Dans l’immensité silencieuse de l’espace, une mélodie est en train de naître. L’œuvre OSCAR de l’artiste Stéphane Thidet, désormais installée à l’extérieur de la Station spatiale internationale (ISS), incarne une symbiose inédite entre création artistique et exploration scientifique. Pendant un an, ce dispositif unique composera une partition musicale en résonance avec les variations de l’environnement spatial : la lumière changeante, les oscillations de température, et même les subtiles perturbations orbitales. Avec OSCAR, Stéphane Thidet transcende les frontières entre disciplines, prouvant que l’espace n’est pas seulement un terrain scientifique, mais un lieu d’imagination et de création infinie. Fruit d’une collaboration entre l’Observatoire de l’Espace du CNES et le Laboratoire Interuniversitaire des Systèmes Atmosphériques (LISA), OSCAR détourne les contraintes de l’espace pour transformer ses mystères en sonorités. Cette œuvre, à la fois poétique et technique, promet de restituer sur Terre l’écho d’une année passée en orbite, offrant une expérience sonore qui mêle l’infini des cieux et l’intimité de l’art.
Considérant le milieu spatial comme un terrain fertile pour la création contemporaine, l’Observatoire de l’Espace du Cnes déploie un programme destiné à faire émerger des créations conçues pour exister dans et avec le milieu spatial. Ainsi, après une phase de réalisation terrestre commencée en 2020, le dispositif de création artistique OSCAR de Stéphane Thidet est à bord de la Station spatiale internationale (ISS) depuis le 5 novembre. Installé le 16 décembre 2024 sur une plateforme à l’extérieur de l’ISS, OSCAR composera pendant un an la première œuvre musicale créée en symbiose avec le milieu spatial.
Une œuvre musicale conçue au sein d’un environnement scientifique
OSCAR est une œuvre de l’artiste Stéphane Thidet produite par l’Observatoire de l’Espace du Cnes, acteur atypique de la création contemporaine française, et dont le dispositif technique
a été réalisé par le Laboratoire Interuniversitaire des Systèmes Atmosphériques (LISA) de l’Université Paris-Est Créteil-CNRS.
Placé en orbite terrestre pendant un an sur la plateforme Bartoloméo d’Airbus située à l’extérieur de l’ISS, le compositeur musical conçu par Stéphane Thidet écrira, en symbiose avec le milieu spatial et l’instrument scientifique IR-COASTER qui lui est associé, une partition de musique. À l’aide d’un algorithme de composition musicale et de dispositifs mécaniques qui réagissent aux variations de l’environnement spatial, OSCAR associera modes musicaux, fréquences, rythmes et notes aux variations de température, de lumière ou vibrations de ce milieu extra-terrestre.
À son retour, dans un an environ, l’œuvre musicale produite dans l’Espace sera restituée sur Terre sous des formes artistiques multiples. Stéphane Thidet offrira alors au public la possibilité d’éprouver la durée, le rythme, et parfois la vacuité d’un voyage dans l’Espace.
OSCAR s’inscrit dans l’expérience scientifique EMA (Euro Matérial Ageing), l’expérience scientifique du Cnes portée par le CADMOS (Centre d’Aide au Développement des Activités en Micropesanteur et des Opérations Spatiales) composée de l’instrument SESAME qui étudie le vieillissement de nouveaux matériaux dans l’Espace et l’instrument IR-COASTER qui expose au
vide spatial et aux rayons cosmiques des molécules organiques et auquel est directement rattaché OSCAR.
Au mois d’octobre, l’équipe de l’Observatoire de l’Espace a accompagné Stéphane Thidet au LISA (Laboratoire Interuniversitaire des Systèmes Atmosphériques) à l’Université Paris-Est
Créteil. Noël Grand, en charge du projet, l’a accueilli dans la salle blanche du laboratoire où se déroulaient les premiers essais sur le modèle de qualification d’IR-Coaster/Oscar. Ce modèle
est en tout point semblable au modèle de vol qui sera envoyé sur l’ISS et sert de modèle-test.
