Si la destruction du patrimoine culturel est souvent présentée comme un résultat collatéral des conflits, elle est également associée, dans certaines régions, à l’iconoclasme destructeur de groupes fondamentalistes armés. Des exemples récents incluent la destruction au lance-roquette des Bouddhas de Bamiyan, Afghanistan, datant du VIe siècle ap. J.-C., et la démolition des mausolées et mosquées médiévaux de Tombouctou au Mali.
Ces événements sont cependant les aspects les plus perceptibles d’une menace globale pesant sur le patrimoine culturel, dont les groupes extrémistes ne sont pas les seuls représentants. Pillage et commerce illégal d’antiquité et développement industriel et urbain incontrôlés ont également contribué à l’endommagement et à la disparition de ce patrimoine à travers le monde.
Une collaboration internationale
Le patrimoine culturel peut être défini comme tangible (sculptures, monuments) ou intangible (traditions orales, arts performatifs) ; mobile (peintures, manuscrits) ou non (sites archéologiques). Ce patrimoine peut représenter une période historique particulière, ou encore symboliser le pouvoir d’une nation à travers son passé glorifié. Enfin, il peut être la source de revenus très rentables. Le patrimoine culturel a ainsi été l’objet de manipulation, de destruction, et de trafic depuis des millénaires, un phénomène illustré tout aussi bien par le pillage des tombes pharaoniques il y a plus de 2 500 ans que par l’annihilation de Carthage par Scipion en 146 av. J.-C.
C’est en novembre 1945 que les représentants de différents pays se rassemblent pour tenter d’identifier les causes des deux conflits consécutifs qui viennent d’ébranler le monde. Ce groupe est composé de politiciens, de scientifiques, de philosophes et d’artistes. Une partie du problème, déterminent-ils, se trouve dans “l’incompréhension mutuelle des peuples”, et dans l’incapacité d’apprécier et de préserver cette diversité culturelle.
À la fin de cette conférence, 37 des pays présents créent l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’Éducation, la Science et la Culture) et signent sa constitution. L’année suivante, seulement 20 pays ratifieront le texte. L’institution est alors dédiée à la promotion de “la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité”, à l’avancement de la connaissance interculturelle et à la protection des expressions culturelles sous toutes leurs formes. Cette collaboration internationale permet rapidement de supporter d’importants projets de préservation et de protection, tels que le chantier d’Abu Simbel en Égypte.
Lors de la 17e session de l’UNESCO, en novembre 1972, les États membres adoptent la “Convention concernant la protection du patrimoine mondial », et créent le label “Patrimoine mondial”, réservé aux réalisations culturelles (système de route andin, la grande muraille de Chine) et aux paysages naturels (chutes d’Iguazu et le parc national Göreme en Turquie) exceptionnels.
La Convention décrète que “la dégradation ou la disparition d’un bien du patrimoine culturel et naturel constitue un appauvrissement néfaste du patrimoine de tous les peuples du monde”. Elle souligne également l’aspect universel de la propriété de ces biens et des responsabilités nécessaires à leur protection.
En 2015, un total de 802 biens culturels et 32 biens mixtes sont enregistrés dans 163 États membres à travers le monde. Au cours des 70 dernières années, une série de conventions, recommandations et déclarations, ont largement contribué au développement et à la mise en œuvre de nouvelles régulations permettant d’aborder de nombreux problèmes tels que le trafic illégal et la protection du patrimoine lors de conflits, tout en participant à la définition et protection du patrimoine intangible (calligraphie mongole ou cérémonie Lango de purification des jeunes garçons en Ouganda).
Les problèmes persistent et s’accentuent
En 2015, malgré le développement de ce cadre institutionnel, 46 sites du patrimoine mondial, et 38 pratiques culturelles sont considérés en danger de disparition. Ces chiffres s’ajoutent à la destruction du patrimoine non listé, qui fait aussi la une des journaux actuels.
En Crimée et en Ukraine, la directrice générale de l’UNESCO, Irina Bovoka, a exprimé à plusieurs reprises ses inquiétudes quant au manque de protection des biens culturels et archéologiques dans la région, et la destruction de plusieurs églises et forteresses historiques a déjà été signalée. En Arménie, corruption et idéologie nationaliste ont ensemble mené à la quasi-éradication de la vieille ville d’Erevan datant du XVIIIe et XIXe siècle. En Bolivie encore, les activités minières non contrôlées menacent la survie de l’occupation coloniale du Potosi datant du XVIe siècle.
