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Tempête dans un crâne d'électeur

Tempête dans un crâne d’électeur: Becht** or not Becht

Tribune libre

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A la veille d’un vote décisif, qui façonnera profondément l’avenir de la France, chaque citoyen, avant de s’enfermer dans l’isoloir,  réfléchit. Il faut au moins l’espérer. Tempête dans un crâne chez certains, doutes, interrogations, mais aussi certitudes ancrées ou simplement résolution à tout mettre à terre, pour voir. D’autres, appelés à faire barrage dans un front républicain composite se boucheront le nez en glissant leur bulletin dans l’urne ou échafauderont des calculs complexes pour justifier un choix qu’ils ne veulent pas. Pour illustrer ces dilemmes, UP’ Magazine vous propose ce texte de Bernard Umbrecht, électeur d’une circonscription alsacienne. Il nous livre l’état de sa pensée avant le vote. Nul doute que beaucoup se reconnaitront. 


« J’avais appelé à voter au premier tour pour le Nouveau Front populaire. Le seul enjeu du deuxième tour est de faire en sorte que le RN n’atteigne pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale et réduire, autant que possible, le nombre de ses députés. Il s’agit maintenant de faire front démocratique ».
**Olivier Becht, candidat d’Ensemble en lice face à un candidat RN dans la 5ème circonscription du Haut-Rhin.

Dans les décombres du rempart

« En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences.»
(Victor Hugo : Claude Gueux .1834. Cité par Patrick Boucheron)
Sacré Hugo ! Toujours là quand on a besoin de lui. Voilà celui qui se prenait pour Jupiter habillé pour l’hiver et face aux ruines du barrage qu’il prétend incarner pour la troisième fois.

Le vote mulhousien

Mais commençons par les résultats électoraux à Mulhouse. Dans la ville même, découpée en deux circonscriptions, la gauche arrive en tête avec respectivement 39 % (Droite : 29 %, RN : 24 %), dans la 5ème, la mienne, et 49 % (RN : 26 % et droite : 18%) dans la 6ème. A la faveur du découpage électoral qui consiste depuis longtemps à diluer la gauche mulhousienne dans un environnement de droite voire d’extrême droite, ces résultats s’inversent. Les deux candidates -l’une Génération.s, l’autre LFI -, en tête à Mulhouse passent en troisième position – certes qualifiées pour le second tour – dans les deux circonscriptions. Elles se désistent.
Je ressère dans un premier temps mon propos sur la circonscription qui me concerne directement, Il me reste donc, pour dimanche prochain, comme candidats d’une part Olivier Becht, ancien ministre du gouvernement d’Élisabeth Borne, et d’autre part le candidat d’extrême droite.
Becht or not Becht ?

Je précise d’emblée que ce n’est pas la question pour moi. Bien entendu, je n’hésiterai pas à appuyer sur son nom (A Mulhouse nous avons toujours d’antiques ordinateurs de vote). Mais cela ne répond à aucun automatisme et encore moins à une consigne de vote. Je tiens à donner le sens de mon geste. Car, j’avais déjà, par deux fois, voté pour Emmanuel Macron au deuxième tour des deux dernières élections présidentielles pour constater aussitôt qu’il piétinait mon vote. Plus récemment, dans sa Lettre aux Français, il n’a rien trouvé de mieux que de qualifier mon bulletin de vote d’« immigrationniste », néologisme lepéniste et d’agiter le spectre de la « guerre civile », thème zémourrien.
Alors voter dimanche prochain pour l’un de ses anciens ministres ?

E. Macron n’a pas seulement dissous l’Assemblée nationale, il a aussi dissous la fonction présidentielle, n’ayant jamais été le président de tous les Français. Et, au lieu de prendre en compte l’état de misère symbolique dont souffrent nos concitoyens pour y trouver remède, il s’est employé à « souiller », comme l’écrit Patrick Boucheron, «chaque station de notre histoire nationale […] par une parole qui en méprise la dignité (à Oradour-sur-Glane, le 10 juin il se déclare ravi de leur avoir « balancé une  grenade dégoupillée dans les jambes », et c’est sur l’île de Sein qu’il s’en prend, le 18 juin, au programme totalement immigrationniste du Front populaire). Inutile de commenter plus avant : Emmanuel Macron est sorti de l’histoire. Et s’il y entre à nouveau, c’est pour y occuper la place la plus infâme qui soit en République, celle des dirigeants ayant trahi la confiance que le peuple leur a accordée en ouvrant la porte à l’extrême droite – d’abord en parlant comme elle, ensuite en gouvernant comme elle, enfin en lui laissant le pouvoir. »
(Patrick Boucheron : Contre l’extrême droite, sortir de la torpeur, maintenant !)

