes blancs ». L’artiste, frêle forme toujours vêtue de noir, au regard perçant, passionnée, joyeuse, tout en douceur et en transparence crée au centre de ses collections d’ossements et de crânes, d’objets anatomiques anciens, d’animaux momifiés naturellement, qui composent son univers artistique quotidien, comme un « écho finalement apaisant à la conscience permanente de sa propre mortalité ». Et son travail plastique est le reflet de cette pensée incessante. 

C’est là qu’Hélène Gay cogite sur son « désarroi d’humaine » face à la violence de notre époque. Loin de défendre une approche funèbre, elle a simplement l’envie de magnifier la mort, « la volonté de sublimer ce pire, de créer de la beauté avec de l’horreur ». Un travail plastique méticuleux, incroyable de précision et de beauté qui, au-delà des mots, vient hanter notre incurie et notre irresponsabilité : « Je tente de me soustraire provisoirement à l’affolement devant ces catastrophes, en les capturant dans le temps indéfini des regards… »

Connue pour ses talents de comédienne et metteur en scène, Hélène Gay a également un long passé de peintre et graveur, dans la lignée d’un grand-père peintre. Mais ici ce sont des mises en scène d’un autre ordre qu’elle propose, des traces de vies, de mort, dont le geste artistique s’empare. De tout temps, l’art a intégré la violence pour la fixer, la retenir, la déployer dans des formes et dans un temps qui permette de la comprendre et de l’envisager dans des œuvres qui poussent à un dire, à un faire dire, mettant ainsi à jour une forme de vérité sensible.

Photo © Albert

Assemblages

L’œuvre, chez Hélène Gay, est un assemblage de « rencontres ». Rencontre de mots soigneusement choisis, lus parfois à l’envers, avec des matières contemporaines qui bravent le temps.
Exposé dans de petits théâtres de verre, son travail sublime des « vanités » contemporaines, faites d’os, suspendues ou soutenues par du métal, souvent déniché chez les ferrailleurs ou trouvé au détour d’une promenade : « Ce métal lourd, souvent rustre et abîmé, parfois violent, associé à la blancheur et la nudité des ossements, comme une trace irréversible de cet autre désastre en cours ».

Hélène Gay aime confronter les matières, les matériaux : « D’un côté cette blancheur de l’os qui nous parle d’un au-delà de la nudité, de l’éphémère de la vie, d’un commun à toutes les espèces qui peuplent la Terre : une structure parfaite dans son épure et sa légèreté. De l’autre, ce métal lourd, souvent rouillé, si solide et violent, symbolisant l’empreinte délétère des hommes sur le monde, le danger et la souffrance. »

Au gré de ses balades solitaires, Hélène récupère des os, des cadavres d’animaux morts, au bord des routes ou sur les plages… Elle les « sauve » dit-elle ! Elle les sauve d’une destruction certaine, de leur disparition. Et leur offre une « petite éternité ». Elle aime dire que son travail est constitué à la fois de bricolages, de bidouilles, qu’elle manipule dans une liberté totale de création plastique.
Alors, et alors seulement, la magie de la création opère. Les os blanchis, dépouillés de toute chair, reforment le squelette initial, chaque os à sa place – ou presque – dans une infinie légèreté, comme en suspension. Parfois, des postures improbables qui ne correspondent pas toujours à la réalité viennent enrichir la mise en scène pour devenir une œuvre à part entière.

Photo © Albert

La tentation de sublimer le pire

Quel rapport nos sociétés occidentales entretiennent-elles avec la mort ? Les historiens, les anthropologues, sociologues et thanatologues s’accordent pour dire que, depuis le XIXème siècle, la mort ne cesse d’être davantage dissimulée, refoulée, jusqu’à devenir le « principal interdit du monde moderne » (Philippe Ariès). Les humains gardent encore et toujours la mort comme ultime tabou mais, paradoxalement, quand il s’agit de leur propre mort. Car ils n’hésitent pas, eux, à tuer et à tuer tellement autour d’eux … Alors, pour l’artiste, est-ce cet interdit qui l’intéresse de transgresser dans son travail, ou la tentative de représenter le pire, l’impensable ?

