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Droit du travail et emploi : la difficulté de réformer

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La revue Droit social (Edition Dalloz) rend compte, dans son numéro du mois d’avril, du grand débat qu’elle avait organisé début décembre – bien en amont donc de la présentation du projet de la loi Travail. Le dossier confronte les points de vue de juristes et d’économistes afin de signaler et mettre en perspective quelques-uns des principaux enjeux de la réforme.
 
Olivier Favereau, qui signe l’avant-dernière contribution et la plus riche, y expose le point de vue de l’ « économie institutionnaliste ». Plutôt qu’une réponse à Pierre Cahuc – dont on lira un résumé de la contribution ci-dessous –, l’article d’Olivier Favereau pourrait être vu comme une réponse anticipée à la chronique que publiait récemment François Bourguignon dans Le Monde du 24 mars. Celui-ci y expliquait que l’on devait considérer comme établi le lien entre le surcroît de chômage observé en France sur les trente dernières années par rapport aux autres pays européens (hors pays de l’Est et hors Espagne) et la rigidité, plus forte qu’ailleurs, du marché du travail. Il précisait en outre que cette rigidité était incompatible avec les transformations économiques et technologiques à venir, qui nécessiteraient au contraire une plus grande flexibilité du marché de l’emploi (tout en appelant à prendre également des mesures complémentaires visant une meilleure adéquation entre les qualifications demandées et offertes).
Le moins que l’on puisse dire est que les positions des économistes sur le sujet continuent de diverger. Si l’on y ajoute les différences d’appréciation des juristes sur l’opportunité de développer la négociation d’entreprise ou de réduire la protection qu’offre la loi à la partie faible au contrat – pour se limiter à ces deux thèmes –, on peut se demander si un débat où les positions se confronteraient sérieusement est encore possible, ou bien s’il reste juste à tirer le rideau.

Les termes et les enjeux du débat

Les contributions qui se succèdent dans ce dossier apportent plusieurs éclairages intéressants des termes et enjeux d’une réforme du droit du travail.
Le directeur du bureau de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) pour la France, Cyril Cosme, rappelle à quel point la structure et l’organisation du droit du travail – au-delà de la protection de la partie faible au contrat, que l’on retrouve partout – varient d’un pays à l’autre, en fonction de l’histoire, des traditions et cultures juridiques, du degré de coopération entre acteurs économiques et sociaux, mais aussi des préférences collectives et des choix politiques. Ce qui rend délicats les exercices de transposition des lois d’un pays à l’autre, en particulier lorsqu’on en attend des effets sur l’emploi. Indépendamment de la source du droit (le juge et sa jurisprudence, le contrat, l’accord collectif et la loi) sur laquelle le débat a tendance à se focaliser en France, l’élément essentiel pourrait bien être la façon dont les acteurs et partenaires sociaux se saisissent des cadres juridiques, lorsque des changements sont nécessaires – encore faut-il qu’ils y soient disposés et qu’ils aient les capacités de le faire.
 
L’ancien chef d’unité adjoint de la Direction Générale Emploi de la Commission européenne, Fernando Vasquez, questionne quant à lui l’orientation politique dominante en Europe. En effet, depuis maintenant une dizaine d’années, il semble y avoir un consensus autour du fait que la recherche de la compétitivité et l’augmentation du niveau de l’emploi exigent un abaissement des coûts et des standards sociaux, ce que l’auteur remet en question. Il souligne aussi la manière problématique dont est désormais perçue la mobilité intracommunautaire et la divergence croissante des pays de l’UE, qui ont cessé de coopérer pour ne plus établir entre eux que des relations de pure concurrence.
 
Marie-Claire Carrère-Gée, Présidente du Conseil d’orientation pour l’emploi, présente le rapport récent de celui-ci, qui dresse un panorama détaillé des réformes du marché du travail mises en œuvre en Europe ces dernières années, sur la base des données élaborées par la Commission européenne ou le Bureau international du travail. Les premiers effets de ces réformes y sont analysés à l’aune de trois critères : l’emploi, la compétitivité, ainsi que les inégalités et la pauvreté. Toutefois le rapport ne réussit pas à établir que les évolutions observées sont effectivement la conséquence des réformes mises en œuvre.
 
