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Grand Débat

Le grand bavardage tuera-t-il la démocratie ?

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Depuis trois mois, la France semble comme ensorcelée par le mouvement des Gilets jaunes. Au début, les manifestations, l’occupation des ronds-points, l’émergence de figures nouvelles, ont attiré la sympathie d’une majorité de nos concitoyens. Mais au fil du temps, le mouvement s’est réduit comme peau de chagrin, ne laissant sur le pavé que des miasmes de casseurs et de violence haineuse. Comme parade à cette éruption inattendue de ceux qui prétendent être le peuple, le gouvernement a choisi la parole. Il a lancé, pour un trimestre, le Grand débat national. Un moment de parole, de discussion, de délibération pour sortir de cette crise. Mais ce Grand débat est-il autre chose qu’un grand bavardage ? Débouchera-il sur des décisions au risque de gangréner l’idée même de démocratie ? Pour répondre à ces questions, le dernier livre du philosophe Pierre-Henri Tavoillot apporte des éclairages instructifs.
 
« La démocratie est bavarde, c’est là son moindre défaut, voire, pour certains sa principale qualité ». Ces mots, empruntés à Clémenceau par Pierre-Henri Tavoillot dans son dernier livre Comment gouverner un peuple-roi ? (Odile Jacob) soulignent une des dimensions fondamentales de la démocratie : on y parle beaucoup. On y parle d’autant plus, dans nos sociétés contemporaines, depuis l’émergence des réseaux sociaux. On y est loquace, même pour ne rien dire. Un bruit de fond continu et massif en guise de bavardage, un torrent de paroles qui prétendent toutes se valoir, et qui met la démocratie dans un vertige étrange. Tout le monde veut donner son avis et a un avis sur tout. On s’indigne, on se met en colère, on invective et on menace. On parle beaucoup, on refait le monde, on lance des idées comme des graines aux oiseaux, mais cette prise de la parole généralisée, ce grand bavardage permanent, est-ce vraiment délibérer ?
 
Délibérer n’est pas bavarder. La délibération est, stricto sensu, l’examen qui prépare la décision. Dans le mot, on entend à la fois le sens de balance (libra) et de liberté (liber). Les deux sens se conjuguent parfaitement car, pour délibérer, il faut peser – le pour et le contre – ce qui suppose un esprit apte à effectuer des choix, donc libre. L’esclave ne délibère pas, il se soumet. Le citoyen délibère parce qu’il peut hésiter et décider librement. Sinon, il n’est pas citoyen mais sujet-assujetti.
 
En bon philosophe, Pierre-Henri Tavoillot revient aux grands Anciens, car ils ont à peu près tout inventé. Aristote est sans nul doute le grand penseur de la délibération et sa pensée est encore lumineuse pour éclairer les épisodes que nous traversons.  En effet, si l’on revient aux fondamentaux d’Aristote, délibérer c’est d’abord organiser le désaccord. Cela est évident quand on délibère à plusieurs, mais plus encore quand on réfléchit tout seul, dans son for intérieur, son forum intérieur. Il ne peut y avoir délibération sans altérité, sans désaccord.
Aristote remarque ensuite que nous ne délibérons que sur les choses qui dépendent de nous, ce qui revient à dire que l’on ne délibère qu’en vue d’une action possible et future. Un juge ne délibère pas, il tranche, un savant non plus, il cherche une vérité éternelle toujours remise en question. Le témoin de l’instant présent qui en fait l’éloge ou s’en indigne ne délibère pas. La délibération éclaire une décision à prendre dans une situation d’incertitude.
Enfin, Aristote apporte un troisième trait à la délibération qui devrait faire réfléchir nombre de ceux qui bavardent sans retenue : la délibération ne porte pas sur les finalités de l’action mais sur les moyens de les atteindre. Ce qui implique que pour délibérer, il faut être d’accord sur l’essentiel. Dans le cas contraire, le débat est sans fin(s).
 