« Ce projet est avant tout une aventure humaine, un partage des savoirs et des intuitions »
Stéphane Thidet livre ses impressions d’artiste immergé dans l’univers scientifique :
« La première fois que j’ai entendu parler de la salle blanche, une image aussi enfantine qu’irréelle m’est apparue, le même effet s’était produit avec l’expression boite à gants qui désigne les caisses de manipulations dans les laboratoires. Chaque milieu à son vocabulaire spécifique, il en est de même pour la recherche spatiale.
Cette salle blanche, j’y entre enfin ce matin. Cet espace clos est protégé des particules extérieures par un sas et un protocole d’entrée. Noël me demande mon téléphone, afin de le nettoyer à l’alcool. J’ai pu le garder avec moi pour cette visite, car il s’agit de l’assemblage du modèle de qualification d’IR-Coaster et d’Oscar. J’aurais dû le laisser à l’entrée s’il avait été question du modèle de vol qui ne doit subir aucune contamination. Je remarque que Noël est stressé par le temps : tout doit fonctionner avant lundi, jour où cette machine complexe sera soumise à différents tests de chaleur, de vibrations… Dans le sas, nous retirons nos chaussures et mettons nos combinaisons blanches. Une fois le protocole terminé, nous pouvons accéder à cette mystérieuse pièce.
L’ensemble de la salle est classé ISO 4, une norme qui indique la quantité de poussière tolérée par unité de volume. Au fond, j’aperçois, dans ce qui ressemble à une boite transparente, IR-Coaster et Oscar, ouverts, tout câble dehors, comme un animal en pleine opération chirurgicale. Noël m’invite à m’approcher doucement, et surtout à ne toucher ni les rebords de la table, ni les parois de la boite qui est, elle, classée ISO 7.
Ce n’est pas tous les jours dans la vie d’un artiste que l’on a l’opportunité de travailler sur un projet qui se déroulera dans l’Espace, et de se trouver intégré à une équipe de chercheurs, mécaniciens spatiaux, ingénieurs… toute cette force collective concentre et articule ses savoirs en vue d’une réussite aussi ambitieuse que fragile ; et dans le but de concevoir un objet que nous ne verrons jamais dans le contexte pour lequel il a été construit. Je suis fasciné par la précision de tous les éléments qui constituent l’IR-Coaster… et ému de découvrir Oscar, fabriqué avec ses matériaux réels… je me remémore la première maquette en bois et billes de verre que j’avais bricolé dans mon atelier de la Goutte d’or.
Je m’aperçois que les chercheuses et chercheurs en aérospatiale fonctionnent un peu comme les artistes : ils et elles s’adonnent à un travail sans relâche, dans un certain isolement, au service d’un projet qui fonctionnera peut-être. Ils travaillent avec souplesse pour être toujours prêts à s’ouvrir à différentes alternatives lorsque les rattrape le principe de réalité. Tout cela est projeté par l’imagination, et bien souvent solutionné par des systèmes D… Ça, je connais.
Si le modèle de qualification d’IR-Coaster/Oscar passe l’ensemble des essais thermiques et mécaniques avec succès, la construction du modèle de vol pourra être lancée. »
Une collaboration de haut vol
Pour réaliser OSCAR, Stéphane Thidet collabore avec l’équipe scientifique du LISA (Laboratoire Interuniversitaire des Systèmes Atmosphériques) qui réalise l’expérience IR-COASTER.
Responsable scientifique de cette expérience, l’astrochimiste Hervé Cottin mène des recherches sur l’origine et l’évolution de la matière organique cométaire. Chef de projet technique du LISA, Noël Grand occupe une place essentielle dans la réalisation de l’œuvre musicale imaginée par Stéphane Thidet en prenant en charge la construction d’IR-COASTER et d’OSCAR.
Il a notamment défini à l’artiste les conditions spatiales auxquelles sera confrontée son œuvre : « La première caractéristique de ce milieu est l’alternance diurne-nocturne du cycle orbital de la station. Ce cycle est cependant particulièrement répétitif et déterministe, les changements sont très connus et très récurrents. »
De cette description a germé chez l’artiste l’idée d’une œuvre musicale qui s’écrirait en suivant le cours de ces changements et en s’emparant des multiples variations qui viennent malgré tout troubler cette redondance.
Stéphane Thidet a su s’emparer de chaque petite perturbation, des ombres générées par les Shuttles qui viennent s’amarrer à la Station spatiale internationale aux infimes fluctuations de son orbite, pour enrichir la partition. Si, pour le scientifique, une expérience artistique conduit à une multiplication des risques, elle constitue aussi une redécouverte du milieu qu’il étudie.
