« Si nous sommes sans colère quand nous voyons les autres bafoués, exploités, humiliés, il est clair que nous ne les aimons pas ». Ces propos de l’Abbé Pierre* peuvent-ils s’appliquer à celles et ceux qui, face aux enjeux environnementaux, ne ressentent ni gêne, ni angoisse, ni colère ? Les forêts brûlent, les pôles fondent, la biodiversité s’effondre au journal de 20h et nous ne faisons rien. La criminelle insignifiance des efforts accomplis pour entraver les catastrophes écologique et humanitaire annoncées méritent pourtant largement que nous nous mettions en colère. Pas besoin d’être doué d’une sensibilité exacerbée, un minimum d’empathie pour le genre humain – comme le simple fait d’aimer ses enfants – devraient normalement suffire à ressentir une salutaire indignation : les risques que nous acceptons de leur faire courir sont tout simplement inadmissibles ! Alors, pourquoi ne nous mettons pas plus en colère ?
Commençons par remettre les choses à leur place : la colère n’est pas la violence. Comme les autres émotions primaires (joie, peur, surprise, dégoût, tristesse) elle possède des dizaines de nuances. Il n’existe que des colères. Dire que colère égale violence, c’est aussi excessif que prétendre que peur égale panique ou tristesse égale suicide. La colère n’est ni mauvaise ni honteuse mais vitale. Et elle ne se situe pas non plus du « côté obscur », n’en déplaise à tous les Dark Vador de comptoir. Elle est juste un indicateur psychologique précieux, un signal d’alarme instinctif : celui qui retentit lorsque nous sentons que notre dignité est menacée, notre besoin de justice bafoué, l’avenir de nos enfants piétiné ; lorsque l’on estime que les limites – celles de la décence et de la biosphère – ont été franchies. Nous sommes en danger et nous devons nous mettre en colère. Nos émotions profondes n’ont pas vocation à être étouffées. Elles existent et nous devons les écouter, pour notre santé (demandez à votre cardiologue) mais aussi pour celle de la planète. Alors réhabilitons le droit à la… que dis-je ? le devoir de colère !
La question n’est pas de savoir si nous sommes tous responsables mais si nous le sommes tous également.L’une des raisons pour lesquelles nous nous irritons si peu, c’est vraisemblablement que nous ne savons pas à qui nous en prendre, sinon à nous-mêmes. Notre colère n’a pas d’objet. En effet, on nous répète tellement que « nous sommes tous responsables de la crise écologique » que nous avons fini par y croire. La bonne blague : la question n’est pas de savoir si nous sommes tous responsables mais si nous le sommes tous également. Les dirigeants de Total ou de BNP Paribas n’ont bien évidemment pas les mêmes responsabilités que Monsieur Gilet qui a besoin de sa voiture (diesel) pour aller gagner sa croûte. Leurs décisions et celles de leurs actionnaires sont susceptibles d’entraîner le rejet de milliards de tonnes de GES supplémentaires dans l’atmosphère ! Alors qui ose encore nous mettre tous sur le même plan qu’eux ou que MM. Trump, Castex, Macron et les lobbies qui les conseillent ? Et lorsque j’entends certains de mes amis écologistes se complaire dans l’autocritique en ânonnant que « nous sommes tous responsables », j’ai envie de leur dire d’arrêter de jouer les cadors. Ça suffit ! Nous ne pouvons plus continuer à nous flageller sans évaluer d’abord le degré de responsabilité de chacun. Tous responsables peut-être, tous coupables, non ! Réclamons proportionnalité ! Réclamons justice !Ces coupables, nous les connaissons : ce sont ceux qui dirigent notre système. Car – et c’est une évidence toujours bonne à rappeler – notre système actuel d’organisation ne se dirige pas seul. Il possède suffisamment de présidents, de leaders, de dirigeants, de directeurs, de dominants, de meneurs, de gérants, de chefs, de grands patrons, d’élus et d’actionnaires pour que l’on sache précisément à qui s’en prendre ; ces personnes ont demandé à être aux responsabilités, elles sont (souvent grassement) rémunérées pour cela alors prenons-les au mot et ne les laissons pas nous embobiner : nul ne gravit patiemment les échelons pour prétendre au final n’avoir aucun pouvoir ! Nos dirigeants sont responsables de la situation et quelques-uns, à la tête de multinationales sont des criminels. Si nous voulons que les choses changent, c’est vers eux, et non vers nous, que doit être dirigée notre colère.