Ces problèmes ne sont pas l’apanage des pays en voie de développement. Le patrimoine architectural de New York, tel que l’American Folk Art Museum, est largement négligé. Aux États-Unis toujours, c’est près de 80 % du patrimoine archéologique qui a été endommagé.
En Grèce, Italie, Portugal et Espagne, ainsi qu’en Asie du Sud-Est, le pillage systématique et répandu vient alimenter un marché illégal et international d’antiquité, estimé à plus d’un milliard d’euros par an. Certains de ces artefacts pillés seront pourtant revendus sur les sites de vente internet, ou même à Sotheby’s, venant parfois enrichir les collections des musées nationaux..
Une mémoire partagée, un dénominateur commun
Pourquoi, malgré les efforts développés par les institutions internationales, le patrimoine culturel est-il toujours en danger ?
Plusieurs raisons peuvent être avancées. Certains blâment les programmes nationalistes visant à politiser ce patrimoine en vue de la création d’un passé plus conforme à leur idéologie. D’autres mettent en valeur une législation inadaptée et le contraste existant entre les énormes profits générés par le trafic international d’antiquités d’une part, et le risque pénal relativement faible qui y est associé. Le manque d’application des régulations mises en place par l’UNESCO est également pointé du doigt.
Au-delà des limitations institutionnelles, ces problèmes émergent également des différences existant entre les nations et individus sur le concept de patrimoine mondial, et son rôle dans la sauvegarde de la mémoire de l’humanité.
Lorsque la Convention de l’UNESCO est signée en 1946, le monde émerge à peine de deux conflits majeurs. Les Nations Unies sont créées et, parfois en dépit d’une realpolitik bien implantée, la majeure partie des États membres participe à l’identification et la définition de dénominateurs communs, objectifs partagés qui résisteraient aux idéologies et politiques individualistes, alors considérées comme destructrices. Cet universalisme ambiant est particulièrement bien représenté dans la Déclaration universelle des droits de l’homme.
La première difficulté rencontrée par les membres de l’UNESCO était donc de définir une série de valeurs universelles qui préserveraient et promouvraient un monde culturellement riche et varié. Ce fut particulièrement visible à travers les activités de l’Ahnenerbe sous l’Allemagne nazie, un institut de recherche, dirigé par Himmler, qui avait pour fonctions d’étudier la culturelle arienne et de produire des preuves supportant l’idéologie impérialiste et raciste d’Hitler. Les états membres voient alors dans ces processus destructeurs, l’une des menaces les plus importantes pour la paix mondiale.
L’UNESCO décide ainsi que l’accumulation des expériences et productions humaines, incarnée par notre patrimoine culturel, devait être préservée. Ce patrimoine, témoin de l’hétérogénéité de l’expérience humaine, servirait de dénominateur commun. Les leçons de la Charte sont simples : le passé n’appartient à aucune nation, il est une mémoire collective partagée ; une culture n’est pas une entité hermétique et fermée, c’est un concept fluide, qui se construit en permanence d’ajout venant d’autres cultures.
Afin de soutenir cet effort, une collaboration internationale sur le plan juridique et scientifique a été développée. Les mesures de l’UNESCO, du Conseil International des Monuments et des Sites (ICOMOS) et d’INTERPOL, ont produit des résultats positifs, tels que l’inscription des marchands d’art sur un registre international, ou la réduction des échappatoires juridiques permettant l’introduction d’artefacts pillés sur le marché légal.
La condamnation de la mémoire
En Ancienne Égypte, l’un des pires châtiments donnés à un individu était de voir son nom effacé au ciseau de tous les monuments du pays, laissant la personne condamnée à l’oubli pour l’éternité. Dans la Rome Antique, ce type de sentence posthume était connue sous le nom de damnation memoriae, la condamnation de la mémoire.
À l’opposé de cette condamnation, c’est la protection et préservation de la mémoire partagée de l’humanité qui est au cœur du programme du Patrimoine mondial. Alors que la guerre fait rage en Syrie, les mêmes pays qui se sont engagés à préserver cet inestimable patrimoine il y a 50 ans doivent une fois encore, au-delà des impératifs politiques et économiques, reconnaître ce qui est aujourd’hui en jeu et réaliser que nous ne disposons que d’une unique chance de sauver notre passé.
Bastien Varoutsikos, Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.