Noël Grand rencontre finalement une créativité proche de la sienne qui parvient à s’emparer des « contraintes les plus dures ».
Dans le domaine spatial, la connaissance de ces contraintes et leur respect garantissent la réussite de l’expérience. Noël Grand a ainsi joué un rôle d’intermédiaire « pour répondre à la fois aux ambitions artistiques de Stéphane Thidet et aux contraintes de sécurité d’une expérience spatiale » que son intérêt personnel pour une dimension poétique et artistique de l’acte scientifique a facilité. La possibilité de changer, par exemple, la couleur d’un matériau pour donner une valeur esthétique à un objet lui semble tout aussi nécessaire que le développement technique de l’objet, tant que cet attribut ne met pas en danger l’expérience. Les matériaux dont est constitué le dispositif musical d’OSCAR sont d’ailleurs issus du domaine spatial. Les ressorts à mémoire de forme utilisés dans les CubeSat (petits satellites d’une vingtaine de centimètres de côté notamment construits par le Campus Spatial Universitaire de l’UPEC auquel est rattaché le LISA) ont été détournés par Stéphane Thidet pour fabriquer une sorte de table de mixage : « en se contractant ou en se dilatant, les ressorts font bouger des curseurs dont les mouvements sont enregistrés par des résistances linéaires pour être transformés en son ». En portant une attention particulière à ce qui n’a pas d’intérêt direct pour l’expérience scientifique ou en suggérant de nouvelles utilisations, Noël Grand attend de l’intervention artistique qu’elle introduise de l’inattendu et génère des questionnements « qui ne se seraient pas posés autrement. »
« Pourquoi ajouter un projet plastique à une expérience scientifique ? » est une des questions régulièrement posées. OSCAR se développe en symbiose avec le milieu spatial et l’expérience du LISA puisque le « partitionneur » imaginé par Stéphane Thidet est une sorte de compositeur numérique qui récupère toutes les informations de l’instrument IR-COASTER (mouvements du moteur, mouvements du courant et changement de température). La partition musicale une fois jouée sur Terre restituera les variations du milieu spatial ainsi que la « vie orbitale de l’équipement lui-même ».
Entretien avec Stéphane Thidet par le curateur Gaël Charbau
(Entretien publié dans le premier numéro de la revue Arts et Espace (2023) aux éditions de l’Observatoire de l’Espace du Cnes)
GAËL CHARBAU — Un jour où Gérard Azoulay me parlait de la conception d’une œuvre pour un petit emplacement situé à l’extérieur de la Station spatiale internationale (ISS), je lui ai recommandé de regarder votre travail, qui se joue volontiers aux frontières communes de l’imagination, de l’art et de la vie. Vos œuvres sont souvent pensées pour des situations extrêmement originales et dans des contextes contraignants, qu’il s’agisse de monuments classés ou d’espaces publics.
STEPHANE THIDET — Je ne me sens pourtant pas spécialement attiré par les contraintes, mais il est vrai que je suis souvent enthousiaste à l’idée de penser une œuvre en dehors d’un espace classique d’exposition. Je m’intéresse surtout aux possibilités de projeter modestement une œuvre dans le réel, dans la vie, au sein de la variété de nos activités humaines.
G. C. — Votre œuvre Détournement prélevait l’eau de la Seine pour la faire circuler dans une installation de toboggans en bois sous les voûtes de la Conciergerie, en 2018. En 2009, à Nantes, vous introduisiez une meute de loups dans le parc du château des Ducs. Au Collège des Bernardins, vous inondiez en 2016 l’ancienne sacristie pour y créer un bassin au-dessus duquel deux arbres de près de huit mètres tournaient l’un à côté de l’autre et dont une des branches effleurait la surface de l’eau pour créer sous nos yeux un dessin éphémère. Il s’agit d’installations à l’échelle d’un lieu, qui mobilisent des techniques et des savoir-faire issus de champs très divers et dépassant largement celui de la création artistique.
