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Internet : La fin d’un rêve ?

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Depuis quelques temps, plusieurs voix se font entendre régulièrement pour nous alerter sur la fin du rêve de l’Internet. De libérateur, le réseau mondial serait devenu, en deux décades, oppresseur ou plus prosaïquement centralisé et vidé d’idéaux. Une des dernières alertes audibles a été lancée par le blogueur iranien Hosseiin Derakhshan, avec son cri : « Internet se recroqueville ». A sa sortie de la prison dans laquelle il avait croupi pendant six ans pour crime de parole, le blogueur ne retrouvait plus le réseau décentralisé qui lui avait valu les foudres de la justice de son pays. Aux idées, il ne voit désormais se succéder plus que des « likes » et aux textes, des flux continus d’images. «Autrefois, Internet était une chose suffisamment sérieuse et puissante pour m’envoyer derrière les barreaux. Aujourd’hui, c’est apparemment à peine plus qu’un loisir. ».
Le rêve d’Internet serait-il donc fini ? C’est en tout cas ce que pense Jennifer Granick dans une conférence retentissante qu’elle a donné fin août. Directrice des libertés civiles au Centre pour l’Internet et la Société de l’Université de Stanford, cette femme juriste, influente et écoutée dans le monde de l’Internet, nous livre une analyse qui devrait mobiliser tous ceux qui croient encore à un Internet libérateur.
Nous avons choisi de retranscrire pour les lecteurs de UP’ les grands moments de cette conférence donnée au Black Hat 2015 à Las Vegas.
 
« Il y a vingt ans, je croyais en un Internet libre, ouvert, interopérable : un endroit où chacun pouvait s’exprimer librement et où toute personne qui voulait l’entendre, pouvait écouter et répondre. Je croyais en l’éthique du hacker : l’information devrait être librement accessible et la technologie informatique allait rendre le monde meilleur. Je voulais participer à ce rêve – le rêve que la liberté sur Internet devienne une réalité. En tant qu’avocate, je voulais protéger les pirates et les codeurs des tentatives prédatrices de la loi afin qu’ils puissent contribuer à ce travail important.
Mais aujourd’hui, ce rêve de liberté de l’Internet est en train de mourir.
 
Pour le meilleur ou pour le pire, nous avons priorisé des choses comme la sécurité, la civilité en ligne, l’interface utilisateur, et la propriété intellectuelle au-dessus de valeurs comme la liberté et l’ouverture. L’Internet est moins ouvert et plus centralisé. Il est plus réglementé. Et en plus, il est moins global, et plus divisé. Ces tendances – la centralisation, la réglementation et la mondialisation – s’accélèrent. Et elles vont définir l’avenir de notre réseau de communication.
 
D’ici vingt ans,
 
• Vous ne saurez plus nécessairement grand-chose sur les décisions qui affectent vos droits, comme obtenir un prêt, un emploi, ou une voiture. Tout cela va être décidé par des algorithmes informatiques et aucun humain ne sera vraiment en mesure d’en comprendre les motivations ni les raisons.
• L’Internet va devenir beaucoup plus comme la télévision et beaucoup moins comme la conversation mondiale que nous avions envisagée il y a 20 ans.
• Plutôt que d’être renversées, les structures de pouvoir existantes seront renforcées et reproduites, et ce sera particulièrement vrai de la sécurité.
• La conception de la technologie de l’Internet facilitera de plus en plus la censure et le contrôle plutôt que les défaire.
 
Cela n’est pas une fatalité. Pour changer le cours de ces tendances, nous devons poser des questions et prendre des décisions difficiles.
 
Que signifie pour les entreprises vouloir tout savoir sur nous, et pour des algorithmes informatiques prendre des décisions  de vie et de mort ? Devrions-nous nous inquiéter plus d’une autre attaque terroriste à New York, ou de la capacité que doivent avoir les journalistes et ceux qui sont soucieux des droits de l’homme de continuer à travailler? Quel est le niveau de liberté d’expression dont une société libre a vraiment besoin?
 
Comment pouvons-nous cesser d’avoir peur et commencer à être sensibilisé à ce risque ? La technologie évolue dans un âge d’or, celui de la surveillance. La technologie peut-elle établir maintenant un équilibre des pouvoirs entre les gouvernements et les gouvernés pour se prémunir contre l’oppression sociale et politique ? Étant donné que les décisions prises par les entreprises privées définissent les droits et la sécurité individuelle, comment pouvons-nous agir et faire que l’intérêt public soit protégé et l’innovation permise ? Qui est responsable de la sécurité numérique? Quel est l’avenir du rêve de la liberté sur Internet?
 
Le rêve de la liberté de l’Internet
 
Pour moi, le rêve de la liberté d’Internet a commencé en 1984 avec le livre de Steven Levy « les hackers, héros de la révolution de l’ordinateur. ». Levy nous a raconté l’histoire des anciens codeurs et des ingénieurs qui croyaient que tous les renseignements devaient être librement accessibles. Ils ont imaginé que les ordinateurs permettraient aux gens de prendre leurs propres décisions sur ce qui était bien ou mal. Autonomiser les populations dépendait avant tout du principe de décentralisation. La décentralisation était dans l’ADN même de l’Internet à ses débuts ; des terminaux intelligents, mais des tuyaux muets, qui transporteraient ce que l’intelligence de l’esprit humain pourrait créer, à qui voudrait l’entendre.
 
Aujourd’hui, notre capacité à connaître, modifier et faire confiance à la technologie que nous utilisons est limitée à la fois par la loi et par notre capacité à comprendre les systèmes complexes.
 