Les deux contributions suivantes sont signées par des professeurs de droit. Pascal Lokiec plaide pour que l’affirmation d’un lien de causalité entre droit du travail et chômage – sur laquelle aucun consensus n’existe du côté des économistes, rappelle-t-il – ne soit pas prise pour un fait établi par le juriste (c’est-à-dire aussi les membres du Conseil constitutionnel, lorsque cela tombe sous son contrôle). Réciproquement, il met en garde contre une analyse économique qui ne prenne pas en compte la subordination et les droits fondamentaux. Ensuite, il rappelle les principaux outils qui sont déjà à la disposition des employeurs pour permettre la flexibilité du travail. Il évoque aussi les différents modes de régulation juridique existant en droit du travail : la réglementation, l’exigence de justification, la délégation aux acteurs et l’incitation (au sens de règle susceptible d’orienter les comportements). Il explique ainsi que ces modes ont vocation à coexister, chacun d’entre eux répondant à des finalités différentes, et ne sont certainement pas voués à se substituer les uns aux autres. Ce besoin de régulation juridique, explique-t-il, se fait actuellement plus particulièrement ressentir à cause de deux facteurs : d’une part, l’essor du « non salariat » ou, en interne, la remise en cause de la subordination et des protections associées (au motif d’une autonomie croissante des salariés, parfois passablement ambiguë) ; d’autre part, l’adaptation du salarié aux évolutions de l’emploi, à la fois dans et hors de l’entreprise, et la responsabilité de l’Etat en la matière.
 
Arnaud Martinon, également professeur de droit, brosse, quant à lui, un état du droit de licenciement pour motif économique. Il relève ainsi des tensions juridiques sur le contrôle du motif du licenciement (les causes du licenciement, le périmètre d’appréciation, le débiteur des obligations) ou parfois à sa marge (la modification du contrat de travail ni personnelle, ni économique, le champ du reclassement ou la définition du groupe de reclassement ou d’emplois substituables). Il explore ensuite les changements envisageables, des plus radicaux, comme l’autorégulation ou la taxation, aux plus anodins. Il envisage ainsi, par exemple, la possibilité de neutraliser les cas de nullité des licenciements et/ou de réduire le montant des dommages et intérêts, de renforcer et sécuriser des plans de départs volontaires ou d’autoriser les accords de PSE à inclure des propositions de transactions individuelles, voire d’autoriser des accords collectifs de rupture, sur le mode des accords de maintien de l’emploi (si les employeurs trouvent des syndicats pour les signer).
 
Jean-Denis Combrexelle, Président de la section sociale du Conseil d’Etat, plaide, comme dans son rapport remis en septembre, pour la négociation collective, en mettant en avant le succès des accords de PSE, nés de la loi de sécurisation de l’emploi, ainsi que (mais peut-on considérer qu’il s’agisse d’un succès ?) l’obligation de négocier au niveau des branches les contreparties en termes d’emploi au Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) dans le cadre du Pacte de responsabilité. Mais il souligne également, plus généralement, l’augmentation du thème de l’emploi dans les accords collectifs à tous les niveaux. Certes, ni la négociation collective, ni d’ailleurs aucun autre dispositif de droit du travail ne créent directement des emplois, concède-t-il. Mais celle-ci peut être un puissant levier de performances économiques et sociales, elles-mêmes porteuses d’emplois. Cela vaut tout particulièrement pour la négociation d’entreprise, ajoute-t-il, parce qu’elle est à la fois plus proche des choix économiques de l’entreprise et des choix individuels des salariés. À le suivre, la charge de la preuve en incombe toutefois aux acteurs eux-mêmes. Manière de dire que sans engagement réciproque de leur part, rien ne se passera… ou peut-être tout autre chose que ce qui était prévu, si une partie domine l’autre (mais cela Jean-Denis Combrexelle ne le dit pas). 
 