Avec la dissolution de l’Assemblée nationale, le Président de la République a accepté la cohabitation avec le RN tout en organisant le matraquage du Nouveau Front populaire. Ceci dit, cependant, je n’ai jamais été partisan d’un anti-macronisme primaire parce que je le considère comme un piètre substitut à l’absence d’analyses des forces réelles en présence dans le monde et qui dépassent même les pouvoirs d’un président de la République. Quand bien même ce dernier les accompagnerait sans discernement. En outre, c’est le RN qui profite de cela.

Alors, certes, Olivier Becht s’est présenté sans étiquette, il n’en est pas moins classé Ensemble par le Ministère de l’Intérieur. Dans son Carnet de campagne n°2, il appelait les électeurs de sa circonscription à « refuser le chaos des Extrêmes » avec majuscule et point d’exclamation.
« Livrer la France au chaos des extrêmes de droite et de gauche serait catastrophique surtout à 15 jours des Jeux Olympiques, lorsque le monde entier nous regarde ». Qui donc a dissous l’Assemblée nationale peu avant les Jeux Olympiques ?
Avec sa colistière, qui fut sa suppléante et a été députée Renaissance lorsqu’il a été nommé ministre, il ajoute à ce machiavélisme d’opérette en couleur rouge et bleue sur fond blanc, cette fois à l’encre noire : « Mais l’on ne peut pas non plus donner un chèque en blanc à M. Macron qui a commis beaucoup d’erreurs ».
Celui qui a été de la même promotion de l’ENA qu’E. Macron se gardera bien de nous dire quelles ont été ces erreurs. Trop nombreuses ?
Je passe rapidement sur la caricature, d’opérette elle aussi, qu’O. Becht fait de ses adversaires notamment de la gauche accusée contre toute évidence de vouloir sortir de l’Otan, de s’exclure de l’Euro et de l’Europe, d’assommer les Français d’impôts « quand les riches auront quitté le pays ». Lui qui se vante d’avoir contribué à l’installation de Microsoft en Alsace (un immense centre de données pour le cloud et l’IA) croit-il encore que la firme californienne paye des impôts ? Mais au-delà de cela, on cherche en vain chez lui comme chez la plupart des candidat.e.s, de droite comme de gauche, l’ombre d’un souci quant aux effets sur les esprits des nouvelles technologies, en particulier celles de la dite « intelligence » artificielle. Dans sa diatribe contre le Nouveau Front populaire, il n’hésite pas à aller sur le terrain de l’extrême droite affirmant qu’il va ouvrir la porte à « 200 millions de réfugiés climatiques » Et toujours attiser les peurs. Il affirme sans rire que voter pour le RN c’est risquer que « l’extrême gauche mette le feu au pays 10 jours avant les Jeux olympiques ».
Une meilleure tenue des arguments sortis de la basse rhétorique des deux extrêmes n’aurait pas nui à un débat réellement démocratique.
Alors, voter pour lui ? Il ne nous facilite pas la tâche. Et déjà on entend poindre la tentation du vote blanc ou nul. A Mulhouse, le vote nul n’est pas programmé sur les ordinateurs.

Rappel de ce qu’est le RN

Une analyse sérieuse du RN par O. Becht aurait été la bienvenue. Un collectif de plus d’un millier d’historiennes et d’historiens ont contribué récemment à un rappel utile sur ce qu’ils et elles appellent « la plus grande des menaces pour la République et la démocratie » :
« Malgré le changement de façade, le Rassemblement national [RN] reste bien l’héritier du Front national, fondé en 1972 par des nostalgiques de Vichy et de l’Algérie française. Il en a repris le programme, les obsessions et le personnel. Il s’inscrit ainsi dans l’histoire de l’extrême droite française, façonnée par le nationalisme xénophobe et raciste, par l’antisémitisme, la violence et le mépris à l’égard de la démocratie parlementaire. Ne soyons pas dupes des prudences rhétoriques et tactiques grâce auxquelles le RN prépare sa prise du pouvoir. Ce parti ne représente pas la droite conservatrice ou nationale, mais la plus grande des menaces pour la République et la démocratie.
La préférence nationale , rebaptisée priorité nationale, reste le cœur idéologique de son projet. Elle est contraire aux valeurs républicaines d’égalité et de fraternité et sa mise en œuvre obligerait à modifier notre Constitution. Si le RN l’emporte et applique le programme qu’il annonce, la suppression du droit du sol introduira une rupture profonde dans notre conception républicaine de la nationalité puisque des personnes nées en France, qui y vivent depuis toujours, ne seront pas Françaises, et leurs enfants ne le seront pas davantage. […] Au-delà, le programme du RN comporte une surenchère de mesures sécuritaires et liberticides. Inutile de recourir à un passé lointain pour prendre conscience de la menace. Partout, lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir par les urnes, elle s’empresse de mettre au pas la justice, les médias, l’éducation et la recherche. Les gouvernements que Marine Le Pen et Jordan Bardella admirent ouvertement, comme celui de Viktor Orban en Hongrie, nous donnent une idée de leur projet : un populisme autoritaire, où les contre-pouvoirs sont affaiblis, les oppositions muselées, et la liberté de la presse restreinte ».
(Collectif : Nous, historiennes et historiens, ne nous résignons pas à une nouvelle défaite, celle des valeurs qui, depuis 1789, fondent le pacte politique français)