Or c’est là tout le problème des démocraties modernes. Quelles sont les fins ? Où sont-elles cachées ? Les fins, écrit Tavoillot « ne sont plus localisées ni dans le passé (qui se perd), ni dans la nature (qui se tait), ni dans le ciel (qui est vide). D’où le spectre d’une délibération sans fin… aux deux sens du terme, c’est-à-dire sans finalité prédéfinie et sans achèvement possible. Ce qui ouvre une perspective angoissante de conflits permanents et d’indécision croissante ».
En oubliant que le but de la délibération est la décision et non la discussion, on retourne la démocratie contre elle-même. Or c’est pourtant ce qui risque de se passer. Si nous avons oublié ce grand principe, c’est qu’il s’est produit un bouleversement radical de l’espace public.
 
L’arrivée d’Internet avait suscité un immense espoir pour l’espace public démocratique. Nombreux sont ceux qui y voyaient l’émergence d’une agora hypermoderne et universelle où tous les citoyens, à égalité, pourraient se faire entendre, s’informer à partir de sources multiples et contradictoires et participer au débat politique, voire à la décision. Trente ans après, force est de constater que le bilan est pour le moins contrasté. Certes, on ne redira jamais assez l’extraordinaire facilité dans la recherche des informations et la diversité des sources qu’offre Internet. Mais on observe aussi la montée, comme une irrésistible marée noire, des vérités alternatives, des fake news, des lynchages médiatiques et des manipulations à grande échelle.
 
Internet peut être représenté comme trois couches superposées. C’est d’abord un réseau très physique de serveurs et d’ordinateurs connectés entre eux sans point central névralgique. Il n’y a pas d’interrupteur général pour éteindre Internet ; il est voulu, ainsi, comme un dispositif libertaire ou anarchiste. A cette première couche vient s’ajouter celle des applications qui permettent la transmission des informations selon un protocole commun. La masse des informations disponibles sur le web étant considérable, les moteurs de recherche s’avèrent indispensables pour se retrouver dans cet océan de données. Ces moteurs, dont le plus utilisé est Google, mettent de l’ordre dans le chaos. Ainsi, si Internet est anarchiste, le web est aristocratique, élitiste et censitaire. Il organise les informations en fonction de leur popularité, de leur réputation. Ce sont les plus cliquées et les mieux-disantes qui sont les mieux classées. Google nous rend certes service mais réorganise le monde à sa façon, celle des arcanes de ses algorithmes secrets.
Il y a enfin une troisième couche, celle des réseaux sociaux. Leur caractéristique est d’effacer la barrière entre le privé et le public, la production et la consommation d’informations. La petite phrase, la photo perso, la blague sans intérêt qui n’aurait jamais dû dépasser le cercle des intimes peut acquérir, instantanément, une visibilité planétaire. D’autant qu’au clic s’ajoute une autre dimension, le like. Se crée alors un filtre d’un nouveau genre qui détermine les informations proposées en fonction des intérêts de chacun. Nous sommes ainsi exposés uniquement aux opinions que l’on partage. Cela conduit à penser certains que « tout le monde pense comme moi ». Les réseaux deviennent de puissants moteurs de confirmation et de communautarisation. Les majorités silencieuses disparaissent alors ; place aux minorités bavardes.
 
On assiste ainsi à une immense privatisation de l’espace public qui tend à ressembler à une juxtaposition de bulles de croyances particulières entre lesquelles n’existent plus qu’indifférence ou agressivité. Un espace public extrêmement fragilisé, qui ne sait plus résister aux industriels de la rumeur, des fausses nouvelles et des théories du complot. Loin de réaliser l’apothéose civique espérée à la naissance d’Internet, on assiste à un accroissement du sentiment de dépossession démocratique. Se forme sous nos yeux un espace public qui n’appartient pas à la démocratie et qui, au contraire pourrait se retourner contre elle.
 
