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« L’innovation ascendante » et le rôle clé de l’utilisateur

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Les recherches en sciences sociales sur le processus d’innovation ont dû beaucoup s’employer pour faire reconnaître l’importance du rôle joué par les usagers. Ceux-ci sont en effet longtemps demeurés la figure marginale des travaux sur les sciences et les techniques. L’image d’un inventeur démiurge, puis celle de la toute puissance de la production, des laboratoires de R&D et des services marketing, cantonnent toutes plus ou moins l’usager au rôle (certes décisif) de consommateur, ou de testeur. Pourtant, plusieurs études de cas sont venues fortement remettre en cause cette représentation.

C’est en menant des recherches très fines sur les premiers temps de la diffusion du téléphone dans les campagnes américaines, ou bien en s’intéressant au rôle primordial des amateurs dans les transformations de la radio, qu’historiens et sociologues ont pointé l’implication décisive de certaines catégories d’usagers dans la construction des technologies (les femmes des campagnes du début du 20ème siècle, les radio amateurs des années 1920).

Tout d’abord, ces deux exemples rappellent utilement que la question du rôle des usagers et de leur implication active n’est pas un phénomène exclusivement contemporain (ou assimilable à un quelconque « choc du futur »). Second intérêt, ils appartiennent (déjà) tous deux au domaine des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), comme la majeure partie des exemples mis en avant par les travaux universitaires sur l’innovation ascendante (le logiciel libre, le wifi, etc.).

Plutôt que de revenir sur les fondements d’une théorie de l’innovation ascendante apparue au fil des années 1980 et rendue fameuse depuis les années 2000 en France, faisons un rapide détour par les exemples et les études de cas sur lesquels s’appuient ces réflexions. De la célèbre planche de surf à la multitude des outils collaboratifs d’internet, et de l’instrumentation scientifique à Boeing et ses sous-traitants, de quels usagers est-il question, et quel rôle leur attribue-t-on ? Dans quelle mesure participent-ils au processus d’innovation ?

Eric Von Hippel, principal promoteur du concept d’innovation ascendante, se situe à la frontière des mondes de l’université et de l’innovation technologique. Pour avoir déposé plusieurs brevets dans le domaine électromécanique lié au fac-simile au début des années 1970, puis enseigné au MIT tout en développant une activité de consultant (L.U.C.I., pour Lead User Concepts Inc.) à partir de son premier concept à succès (« lead user »), cet auteur appuie ses travaux sur des études de cas très diverses. Des études quantitatives sur la conception des instruments de recherche scientifique constituent une première période (1979-1988).

Les usagers, alors, sont des scientifiques désireux de mettre au point les outils nécessaires à la conduite de leurs propres recherches. Ils sont, de ce point de vue, les mieux à même de connaître leurs propres besoins, et en situation de parvenir à leurs fins. Selon les exemples (semi-conducteurs, plastiques, etc.), les usagers peuvent également s’avérer être les manufacturiers ou encore les fournisseurs. Autant de catégories d’acteurs qu’Eric Von Hippel présente comme les « usagers » à un moment précis du système de production qui veut que l’on recourre à des sous-traitants… dont on devient l’usager (il prend le cas de l’avionneur Boeing). L’exemple de l’instrumentation scientifique en appelle un autre en matière de TIC, celui de la conception d’Internet.

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Patrice Flichy a montré combien il est décisif de comprendre que les universitaires qui imaginent et produisent ce dispositif (dans les années 1970) le font certes en tant que concepteurs, mais qu’ils en sont surtout les premiers et principaux utilisateurs bénéficiaires. Aussi dessinent-ils un outil qui répond à leurs attentes, bien avant que celui-ci ne soit diffusé plus largement. Dans ces situations, les usagers finaux forment d’abord un cercle réduit et relativement fermé – à l’apparition potentielle d’autres catégories d’usagers.

Dans un tout autre contexte, Ronald Kline et Trevor Pinch ont montré comment les fermiers américains se sont réappropriés les voitures au début du 20ème siècle en les transformant pour leur activité professionnelle. De moyen de transport, celles-ci deviennent des outils de ferme, utilisés comme sources d’énergie (pour pomper, par exemple), usages qui exercent en retour des incidences sur la façon dont les constructeurs vont diversifier leurs gammes de produits. Les cadres de l’usage se transforment.