Le petit matelot de l’extrême droite dans ma circonscription veut carrément rétablir des « bureaux de douane » entre la France et l’Allemagne. Plus il y aura de frontières, plus il sera content. Est-ce cela que certains veulent expérimenter ? Le retour au Moyen-Âge ?
L’urgence du moment électoral est d’empêcher que le RN ne parvienne à la majorité absolue et de réduire le plus possible le nombre de ses élus. C’est le seul vrai danger aujourd’hui, il n’y a pas d’autre priorité. C’est pourquoi, bien que je ne sache pas ce qu’il fera de mon apport, ni quel sera son positionnement futur, j’appuierai sur le bouton Olivier Becht.

Sauver l’honneur du Haut-Rhin

Je le ferai aussi pour contribuer à sauver l’honneur du Haut-Rhin s’il se confirmait que ses électrices et électeurs s’apprêtent à voter majoritairement pour les représentants d’un parti fondé entre autres par d’anciens Waffen SS, et qui n’a pas démontré qu’il avait rompu avec cette tradition. Ils en sont même fiers. A preuve, le candidat RN arrivé en tête de la première circonscription du Haut-Rhin (Colmar), un anglais bon chic bon genre, Laurent Gnaedig. a affirmé lors d’un débat mercredi soir sur BFM Alsace que les propos de Jean-Marie Le Pen – prononcés en 1987 et réitérés par la suite – sur les chambres à gaz nazies comme « point de détail de l’histoire » étaient «une erreur de communication« et qu’il ne pensait pas que c’était « une remarque antisémite ». C’était juste un mauvais choix de mot. Il est relancé par un journaliste présent en plateau : « La justice a tranché sur ce point-là et donc, vous dites que ce n’est pas antisémite ? » Réplique de M. Gnaedig : « Moi j’ai encore des doutes actuellement…». Ce n’est pas un dérapage. Il dit cela très tranquillement. Et ce n’était pas sa première sortie du genre. Dans un autre débat au soir du premier tour, il répondait à une question d’un candidat LR qui lui demandait si en supprimant le droit du sol, le RN allait renvoyer sa nièce, il répondait : « la préfecture s’occupera de son cas, ne vous inquiétez pas ».
Les RN se lâchent déjà avant même d’avoir gagné. Qu’est-ce que ce sera après ?

Voter pour

Il ne suffira pas de ne pas voter pour le ou la candidat.e du RN. Il faudra apporter sa voix à celui ou celle qui est susceptible d’empêcher son élection. C’est une question de responsabilité démocratique, même si ce n’est pas facile.
Dans son tract du deuxième tour, Olivier Becht atténue quelque peu la fallacieuse rhétorique des deux extrêmes sans l’abandonner pour autant afin de concentrer le thème du chaos sur l’extrême droite. Il sait que « rien n’est gagné » mais cherche plutôt des voix de droite sans se soucier d’en accueillir de gauche. La tolérance zéro qu’il prône ne s’applique plus qu’aux voyous alors qu’auparavant il fourrait dans le même sac « les délinquants, les trafiquants, les cambrioleurs, radicaux et terroristes ». Tout en continuant à s’opposer à la taxation des fortunes, il dit vouloir construire autre chose. Nous serons au moins d’accord sur ce dernier point à défaut de l’être sur son contenu.