Comme elle l’explique, « Ma démarche s’inscrit dans une vieille tradition d’un dialogue entre anatomistes, médecins et artistes. Et sans doute suis-je l’héritière de l’imagerie des Muséums d’Histoire Naturelle – ou les Musées des Écoles de Médecine – que j’aime tant fréquenter. J’y trouve en effet un véritable plaisir artistique à regarder ces accumulations d’études anatomiques, de bocaux aux étiquetages multiples, souvent mystérieux pour le novice. C’est ce que je tente de retrouver dans mon travail, à travers l’exploration des variations infinies d’une même structure osseuse ou calcaire, ces inscriptions qui ne sont pas vraiment faites pour être lues (elles sont souvent à l’envers) et s’effacent, comme usées par le temps. »

Fabienne Marion, Rédactrice en chef UP

(1) Chambon Gilles « De la violence dans l’art »


En tête à tête avec Hélène Gay

UP’ :  Le titre de votre exposition «  Impossible pardon – Assemblages » qui se tient du 9 au 17 décembre à la chapelle Saint-Lazare d’Angers (Maine-et-Loire) semble bien mystérieux. Que signifie-t-il ?

Hélène Gay – Photo © Gino Maccarinelli

Hélène GAY : Comme la plupart des choix que je peux faire, il est le résultat d’un brassage de beaucoup de ressentis. Le lieu a bien sûr orienté ce choix. La Chapelle St-Lazare, rénovée il y a quelques années, fut l’ancienne léproserie de la ville d’Angers, l’ancien lazaret…  Et ce nom de St-Lazare nous renvoie à la résurrection dans notre culture chrétienne. Cela vient, évidemment,  résonner avec mon travail, qui donne une « seconde vie » à ces squelettes d’animaux exposés. Et souvent, je pense que la Nature ne peut, et ne pourra, nous pardonner notre comportement d’humains à leur égard. Je tente de rendre à ces animaux disparus un hommage, de témoigner de leur terrible sort…

UP’ : Il est amusant, voire comme un clin d’œil, que vous exposiez à la chapelle Saint-Lazare qui évidemment nous relie à la résurrection. Quelle idée vous en faites-vous ?

HG : J’ai une idée assez floue de cette notion de résurrection, ayant été élevée dans un milieu où la religion n’existait pas. Cependant, je sais que c’est la foi qui soulève la pierre tombale de Lazare, et symboliquement du poids de nos péchés… Je trouve l’idée magnifique, même si ma foi en l’humain s’étiole de jour en jour.

UP’ : Quand j’observe votre travail, l’adage de Goethe « Meurs et deviens ! » me vient immédiatement à l’esprit … Que vous inspire-t-il ?

HG :  Je ne saurais dire… Je sais que, très pragmatiquement, quand je ramasse les cadavres de ces animaux, ou quand je collecte puis travaille ces ossements, je leur parle et leur promets de prendre soin d’eux, et de leur construire un bel écrin pour une possible et brève immortalité…

UP’ : Vous dites que par votre travail vous « sauvez » ces os mis en valeur par des « assemblages » avec le plexi, le papier, le métal. Que voulez-vous dire ?