S. T. — J’aborde chaque projet avec une certaine candeur, en me disant qu’il est possible. Je ne laisse pas les difficultés techniques entraver mes idées de création. La meute de loups que
vous évoquez est probablement l’un des projets les plus complexes de ma carrière artistique, pour des raisons techniques, mais aussi et surtout pour les réactions sociales et politiques qui
se sont cristallisées sur cette proposition. C’était une incroyable aventure qui a débordé le champ de la réception de l’art contemporain et qui a posé des questions sur les limites de l’espace public ou sur la médiation d’une telle expérience auprès des publics.
G. C. — Vous ne cherchez jamais à mettre en avant l’idée d’un « exploit artistique ». On peut regarder vos œuvres sans imaginer la complexité qui les porte, qu’elle soit matérielle, spatiale, humaine, financière ou technique.
S. T. — Je préférerais en effet qu’on n’admire pas dans mon travail une quelconque prouesse. J’essaye toujours de faire en sorte que l’énergie de la forme, que la richesse des interprétations (parfois sombres d’ailleurs) évite au public de se poser la question de la conception. Je souhaite que ce qu’il voit soit exactement ici et maintenant, dans les fragilités, dans le péril possible de ce que je montre. Je recherche toujours la juste manière d’investir chaque lieu. Les pièces ne font pas qu’exister à l’intérieur de leur contexte mais en sont aussi à l’écoute, car ces contextes mobilisent des équipes de femmes et d’hommes que je découvre et avec lesquels je partage une expérience : un éleveur de loups, les membres d’un club de motocross, des mécaniciens, des musiciens ou une cheffe d’orchestre… C’est une aventure humaine collaborative, qui, à la fin, prend la forme d’une œuvre d’art. Parallèlement à cette activité collaborative, je garde une grande autonomie à l’atelier. Quand il n’y a plus personne qui m’attend ou qui m’invite, je travaille sur des séries de dessins, par exemple. C’est pour moi une pratique très régulière et surtout nécessaire. Je me suis récemment consacré à une série de fleurs éclatées au marteau ou à des expériences sur des papiers brûlés. Ce sont souvent des gestes ou des idées qui me viennent spontanément, hors de tout cadre de production, et auxquels je réfléchis ensuite. À l’atelier, j’aime agir dans l’énergie et à l’échelle de l’instant. Tout à fait à l’autre pôle du monumental. Mais il n’y a pas pour moi de différence de valeur entre l’échelle de la feuille de papier et celle d’un bâtiment ou d’un espace public.
G. C. — Pour revenir à Oscar, la première chose qui vient à l’esprit lorsque l’on songe à la conception d’une œuvre d’art dans l’Espace, ce sont les paramètres très restreints sur lesquels on peut jouer, mais aussi le poids symbolique attaché à toute tentative de création dans ce milieu. Lorsque Gérard Azoulay a commencé à me parler de ce projet, il m’a semblé qu’il fallait surtout éviter de tomber dans l’illustration, l’éternelle fascination « fétichiste » pour l’Espace.
S. T. — Dès que j’ai compris le contexte, il m’a en effet semblé qu’il ne fallait pas travailler ni réfléchir de manière illustrative. Nous étions parfaitement d’accord sur ce point. Le premier
élément de définition de mon œuvre devait être que la complexité technologique utilisée pour la faire exister disparaisse dans le résultat final. L’œuvre achevée se doit d’être humaine et terrienne, et non une sorte de fantasme technique. Un autre aspect déterminant a été de penser la dimension temporelle. Il y a en effet trois grandes étapes : la préparation du projet et les nombreux ajustements nécessaires avec les équipes du Cnes et du Laboratoire interuniversitaire des systèmes atmosphériques, puis le voyage dans l’espace et enfin la restitution. Très vite, cette séquence a commencé à m’angoisser… nous parlons de trois ou quatre ans, comment faire quelque chose qui puisse toujours me tenir en haleine après autant de temps et surtout après son retour ? C’est alors que l’idée d’une partition m’est apparue comme une forme juste, puisqu’elle nécessite d’être interprétée, donc actualisée, en fonction de son contexte futur.
L’œuvre musicale prolonge l’espace de création dans l’espace d’exposition. Je conserve ainsi ma place d’artiste, car, même hors de l’atelier, je ne deviens pas designer ou ingénieur, et cela
répond à mon besoin de laisser advenir une certaine improvisation.