Le « bricolage » est un impératif
 
Le bricolage est un impératif. « La liberté de bricoler » pourrait ressembler à un passe-temps, mais elle est très importante. Cette idée recouvre notre capacité d’étudier, de modifier et finalement comprendre la technologie que nous utilisons – et qui structure et définit nos vies.
 
Sans la liberté de « bricoler », le droit de désosser ces produits, nous vivrons dans un monde de boîtes noires opaques. Nous ne savons pas ce qu’elles font, et nous serons punis si nous tentons d’y pénétrer.
Pourtant, la technologie génère plus d’informations sur nous que jamais, et sera de plus en plus en mesure de le faire. Cette situation change profondément l’équilibre des pouvoirs entre nous, les entreprises et les gouvernements. Dans les vingt prochaines années, nous allons assister à des progrès étonnants dans l’intelligence artificielle et l’apprentissage de la machine. Les logiciels vont décider si une voiture peut rouler avec un passager de plus, ou démarrer sous certaines conditions. Les logiciels vont décider qui obtient un prêt, et qui obtient un emploi. Or, comme le droit de la propriété intellectuelle protégera hermétiquement ces programmes, alors le public n’aura strictement aucune idée sur la façon dont ces décisions qui le concernent sont prises. Le Professeur Frank Pasquale a appelé cela la Black Box Society.
 
 
La Black Box Society
 
Dans une Black Box Society, comment savoir si le résultat produit par ces systèmes est conforme à l’intérêt public ? La première étape est évidemment la transparence, mais notre capacité de comprendre est limitée par la loi actuelle et aussi par les limites de notre intelligence humaine. De surcroît, les entreprises qui fabriquent ces produits pourraient ne pas savoir nécessairement comment leur produit fonctionne tant la complexité et l’autonomie des algorithmes est grande. Or, sans une information adéquate, comment pouvons-nous démocratiquement surveiller et contrôler ces décisions? Nous allons ainsi devoir apprendre à vivre dans une société qui est moins juste et moins libre.
Pour l’instant, il y a encore peu de réglementation sur la sécurité logicielle. Mais cela va changer. Dans un monde où les logiciels sont de plus en plus opaques et fermés, omniprésents, la responsabilité logicielle est inévitable et nécessaire. Cela va rendre le code plus cher, plus conservateur, moins innovant.
 
Comment en sommes-nous arrivés là ?
 
Nous sommes passés d’un internet de bout en bout –c’est-à-dire un internet décentralisé, démocratique, neutre, où l’intelligence était à chaque bout et pas dans les tuyaux-, à un internet de tuyaux intelligents qui ouvre de nouveaux modèles d’affaires, une qualité et des prix différenciés et qui enferment les gens dans des réseaux propriétaires comme ceux de Facebook, d’Androïd, d’Apple ou de TenCent. Comme le disait Tim Wu dans son livre The Master Switch, dans ce nouveau cycle, l’internet va finir par devenir l’égal de la télévision. Voici venu le temps de la centralisation, de la réglementation et de la globalisation. Le prochain milliard d’utilisateurs d’internet risque de venir d’un pays sans premier amendement, d’un pays qui ne respecte pas les droits de l’homme, peut-être même d’un pays sans procédure régulière ou sans règle de droit.
 
Mais si l’on blâme les entreprises et les gouvernements, il faut aussi faire notre propre mea culpa en tant qu’utilisateurs. Oui, nous. Nous qui avons quitté les blogs pour Facebook, nos serveurs de messagerie pour Gmail, cédé aux bienfaits du nuage, cette informatique oligopolistique qui renforce le contrôle, la surveillance et la régulation. La première victime de cette centralisation est la confidentialité. Et la loi n’a pas réussi à nous protéger de la prolifération de la capture de nos données.
 
La sécurité n’est pas le contraire de la vie privée
 
Pour avoir une chance de revenir au rêve de la liberté sur Internet, nous devons mettre en œuvre des réformes juridiques pour mettre fin à la suspicion que représente l’espionnage généralisé. Nous devons protéger nos e-mails et nos données. Nous devons rejeter totalement les lois secrètes de surveillance, parce que la loi secrète est une abomination dans une démocratie. Mais allons-nous faire tout cela ?
 
La sécurité n’est pas le contraire de la vie privée. Vous pouvez améliorer la sécurité sans porter atteinte à la vie privée – par exemple par le verrouillage des portes d’un poste de pilotage. En fait, la vie privée protège la sécurité. Un militant des droits de l’homme en Syrie ou un homosexuel en Inde ont besoin du respect de leur vie privée pour ne pas être tués. Nous devrions penser la sécurité avec plus de nuances, que de penser seulement la sécurité au détriment de celle des autres. Car penser ainsi ne construit pas la sécurité d’un réseau mondial.
 
Le développement de grands réseaux propriétaires a développé le contrôle et la censure. Le droit d’auteur a toujours été la première cause de censure, mais le développement de la propriété l’étend toujours plus loin. Le problème est que les gens applaudissent quand Google retire des contenus de revenge porn, quand Youtube supprime les vidéos de propagande de Daech, quand Twitter adopte des politiques plus sévères sur les tweets racistes. La censure ne cesse de se renforcer : en faisant pression sur les plates-formes et les intermédiaires, les gouvernements peuvent contrôler indirectement ce que nous disons et ce que nous vivons.
 
De combien de liberté d’expression une société vraiment libre a-t-elle besoin ? A combien de souveraineté une Nation doit-elle renoncer, pour permettre à un véritable réseau mondial de prospérer ? Nous avons le choix entre la balkanisation du réseau et une course vers le bas qui le fera bientôt ressembler à la télévision. Qu’allons-nous choisir ? »
 
Sources :  alireailleurs 
 
Vidéo intégrale de la conférence de Jennifer Granick :
 

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