Un maire « qui ne comprend pas »

« Les habitants de ma commune ont pour la plupart de hauts revenus, il n’y a aucun problème de sécurité et le village est doté de tous les équipements, je ne comprends pas ce vote RN ». C’est ce qu’affirmait le maire anonyme d’une petite commune non nommée dans le journal L’Alsace. Il serait temps que la gauche lui apporte une réponse au-delà de l’explication simpliste d’un clivage ville / campagne. Ce cas précis concerne celles et ceux qui, travaillant dans la ville centre, habitent les villages dortoirs environnants. Il y a de l’urbain dans le rural. Ils/elles ne connaissent l’insécurité que par les médias de Bolloré. Et, à la campagne, l’urbain se sent seul, en manque de relations sociales.
Le monde a changé et change sans cesse et à une vitesse folle, ce qui trouble fortement les esprits qui se mettent en quête de boucs émissaires. La seule révolution que les pseudo-révolutionnaires ignorent, c’est la révolution technologique.

Au degré zéro de la pensée

Plus généralement, la gauche n’a pas fait entendre de musique du désir dans la cacophonie pulsionnelle suscitée par le populisme industriel de la « télécratie ». Celle-ci, exploitant les pulsions, détruit le désir et par là même ce qu’Aristote appelait la philia qui est ce qui lie les habitants d’une cité, façonne leur vivre-ensemble. Le populisme industriel est ce qui réduit les temps de conscience à des « temps de cerveaux disponibles ».

Nous avons rarement assisté à une élection aussi téléguidée construisant notamment la pure fiction d’un duel Bardella – Mélenchon qui n’avait aucune réalité mais alimentait les phantasmes pulsionnels des foules. On ne peut que regretter que Mélenchon se soit si complaisamment prêté au jeu. Son apparition éclair au soir du premier tour, en porte-parole de lui-même, m’est apparu comme l’expression d’un égocentrisme indécent. Il n’était pas le représentant des candidats et élus du Nouveau Front populaire pour qui j’avais voté. La prise de parole de leur représentante, Marine Tondelier, était déjà enregistrée mais a été ignorée des médias à son profit.

Dans son livre La télécratie contre la démocratie / Lettre ouverte aux représentants politiques, paru en 2006, il y aura bientôt vingt ans, à la veille de l’élection présidentielle de 2007qui opposa N. Sarkozy à S. Royale, Bernard Stiegler diagnostiquait que nous en étions arrivés au « degré zéro de la pensée ». Il reprenait l’expression du procureur Jean-Claude Martin à propos des assassins (appelés le « gang des barbares ») d’Ilan Halimi. Il appelait, notamment Ségolène Royal, qui prônait un désir d’avenir, à donner un coup d’arrêt à la dérive du « populisme télécratique ». Il notait que « lorsque le désir ne lie plus les pulsions à travers les structures sociales capables de les transformer en sublimation, c’est-à-dire en inventions sociales (artistiques, scientifiques, politiques, techniques, etc.), les pulsions se déchaînent et ruinent la société. »

Je propose à votre réflexion l’extrait ci-dessous du livre de Bernard Stiegler, sachant bien entendu que l’auteur n’en est pas resté là dans ses analyses mais il ne me parait pas inutile d’en revenir à ces débuts. Il y parlait de la « télé-cratie », ajoutant le tiret pour signifier qu’il n’en parlait pas seulement comme de la radio-télévision – le Berlusconi d’hier s’appelle aujourd’hui Bolloré – mais de ses extensions déjà en route à l’époque où ne culminaient cependant pas encore les réseaux (a)sociaux, alimentés, aujourd’hui, par l’IA et particulièrement manipulés par l’extrême droite . Peut-on parler d‘algo-cratie ?