HG :  Oh ! J’emploie parfois de biens grands mots ! Il s’agit pour moi de « sauver » ces traces, si fragiles et éphémères, d’une vie qui le fut encore plus. J’ai longtemps travaillé sur la mémoire (la nôtre, individuelle, ou celle de notre monde…) à travers les écrits, les images, les photos… Et j’ai cheminé autour de cette notion de « traces » :  Que laissons-nous ? Qu’est-ce qui meure de nous ? Les fossiles nous racontent l’histoire du monde. Parallèlement, je constituais une collection d’ossements, par goût esthétique de ces structures fascinantes. Et j’ai fini par associer mémoire, traces et os. Je sauve aussi ces morceaux de métal, qui sont voués à l’abandon et la destruction… presque comme une anthropologue, à la recherche d’objets révolus qui témoignent d’une activité humaine, souvent nocive pour la Nature…
Le tout combiné donne ces curieux assemblages…

UP’ : Dans l’imaginaire commun, les os représentent des objets solides, lourds, pièces éminentes d’une structure. Or, dans votre travail, ces pièces d’ossature deviennent légères, aériennes, graciles. Comment expliquez-vous ce paradoxe en forme de transmutation ?

HG : Peut-être notre imaginaire est-il peuplé d’animaux imposants ! Un fémur de vache, de cheval est un objet massif, oui… Mais les squelettes de petits animaux, ceux que nous côtoyons dans notre quotidien, sont très petits et si fragiles. Les os des oiseaux, par exemple, sont creux, pour être remplis d’air et favoriser l’envol. Et peut-être le fait que cela nous raconte la mort renforce-t-il, dans notre regard, cette gracilité et cette fragilité… Oui, la vie est si fragile.

UP’ : Les os de vos œuvres ne sont jamais présentés seuls ; ils sont toujours transpercés de métal, de tiges, d’axes voire de clous. Ce faisant, ne tenteriez-vous pas de nous montrer une interpénétration entre deux univers ?

HG : L’humain marque de son pouvoir le monde dans lequel il évolue. Il tue, il massacre, il éradique… volontairement ou par conséquences. Et pour ce faire, nous, humains, avons inventé l’objet de métal, qui tranche, perce, enferme. J’aime associer ces deux matériaux : l’os et sa fragilité, et le métal et sa brutalité. Ils se parlent, dialoguent et nous racontent notre histoire d’Hommes. 

UP’ : Vos œuvres présentent plusieurs plans de lecture : certains centraux comme l’os ou l’élément d’un squelette ; d’autres sont des textes, des éléments typographiques, des formes gestuelles qui jouent en contrepoint ; l’ensemble formant un palimpseste. Quel sens donnez-vous à ce type de construction ?

HG : Il me semble que je vois le monde ainsi : un immense palimpseste. Où que je regarde, je perçois des plans successifs, des calques superposés. Et dans mes pensées, s’ajoutent les écrits, la littérature… Je suis là, certainement, héritière de ce monde nouveau de l’informatique, où l’on peut superposer des images (et/ou) du texte à l’infini…

UP’ : Chacune de vos œuvres a le parfum d’un cabinet de curiosité ou d’un Muséum d’histoire naturelle. Est-ce pour vous une forme de nostalgie ou bien un geste éminemment moderne ?

HG : Je revendique une nostalgie moderne. À l’image du palimpseste, je ne pense pas que l’on puisse séparer et classer le monde et son histoire dans des cases trop nettes : le passé est toujours présent dans le plus moderne des futurs. J’adore effectivement les cabinets de curiosités, Muséums d’histoire naturelle : mais quand ils ont été créés, ils étaient la pointe des connaissances scientifiques. Et nous devons en repasser par ces découvertes d’alors pour progresser.

UP’ : Vous travaillez sur la mort, mais sans fascination macabre ou curiosité malsaine. Vous semblez le faire comme pour replacer la mort à sa place dans nos sociétés modernes. A ce titre, en quoi votre travail est-il dans son temps, de son temps ? 