Christophe Radé, également professeur de droit, trace un rapide un bilan de la négociation collective sur l’emploi. Au niveau de l’entreprise, la mise en œuvre des 35 heures a sonné le glas des accords offensifs, explique-t-il, au profit exclusif d’une négociation de sauvegarde de l’emploi, qui présente elle-même un bilan mitigé. Et les syndicats peuvent avoir le sentiment aujourd’hui que leur accord est recherché surtout lorsqu’il s’agit de légitimer des suppressions d’emploi ou d’en régler les conséquences. Dans ce contexte, se demande alors l’auteur, ne vaudrait-il pas mieux, une fois admis le caractère inéluctable des restructurations, basculer plus clairement dans une logique économique en laissant les entreprises déterminer le nombre des emplois supprimés et en leur imposant de financer des dispositifs de reconversion professionnelle. Cela permettrait de supprimer les phases de discussion internes qui conduisent souvent, plutôt qu’à un renforcement des mesures de reclassement, à une surenchère financière autour des indemnités de départ.
 
Les deux contributions suivantes sont signées par des professeurs d’économie. Pierre Cahuc explique comment il est possible, dans certains cas, d’établir une relation de cause à effet entre des règles de droit et l’emploi. Une stratégie consiste – à défaut d’expérimentations, souvent difficiles à mettre en œuvre – à repérer, par exemple, des changements de réglementation qui affectent de façon différenciée des individus ou des entreprises similaires. Ainsi, par exemple, on peut dans le cas d’un dispositif d’allégement des charges qui concerne les entreprises jusqu’à un certain seuil d’effectif, comparer les évolutions de l’emploi de part et d’autre de ce seuil et d’attribuer alors (ou non) à ce dispositif un effet de dynamisation de l’emploi. Au-delà de cet exemple, de très nombreuses études empiriques, mobilisant ces mêmes méthodes, montrent que le coût du travail a un impact négatif sur l’emploi, et qu’il en va de même des règles de droit renchérissant ce coût. Toutefois, une règle qui accroît le coût des licenciements a a priori un effet ambigu sur l’emploi, car si elle renchérit le coût du travail, elle dissuade aussi d’opérer des licenciements. Les mêmes méthodes d’analyse permettent alors de départager ces effets. Elles mettent ainsi en évidence les effets négatifs de la protection de l’emploi sur ce dernier. Elles montrent également que celle-ci contribue à creuser les inégalités en protégeant les salariés ayant accès à des emplois stables au détriment des autres. Deux pistes méritent ainsi d’être envisagées pour sortir de l’impasse, explique l’auteur. Tout d’abord, la possibilité de réduire le salaire minimal et de confier à la fiscalité la tâche de redistribuer le revenu plus efficacement, en ciblant les transferts vers les ménages à plus bas revenu, en fonction de la situation familiale, avec des effets moins dommageables pour l’emploi que des salaires rigides à la baisse. Deuxièmement, celle d’assouplir les licenciements économiques en leur associant une mutualisation des coûts de reclassement des salariés. Celle-ci pourrait être financée par une modulation des cotisations à l’assurance chômage, en fonction de l’historique des ruptures de contrat de travail dans l’entreprise (c’est-à-dire qu’une entreprise avec un taux de licenciement plus élevé paierait plus). Cela suppose toutefois que la redistribution fonctionne bien et ne se heurte pas à d’autres empêchements. 