G. C. — Vous cherchez finalement le moyen d’éviter d’exposer une matière morte, figée.
S. T. — Exactement. Si mon projet avait consisté à faire dessiner des aiguilles sur une feuille de platine par exemple, on aurait pu considérer qu’une fois revenu sur Terre, le travail aurait été achevé. J’avais besoin au contraire d’un projet sur lequel je pourrais continuer à intervenir et dont je ne serais pas un simple spectateur. Le fait de travailler avec une partition me permet de ne pas arrêter la création dans le temps, mais d’engager de nouvelles collaborations. Mon idée est donc de créer un dispositif qui soit très à l’écoute de la station, de la situation. Je ne suis pas le premier à engager ce rapport entre l’espace et le son, mais c’est une aventure que je poursuis dans mon travail. From Walden to Space est un projet que j’ai lancé en 2015, inspiré par la mission Mercury Seven. C’est à la fois un objet et une installation musicale. D’un soleil à l’autre, créé en 2016 pour l’abbaye de Maubuissson, est une œuvre qui capte certaines fréquences émises par le Soleil pour les transformer en puissantes vibrations sur des gongs. Ce sont tous les deux des projets qui s’articulent avec des composants extraterrestres, mais qui les exploitent de manière non formelle, dans le champ des ondes sonores.
G. C. — Pour créer cette partition, vous avez imaginé un dispositif qui s’apparente à un orgue. Pouvez-vous m’expliquer son principe de fonctionnement ?
S. T. — Il s’agit, comme sur les premiers orgues, d’oscillateurs. De la compositrice Éliane Radigue aux derniers tubes techno, beaucoup de sonorités sont émises par des oscillateurs. Nous avons donc fabriqué une lutherie spatiale, un objet qui va réagir mécaniquement à différents facteurs qui l’actionneront en temps réel. Quand nous le récupérerons, il aura enregistré durant un an toutes les variations de paramètres choisis en amont et sera en mesure de transmettre ces données à un oscillateur pour produire du son.
G. C. — Mais comment l’orgue va-t-il transmettre ces valeurs ?
S. T. — À partir d’un courant électrique qui lui-même pilote une note. Mais là, nous parlons seulement de la partie « orgue ». Mon projet fonctionne en réalité sur un duo d’instruments. Le deuxième acteur de ce projet est le « partitionneur », qui correspond plutôt à l’aspect logiciel de l’œuvre. Il enregistre de son côté les valeurs de capteurs installés sur l’ISS : gyroscope, altimètre, héliographe, thermomètre, voltmètre, etc., une dizaine d’appareils en tout. Ce logiciel fabrique à partir de ces éléments et pendant tout le temps du voyage, soit environ un an, une partition pour piano.
G. C. — Oscar est donc « branché » directement sur l’ISS ?
S. T. — Non justement ! car la plate-forme sur laquelle Oscar est arrimé est indépendante de la station. Il s’agirait plutôt d’un alien, qui plus est dans une boîte noire… Oscar n’a aucune
interaction avec les personnes qui travaillent à bord de l’ISS, ni avec la Terre. Il est totalement autonome et c’est l’une des difficultés de ce projet. Il est solidaire d’une expérience qui l’accueille, nommée IRCoster, elle-même arrimée sur cette grande machine. Ses instruments ne peuvent être ajustés ou réparés depuis la station. C’est en cela qu’Oscar ne me paraît pas faire partie de ces objets « fétiches » que l’on emporte avec soi. Ce n’est pas un symbole que l’on transporterait dans l’Espace, mais bien un dispositif au travail, dont la conception est conditionnée à la mission.
G. C. — Comment ce « partitionneur » va-t-il écrire une musique pour piano ?
S. T. — C’est un peu complexe. Tout est ici question de rotation. Un système informatique va écrire des rythmes euclidiens, de manière cyclique, mais de façon mélodique. Une écriture musicale qui peut faire penser aux principes répétitifs de certaines musiques traditionnelles. Un logiciel fait tourner un cercle qui possède un certain nombre de pas. Quand il ne se passe rien, le logiciel distribue par exemple trois notes sur cette séquence de pas. Cela constituera un métronome, si on veut. Selon les informations qu’il va recevoir d’un capteur ou d’un autre, il ne va plus distribuer trois notes, mais huit par exemple, et ces notes vont changer de mode, en fonction d’un autre capteur, modifier la tessiture, changer la fondamentale d’un accord, ainsi de suite.