Cette situation conduit à faire apparaître une caractéristique des sociétés hypermodernes : la délibération tend à se « définaliser ». On y discute pour discuter et non plus pour décider. Pour Pierre-Henri Tavoillot, « l’échange démocratique tend aujourd’hui à être saturé par ces trois mots que sont l’indignationnisme, la transparentite et la communicationniste ». L’indignationnisme, c’est la confirmation de sa propre vertu par le spectacle jouissif des vices du monde. En clair, je pense, donc je suis contre. Et, les autres sont les méchants, donc je suis bon. Cette vision du monde se situe à des années-lumière de la prise en compte de la complexité. Simplisme excessif et largement répandu qui signe le degré zéro de la politique.
La transparentite correspond à l’idée que la vérité peut se donner à voir toute nue. Il suffit alors de suivre l’actualité en temps réel sur les chaînes d’information en continu pour se persuader d’avoir une représentation parfaite de la réalité. Dans le même esprit, c’est prétendre savoir décortiquer les intentions secrètes des acteurs du pouvoir qu’ils soient économiques, sociaux ou politique. En clair, savoir tout ce qui se cache derrière la réalité, quitte à alimenter les théories du complot les plus débiles.
La communicationnite consiste à penser qu’il suffit de dire pour faire. C’est le pouvoir performatif poussé à ses extrêmes, le triomphe du buzz et des petites phrases assassines.
 
Ces trois dérives ont un trait commun : elles oublient la décision comme but. Or comment un peuple pourrait-il se gouverner lui-même s’il s’enferme dans une délibération sans fin ? Le risque est là et il est réel. Car la démocratie est un régime qui présente ce trait paradoxal : « le démocrate n’aime guère la décision politique ». Pierre-Henri Tavoillot précise : « Certes, il peste quand elle n’est pas prise ; mais dès qu’elle l’est, il la déteste. D’un côté il soupire contre l’impuissance ; de l’autre, il dénonce les abus de puissance. Point de milieu ». Or la décision politique en démocratie est censée à la fois être respectueuse des libertés et garante du bien commun. Comment la concevoir ? « C’est tout le mystère ». Si nous votons, c’est pour élire des décideurs. Si nous délibérons, c’est pour concevoir la meilleure décision. Si nous exigeons que des comptes soient rendus, c’est pour évaluer après-coup les décideurs et leurs décisions. Tout cela est clair mais la décision elle, ne l’est pas. « D’emblée suspecte d’excès de pouvoir, de trahison du peuple, de soumission à des intérêts cachés de corruption larvée ou de démagogie médiatique –cochez la ou les mentions inutiles –, la décision a perdu tout crédit. »
 
C’est dans cet interstice de temps que surgit « la tentation illibérale », celle d’une démocratie sans demos mais dirigée de main de fer par un chef, un Grand Décideur, chargé de nous sauver par la seule force de sa volonté. En Europe, Orban en est l’idéal-type, mais on le retrouve aussi en Russie, en Chine et ailleurs. Cette tentation s’engouffre pour faire valoir la redécouverte de l’efficacité dans un espace public incapable de faire émerger l’intérêt général. Entre l’hyperlibéralisme qui ne voudrait que des contre-pouvoirs et l’illibéralisme qui aspire à les détruire, le démocrate hésite ne sachant pas comment retrouver la maîtrise de son destin.
 
Sauf à imaginer une discussion sans fin, le Grand débat national lancé par Emmanuel Macron ne pourra s’achever sans que des décisions ne soient prises. Le président de la République sera le seul à en endosser la responsabilité car comme le disait sous forme de boutade Clémenceau, « pour décider il faut être un chiffre impair, de préférence inférieur à trois ». Là est le piège, car les décisions prises exigeront courage, lucidité politique et reconnaissance absolue de leur légitimité. C’est à cet instant précis que le destin pourrait basculer et le Grand Débat s’avérer être un piège mortel se refermant sur la démocratie.
 
 
Pierre-Henri Tavoillot, Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, Odile Jacob, Février 2019, 358 pages
 

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