Eric Von Hippel tire de ses exemples sur le monde scientifique l’idée générale qu’en observant certains usagers pionniers particulièrement visionnaires (ou lead users), l’entrepreneur peut méthodiquement mettre au point de nouveaux sentiers d’innovation qu’il n’aurait pu envisager seul. Par la suite, ce même chercheur va sensiblement vulgariser son approche en s’appuyant conjointement sur le cas du windsurf, et sur celui beaucoup plus étoffé (et central pour la communauté scientifique) du logiciel libre. En se fondant sur les récits de véliplanchistes désireux de réaliser des sauts toujours plus périlleux, il met d’abord en valeur les multiples expérimentations et améliorations techniques entreprises par ces pionniers. A leur suite, les adaptations apportées aux planches par les fabricants ont rendu possible l’émergence d’un marché non négligeable au regard d’un sport « extrême ». La portée des bricolages amateurs ou semi-professionnels, en liaison avec une activité marchande, se trouve ainsi mise en avant – par delà la seule sphère scientifique et technique étudiée auparavant. Cela dit, on peut discuter l’échelle (somme toute réduite) de cet exemple au regard de celui du rôle des amateurs dans la construction de la radio et des séries de transformations qu’elle a connu (techniques, mais aussi de programmes).

Eric Von Hippel situe ses études du logiciel libre dans la lignée de l’exemple du windsurf. A l’image d’une communauté aux frontières de l’amateurisme et du professionnalisme, les communautés de développeurs initient des projets entre eux, ou « par le bas », et les portent. C’est certainement cet exemple qui contribue le plus à l’intérêt porté au concept d’innovation ascendante – ou « innovation horizontale », plus à propos ici. Dominique Cardon et Christophe Aguiton parlent eux d’ « innovation à base coopérative », façon de désigner à la fois l’innovation technique et l’innovation de service, la mise au point du wifi, celle d’une encyclopédie collaborative ouverte, mais également le principe de contribution de la blogosphère. Soit autant d’exemples ayant connu une diffusion et un succès massif.

On pourrait multiplier les cas en sélectionnant des travaux récents autour de cette famille d’objets (TIC et organisation issue des pratiques du monde du logiciel libre). Mais ce qui nous intéresse ici, est de comprendre pourquoi cet intérêt pour la construction des technologies par les concepteurs et les usagers trouve, dans l’expression « innovation ascendante », une vigueur nouvelle ? Dans la mesure où des études sur des périodes plus anciennes insistent déjà sur la co-construction des technologies par les concepteurs et les usagers, à quoi correspond cette réaffirmation ?

Si l’on suit les chercheurs mentionnés, il semble que la diffusion grand public de la micro-informatique et d’outils de coopération en réseau, associée à une diminution des coûts de transmission de l’information, intensifie l’innovation de type « ascendante » – d’ailleurs plus souvent désignée comme « horizontale » ou encore « distribuée ». En soi, la nouveauté que constituerait l’intérêt de la prise en compte des usages et de l’action des usagers est bien sûr à relativiser. Elle est inéluctable dans la mesure où dans la longue durée, les usagers participent largement à la construction de la signification des technologies, au fur et à mesure de leur appropriation.

Mais cette longue durée cadre-t-elle avec les attentes et les impératifs des entrepreneurs ? Surtout, ces études sur les usages et la co-construction tendent à montrer que l’innovation de l’usager, de l’amateur, du passionné, provient beaucoup de l’originalité de son intention. C’est l’intention de l’usager qui, dans bien des exemples, semblait peu prévisible, difficile voire impossible à anticiper.

Si parler d’innovation « ascendante » conserve un sens fort, ce serait peut-être celui-ci : l’innovation est ascendante lorsque l’intention du projet vient essentiellement de l’usager. Dès lors, pour les professionnels de l’innovation, la difficulté consiste à observer et à veiller les manifestations de telles intentions (et leurs premières manifestations), plutôt que de vouloir les solliciter à tout prix, et être à l’origine de toute initiative, en les sortant peut-être un peu vite de leur contexte.

Pour aller plus loin :

• Révolution 2.0 Hors-Série de Courrier International

Pour lutter contre la désinformation et privilégier les analyses qui décryptent l’actualité, rejoignez le cercle des lecteurs abonnés de UP’

• Le consommateur au coeur de l’innovation, sous la direction de Jean Caelen, CNRS Sociologie.

• Le travail du consommateur : De McDo à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, Marie-Anne Dujarier

(Source : Innovation 3C )

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