HG : J’ai toujours eu cette fascination pour les os, car je les trouve d’une beauté renversante… Comme dessinés par les plus grands designers. La matière est magnifique et la structure qu’ils composent est incroyable (presque la même pour tous les mammifères, avec des spécialisations …) Aucun macabre ici !
Je reste convaincue que la mort est le dernier tabou de notre monde contemporain. Et pourtant, elle est partout… et si proche.  Elle s’immisce dans nos familles et cercles d’amis, nous attend sur les bords des routes, nous nourrit dans nos assiettes, nous envahit dans les journaux ou Internet… Mais nous persévérons dans notre idée qu’elle n’existe pas, qu’elle est lointaine, qu’elle ne nous concerne pas. Alors qu’elle nous guette, et nous accompagne sans cesse. Et il me semble parfois vivre mieux en la regardant et en acceptant sa compagnie.

UP’ : A côté de votre travail de plasticienne, vous êtes aussi comédienne et metteur en scène professionnelle. Chacune des œuvres que vous présentez semble conçue comme une petite scène de théâtre. La pièce qui s’y joue est-elle une comédie, un drame ou une tragédie ? La pensez-vous avec un texte, un fond musical, des comédiens ?

HG : Je suis certainement influencée par ma pratique théâtrale dans la conception de ces boîtes qui fonctionnent comme de mini-scènes, avec plans successifs. Et les textes qui m’accompagnent au quotidien au théâtre migrent jusque dans mon activité de plasticienne. Cependant, les deux activités sont bien séparées, ne serait-ce que dans mes emplois du temps. Et dans leur essence-même : l’une se pratique en collectif, l’autre en solitaire.
Quant au genre, comédie ou tragédie, je laisse le regardeur en décider.

UP’ : François Cheng, dans son livre « Cinq méditations sur la mort », nous explique « Il y a de quoi prendre conscience de l’omniprésence et de la puissance de la mort – mort individuelle, mort d’une espèce. Mais curieusement, là encore, une intuition nous dit que c’est notre conscience de la mort qui nous fait voir la vie comme un bien absolu et l’avènement de la vie comme une aventure unique que rien ne saurait remplacer. » Etes-vous d’accord avec Cheng ?

HG : Absolument ! Ne dit-on pas souvent que l’Humain est le seul animal à avoir conscience de sa propre mort…? Mais cela reste encore à prouver, je crois. Bien des animaux nous montrent qu’ils savent très bien ce qu’est la mort, ont des rituels de mort. Alors que l’Humain, qui court allègrement à sa perte, ne semble pas développer cette conscience dans les faits.

UP’ : Qu’est-ce qui vous a amené à ce travail sur les os, les squelettes, la mort ? Vous dites volontiers que vous dénudez le vivant jusqu’à l’os. Qu’entendez-vous par là ?

HG : Les squelettes sont de petits fantômes blancs et souriants… (une tête de mort sourit toujours de toutes ses dents ! Dents qui sont, du reste, la seule partie de notre squelette que nous pouvons voir). La chair et la peau sont notre costume de vivants. Ces fantômes, apparus, nous regardent, nous vivants, parce qu’ils ont disparus…  C’est une apparition qui ressemble à une naissance.

UP’ : Dans quelle lignée généalogique situez-vous votre travail ?

HG : Je suis loin d’être la seule à travailler sur les ossements, ou les animaux morts. Il y a beaucoup d’artistes anglais qui œuvrent autour de la taxidermie… Je pense à Claire Morgan qui fait un travail magnifique ou Sylvain Wavrant, à Rouen…
Plus largement, je m’inscris dans une lignée d’artistes qui réfléchissent à la représentation de l’horreur, de la violence, de notre monde contemporain. Je pense ici à Anselm Kiefer, dont nous avons pu voir, ou découvrir pour certains, l’œuvre dans le film que lui a consacré Wim Wenders.
Propos recueillis par Fabienne Marion

www.helene-gay-curiosites.com

Exposition « L’impossible pardon/Assemblages » du 9 au 17 décembre 2023 – Chapelle Saint-Lazare, 68 rue Saint-Lazare – 49100 – Angers (Ouvert tous les jours de 11h à 19h)

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