« Le populisme en général, c’est ce qui met la régression, la grégarité et la xénophobie au cœur de l’action politique, en flattant dans « le peuple » ce qui, dans le collectif, tend à tirer les individus vers des comportements de masses, et en vue de faire des pulsions qui caractérisent les foules une arme de pouvoir.
Le populisme industriel, c’est ce qui utilise le pouvoir des médias de masse, et en particulier des médias audiovisuels, pour soutirer une plus-value financière des pulsions que ces médias permettent de provoquer et de manipuler, et singulièrement, dans le cas de la télévision, ce que l’on appelle la « pulsion scopique ».
La politique pulsionnelle, qui est le règne de la misère politique, c’est ce qui consiste à faire du populisme industriel, et sans vergogne, une occasion de démultiplier les effets du populisme politique.
Le populisme industriel, dont l’apparition tient à des causes très précises, conduit à ce que, à propos de la façon dont Silvio Berlusconi a conquis le pouvoir en Italie (après avoir échoué à imposer la Cinq aux Français, malgré le soutien de François Mitterrand), on a appelé, et d’un très vilain mot, la « télécratie ».
Cette « télé-cratie », au cours de la dernière décennie, s’est imposée dans d’innombrables « démo-craties » industrielles, bien au-delà de Berlusconi. Et elle les ronge de l’intérieur : elle les détruit. C’est elle qui, à travers ce que j’ai analysé ailleurs comme une misère symbolique, engendre nombre des maux dont les apprentis sorciers font leurs principaux arguments de campagne – et il s’agit de maux à la fois comme ce qui cause la souffrance du désir, et comme ce qui permet de manipuler cette souffrance, c’est-à-dire de la leurrer (de lui donner l’espoir illusoire de l’apaiser), au risque de l’exaspérer encore plus, et d’engendrer ainsi, à la longue, des comportements littéralement furieux.
Il est grand temps qu’un vaste mouvement social, pacifique, mais résolu, s’oppose à cette télécratie, qui détruit l’espace politique même, et qui emporte irrésistiblement les hommes et les femmes politiques de France et d’ailleurs vers des formes de populisme variées, mais toutes plus dangereuses les unes que les autres. C’est pourquoi, s’il y aura, en 2007, ce qui sera voté, qui sera un fait, et qu’il faudra accepter – comme le résultat de ce que la démocratie française est devenue – il faudrait aussi, et sans tarder, pour redonner sans attendre des couleurs à la vie démocratique, et au-delà de la misère politique télécratique, qu’un mouvement social ouvre une nouvelle perspective, non pas contre ce vote, mais face à ce vote. Ce mouvement du renouveau devrait précéder, accompagner et dépasser ce vote – et commencer à déplacer la question politique vers un autre terrain que celui du marketing politique. »
(Bernard Stiegler : La télécratie contre la démocratie / Lettre ouverte aux représentants politiques. Flammarion 2006. p.19-20)

Agir pour la suite non pas contre le résultat du vote mais face à lui. Tout ce qui est simplement anti est voué à l’échec. Ce qu’il faut c’est commencer à construire une véritable bifurcation. Il n’y a pas d’alternative à cela. Ce n’est pas la fin de l’histoire.

Pour faire front poétique

La gauche n’a pas besoin de grandes gueules, de coups d’éclats qui ne servent qu’à alimenter la scène médiatique. Elle n’a nul besoin d’un matamore mais d’un renouvellement de la pensée, d’une pensée conçue comme thérapeutique, une pansée. Elle devrait aussi écouter l’avertissement de Patrick Chamoiseau. L’écrivain martiniquais, s’il approuve les mesures économiques et sociales du Nouveau Front populaire, « capables d’oxygéner une justice sociale », note cependant que ce serait « une folie » que d’« organiser la lutte de fond contre l’extrême droite autour de cette seule dimension matérielle ». Il précise :« Le capitalisme protéiforme a réduit l’humain à son pouvoir d’achat. Partis, syndicats, comités, médias libres, instances de médiations ou de service public, ont été dégradés. La chaîne d’autorité vertueuse qui animait les vieux tissus sociaux (depuis les institutions jusqu’au cadre familial) s’est vue invalidée sous les priorités du Marché. Le travail, autrefois source d’accomplissement individuel par un arc-en-ciel d’activités, a été réduit à un « emploi » monolithique, besogne maintenant précaire, dépourvue de signifiances, qui avale sans ouvrage les exaltations de la vie. Dès lors, cet affaiblissement de l’imaginaire (noué aux précarités existentielles) abîme les individuations en individualismes. Il entretient une peur constante de la déchéance sociale. Il cherche des boucs émissaires, et nourrit des réflexes du rejet de l’Autre, du repli sur soi, de crispations inamicales dessous les vents du globe, avec des hystéries racistes, sexistes, antisémites ou islamophobes, habitant de grands désirs devenus tristes… A cela s’ajoute une raréfaction de la rencontre avec de puissantes stimulations culturelles qui ne relèveraient pas de la simple consommation. Ces involutions néo-libérales génèrent un obscurantisme diffus, sans rêves, sans combats, sans idéaux. Les prépotences moyenâgeuses, les trumpismes démocratiques et les boursouflures de l’extrême droite, y fleurissent. Ce maelstrom hallucinant ne saurait se conjurer sur le long terme par des mesures d’économistes, ni être minoré face aux immanences écologiques. »
(Patrick Chamoiseau : Pour faire front poétique. Texte initialement paru dans Libération, le 21 juin 2024, reproduit sur le site des Humanités avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Bernard Umbrecht, Chroniqueur invité UP’

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