Qui peut croire que la catastrophe sera évitée grâce à des initiatives individuelles… alors que c’est précisément l’individualisme qui est l’une de ses causes !Rejeter la responsabilité d’un désastre sur ceux qui vont le subir plutôt que sur ceux qui le causent est une tactique éprouvée dans le domaine de la manipulation de l’opinion. La culpabilisation des victimes fonctionne à tous les coups : « n’oublie jamais, Citoyen, que tout est de ta faute ! La pollution plastique, les pesticides, les poissons, la viande, le pétrole, tout est à cause de toi (et ceux qui gagnent des milliards en te les vendant n’y sont pour rien). Pense bien à couper le robinet pendant que tu te laves les dents, ça te fera oublier que 90% de l’eau potable est pompée par l’agriculture et les entreprises ! » Trêve de plaisanterie : les solutions à la catastrophe planétaire ne peuvent pas reposer sur les épaules des individus. Si nous étions individuellement capables de résoudre les problèmes collectifs, ça se saurait depuis mille ans. Nous ne nous serions pas échinés, siècle après siècle, à nous doter d’organes de décision centralisés, de gouvernements, de lois et d’impôts ! De qui se moque-t-on ? Bien sûr, chacun a les moyens et doit changer son mode de consommation individuel pour lutter, à sa mesure, contre la crise écologique mais, bon sang ! Qui peut croire que la catastrophe sera évitée grâce à des initiatives individuelles… alors que c’est précisément l’individualisme qui est l’une de ses causes ! Les solutions seront politiques et collectives ou ne seront pas. Nous ne nous en sortirons pas si nous ne sommes même pas capables de nous alarmer et de nous mettre dans une froide et juste colère. Ils ne comprennent que ça.La toile du vivant est aujourd’hui salement élimée et menace de se déchirer. L’atmosphère de notre planète est malade. Nous avons déjà 38°C de fièvre et ça continue de monter. Encore quelques degrés et nous serons morts. Que faisons-nous ? Rien. Ou presque. Sur les cent quatre-vingt-seize pays qui ont signé les accords de Paris, seuls trois respectent leurs engagements. Misère. L’impéritie de ceux qui mènent le monde est criminelle. Tôt ou tard, le temps de la justice environnementale viendra. Mais, en attendant, nous avons besoin, humains que nous sommes, de nous reconnecter d’urgence à nos émotions vitales. Nous ne nous en sortirons pas si nous ne sommes même pas capables de nous alarmer et de nous mettre dans une froide et juste colère. Ils ne comprennent que ça. Nous devons leur rappeler que nous les voyons, qu’ils devraient avoir honte et qu’ils ne s’en tireront pas impunis. Parce qu’il est question des conditions d’existence et de la survie de tous les humains à venir. Nous devons être prêts à désobéir. Le temps des amabilités est fini. Celui de la colère est venu.La vie est belle. Aimons-la, protégeons-là. Soyons furieux.
Eric la Blanche est journaliste et auteur spécialisé dans l’écologie et les neurosciences. Colère ! contre les responsables de l’effondrement écologique est son nouvel essai (éd Delachaux & Niestlé – sortie le 24 septembre 2020). Il est également l’auteur de Pourquoi votre cerveau n’en fait qu’à sa tête (Ed. First) et scénariste d’une bande dessinée (Ed. La Plage) et d’une série d’animation (Canal+) sur la pollution cachée des choses – sortie en octobre.
*Abbé Pierre, Emmaüs ou venger l’homme… en aimant, 1979.
Merci, très bon texte, très réaliste.
Grand plaisir de te lire ici, Eric. Ca me fait moins regretter que mon abonnement ait été renouvelé le mois dernir sans mon accord préalable ! Merci pour ce rappel de la citation de l’Abbé Pierre…. et pour le reste !
Nos dirigeants sont responsables de la situation et quelques-uns, à la tête de multinationales sont des criminels. Qui élit les dirigeants ? Qui achétes les produits des multinationales ? Qui ràle contre la taxe carbone ? Qui bloque les éoliennes en mer ? La théorie du bouc émissaire est un peu trop facile: Les dirigeants, les riches, les lobbies, les multinationales, et autres… cela dédouane un trop facilement le bon peuple qui se fout de l’écologie, parce qu’il veut consommer. Parce que les peuples pauvre veulent devenir plus riches et en meilleures santé. Le moralisme écolo, ne mêne qu’à l’amertume… Lire la suite »
Bonjour, vous êtes en train de nous la refaire « à l’envers », comme on dit ;-). La doxa habituelle, c’est que (presque) tout est de la faute du bon peuple (comme vous dites). Il consomme, il vote, il gaspille et il ne ferme pas l’eau quand il se brosse les dents. Or, c’est justement cette idée reçue que j’essaie de démonter dans mon livre « Colère ! ». Accuser en permanence le consommateur-électeur est avant tout une stratégie de communication qui dédouane ceux qui nous dirigent. C’est exactement pour cela qu’elle a été conçue. J’essaie donc de la remettre à l’endroit en montrant… Lire la suite »
Pas si simple Eric la blanche… Quand on a compris qu’il n’y a pas d’autres issues que de réduire drastiquement nos consommations, que l’on sait que notre boulimie résulte de décennies de manipulations mentales (ce qui nous donne des circonstances atténuantes), quand par ailleurs on se dit « éduqué », qu’attend-t-on pour se donner les moyens de mobiliser massivement sur cette option en mettant bien en évidence qu’elle n’est pas punitive mais pleine de promesse si la sortie organisée de la société de consommation de fait pas le haut vers un nouveau siècles des lumières, cette fois pour tous. L’heure est à… Lire la suite »
Cher Alain,
je suis tout à fait d’accord avec vous. Et j’ajoute, c’est la raison d’être de mon livre, que nous n’y parviendrons pas si nous ne parvenons pas à nous réapproprier notre droit à la colère et à nous en servir pour établir des rapports de force. Nous sommes bien trop « gentils » !
Cordialement,
Eric la Blanche