Le point de vue de l’économie institutionnaliste, en guise de réponse

Olivier Favereau fait l’effort, dans sa contribution, de répondre à une bonne partie des communications précédentes, en explicitant le point de vue de l’économie institutionnaliste, pour laquelle, explique-t-il, l’économie ne précède pas les institutions. Le droit en particulier a ainsi sa légitimité propre, qui ne se résume pas à l’efficacité économique, à supposer même que celle-ci puisse être définie de façon unique. Le droit est ainsi envisagé comme une « ressource » avant d’être une contrainte et/ou une modification des incitations.
De plus, une règle ne peut être considérée de manière isolée, en faisant abstraction d’un ensemble plus vaste avec lequel elle fait système. Les grandes tendances que l’on peut malgré tout identifier par zones ou ensembles de pays ne montrent aucune « solution miracle » pour l’emploi. Pour autant, le type de « monde commun » qu’instaurera le droit déterminera la forme des relations qu’entretiendront entre eux les acteurs collectifs et individuels.
Sur la question de la compétitivité, l’auteur souligne que le coût du travail ne détermine pas à lui seul la compétitivité d’un produit. Une entreprise qui ne serait capable de soutenir la concurrence qu’en payant des salaires faibles ne serait tout simplement pas compétitive. Enfin, au niveau d’une nation, la compétitivité résulte d’un mélange de positions d’entreprises compétitives et non compétitives et, en définitive, renvoie à l’ensemble des institutions qui assurent une performance collective, c’est-à-dire une productivité du travail suffisante pour assurer la viabilité du modèle social national. La mobilité du travail dans l’Union européenne est faible, problématique et source d’effets pervers – lorsqu’elle est un prétexte à la mise en concurrence des modèles nationaux. Ce qui suggère alors l’hypothèse, explique-t-il, que celle-ci n’est alors justement pas suffisamment « équipée » sur le plan institutionnel pour produire tous ses effets positifs. Mais cela vaut également, plus généralement, pour le projet d’Union centré sur une économie entièrement vouée à la libre concurrence.
Pour les mêmes raisons, l’économiste devrait s’astreindre, explique l’auteur, avant de parler du type de contrat de travail souhaité, à préciser au préalable le type de prestation attendu du salarié. En effet, une contribution personnelle à un processus d’apprentissage collectif ne se commande évidemment pas de la même façon que la participation à une chaîne de production. Pour illustrer les précautions à prendre lorsqu’on prétend tirer des conclusions de telle ou telle mesure de flexibilisation des relations de travail, l’auteur évoque le cas allemand. La création d’emplois supplémentaires dont on crédite généralement les réformes Hartz pose toutefois d’autres questions lorsque l’on observe que, si les emplois ont bel et bien augmenté, le nombre d’heures de travail en revanche est resté étonnant stable.
Partant de la théorie des organisations, l’économie institutionnaliste, poursuit l’auteur, voit dans l’entreprise un dispositif d’apprentissage organisationnel, inscrit dans une relation de pouvoir « privé » – entre l’employeur et le salarié –, dont l’efficacité économique dépend de sa capacité à susciter la confiance de la partie faible. L’obligation de motiver le licenciement et la possibilité d’un contrôle par le juge, pour répondre à Arnaud Martinon, contribuent alors toutes les deux à asseoir cette confiance. Par ailleurs, parce qu’elle fait la distinction entre le statut de société et l’entreprise, l’économie institutionnaliste suggérerait volontiers, explique-t-il, de mettre l’obligation de reclassement à la charge du groupe (lorsqu’il existe), plutôt qu’à celle de la société juridique.
Les relations sociales sont caractérisées, dans notre pays, par une méfiance instinctive à l’égard des entreprises. Or, la mauvaise qualité des relations de travail pèse négativement sur le taux d’emploi, comme cela a été démontré par T. Philippon. Si la méfiance se nourrit de l’asymétrie de pouvoir, comme on peut le penser, il est logique de chercher à reconquérir la confiance par un véritable rééquilibrage des pouvoirs, et donc notamment l’élargissement des dispositifs instituant des administrateurs salariés. Cela permettrait d’aller vers une codétermination à l’allemande ou à la suédoise, dont il faudrait également trouver les moyens, sans doute constitutionnels, de les étendre aux PME et TPE.
 
Pour finir, Nicole Belloudet, professeur de droit, membre du Conseil constitutionnel, analyse le contrôle exercé par ce dernier sur la législation du travail, notamment à destination des législateurs. Le contrôle du Conseil constitutionnel n’est pas extrêmement intrusif. C’est un contrôle balancé qui dans la situation actuelle porte attention au plein emploi mais assure des garanties de protection pour les salariés, écrit-elle. Aussi est-il peu probable que des avancées ou simplement de véritables éléments de réponse sur le sujet puissent venir du Conseil constitutionnel.
 
La question de l’emploi et la course à la compétitivité à laquelle la majorité des économistes se sont rangés pose aujourd’hui un redoutable défi au droit du travail, dont les fondements et la légitimité sont mis à mal. Cela demanderait une clarification et réaffirmation autrement plus forte que celle proposée par ce dossier, même si ce dernier permet un début de prise de conscience.
 
Jean BASTIEN, consultant auprès des comités d’entreprise.
Ses pôles d’intérêt englobent notamment l’économie, l’organisation des entreprises et les questions du travail.

Livre « Entreprises : la grande déformation » d’Olivier Favereau – Edition Parole et silence, 2015

Dossier : le travail en débat

 
Cet article est précédemment paru dans nonfiction.fr
 
 

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