G. C. — Je comprends… ce logiciel va en quelque sorte écrire toute la grammaire musicale, décider des changements de fréquence, d’octave, de durée, etc., sur un rythme constant ?
S. T. — Pas tout à fait constant. J’ai introduit un peu d’arythmie. C’est un métronome volontairement mal réglé ! L’ensemble fonctionne en réalité non pas avec un cercle rythmique, mais trois. La combinaison de ces différents facteurs détermine la composition finale.
G. C. — Votre orgue « capteur-compositeur » va donc fonctionner ainsi de manière autonome pendant un an. Mais que se passera-t-il ensuite ?
S. T. — La première étape est son retour sur Terre. Nous récupérerons les données et disons, pour simplifier, que nous en imprimerons une partition. Si tout se passe bien, cette partition
sera lisible et il ne sera pas nécessaire d’intervenir. Nous pourrons la proposer à une ou un pianiste. La pièce sera alors destinée à être interprétée par un duo oscillateur et pianiste. D’un
côté une onde, de l’autre les notes du piano.
G. C. — Mais ils ne vont pas jouer pendant un an… Comment avez-vous pensé cette relation au temps ?
S. T. — Il y a en effet plusieurs versions, ou interprétations prévues. La première est une version installée : une version « exposition ». On découvrira le synthétiseur produisant l’onde et un piano mécanisé associés dans une installation autonome. Cette version n’est possible que si l’on présente la durée totale du voyage pour retrouver la sensation de l’écoulement du temps. Cette pièce ne cherchera pas à produire une « efficacité » musicale, car parfois il ne se passe rien dans l’Espace. Il y aura donc des moments plus ennuyants ! La deuxième version est live. Il s’agira de travailler avec une ou un pianiste pour choisir ensemble comment interpréter une portion d’une heure, par exemple. Une version annexe serait un enregistrement de cette interprétation, donc une diffusion, une édition, une forme multiple. La troisième possibilité, qui m’intéresse de plus en plus, serait de travailler avec une ou un chorégraphe. J’ai envie que le corps humain soit en jeu, que quelque chose d’encore plus physique soit présenté, avec une dimension d’interprétation plus poussée, et plus libre.
Oscar, une œuvre spatiale de Stéphane Thidet, un film documentaire d’Alexander Murphy
Alexander Murphy réalise, avec le soutien de Rubis Mécénat, un film qui documente l’avancée du projet OSCAR. Le réalisateur a suivi Stéphane Thidet dans sa recherche artistique et
l’élaboration du dispositif technique d’OSCAR par les membres du LISA. La première partie retrace la vie terrestre d’OSCAR, de sa conception à sa mise en œuvre technique.
Ce film est en accès libre sur le site OSCAR, journal d’une expérience artistique dans l’Espace https://oscar-iss.space/ – Pour accéder au film, c’est ICI
L’artiste
Né en 1974, Stéphane Thidet est diplômé de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris. Dans ses œuvres, il manipule et transforme des sons, des images filmées, des objets
manufacturés ou encore des éléments naturels extraits de leur environnement d’origine.
En 2015, il crée From Walden to Space, une pièce musicale, issue de l’hybridation de l’œuvre Walden ; or, Life in woods (1854) de Henry David Thoreau et du programme spatial Mercury
Seven (1958), qui mêle performance sonore et musique auto-générée sous la forme d’un vinyle ou d’une sculpture habitable. En 2018, à travers son installation Détournement, il crée un méandre éphémère de la Seine au sein de la Conciergerie de Paris en souvenir de la grande crue de 1910.
Stéphane Thidet a été lauréat de l’appel à projets de création en impesanteur de l’Observatoire de l’Espace du Cnes en 2023 et a réalisé au cours du vol à bord de l’avion ZERO-G l’œuvre Détachement qui restitue par le son et l’image l’absolue liberté d’un objet inerte placé en impesanteur.
L’artiste est représenté par la galerie Aline Vidal à Paris, ainsi que par la galerie Laurence Bernard à Genève.
http://www.stephanethidet.com/
Photo d’en-tête : Composition 3D d’OSCAR sur la plateforme Bartolomeo de l’ISS – Photo David Ducros