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La civilisation de la technologie : Jusqu’où aller ?

Un autre regard pour une nouvelle approche

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Après des décennies de foi inébranlable dans le progrès, il y a aujourd’hui dans les sociétés occidentales, une grave crise de confiance envers l’innovation technologique, associée à une tension « collapsologique ». Pourquoi le progrès technologique fulgurant s’associe-t-il à la crainte du futur ? Est-il encore adapté aux attentes de l’humanité ? Les débats entre technophiles et technophobes font fausse route car, technique et technologie sont simplement des moyens pour créer ou faire des choses. Elles ne sont pas axiologiques. C’est leur utilisation qui peut poser des problèmes. Du fond des Pyrénées, Laurent Vivès propose le regard d’un médecin-citoyen pour une nouvelle approche de la civilisation technologique.
TRIBUNE LIBRE

Qu’est-ce que la technologie ?

Au sens premier c’est l’étude et l’enseignement des techniques. La technique (ou « téchne » – art ou savoir-faire) est un ensemble de moyens et de procédés pour arriver à une fin. La technologie utilise les techniques, les met en synergie. La technique est plus frustre et empirique que la technologie qui est plus moderne, plus liée à la science et plus complexe.

La révolution industrielle du XIXe siècle reposait sur le charbon, la métallurgie et la machine à vapeur. Puis vinrent l’électricité, le pétrole, la chimie, l’industrialisation et le productivisme.

Il y a maintenant plusieurs sortes de technologies : « High tech », « Bio tech », « Green tech », technoscience qui ne s’appliquent plus aux seuls outils et machines. Du technique nous voici à l’organisationnel, au stratégique, aux concepts, et au « virtuel ». L’astrophysique, la médecine, les nanotechnologies, le quantique et l’intelligence artificielle sont à la pointe. Les projets de techniques convergentes des N.B.I.C. (Nanotechnologie, Biologie, Information et Cognition) préfigurent un monde en pleine transformation à l’issue incertaine, pouvant bouleverser l’éthique.

Quelle est la place de la technologie dans notre monde ?

Depuis environ dix ans, la technologie, via les smartphones, règle toute notre vie quotidienne. Toutes nos activités sont « techno-dépendantes ». Notre environnement est techno-médié : domotique, connectique, robotique, télématique, se banalisent. Les écrans sont partout. Plus des 3/4 de l’humanité sont concernés par le progrès technique. Les satellites rétrécissent le monde. La technologie est mondiale, transgénérationnelle et crée un nouveau paradigme dans la vie des humains.

En matière de technologie, rien n’arrête le progrès, il se nourrit de lui-même, même si l’on ne sait pas trop à quoi il sert. Ceci le confirme : « Les méthodes les plus performantes résultant d’une étape du progrès de l’évolution, sont utilisées pour créer l’étape suivante » : Raymond Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google.

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Pourtant, le pire est possible, avec le nucléaire, l’industrie chimique, les manipulations génétiques, le désastre écologique, les « big datas », l’intelligence artificielle, la perte de la sagesse, voire de la raison. Des génies exaltés comme Kurzweil, les GAFA, un public insatiable de sa chère technologie, les lobbys industriels plus soucieux du profit immédiat que du bien commun, la faiblesse de l’éthique et une absence de régulation mondiale, constituent un cocktail plus propice à la mise en danger de notre monde, qu’à son épanouissement.

Dans l’immédiat, grâce aux prouesses de la technologie, nous avons des vaccins contre la Covid-19. On cherche comment réduire le CO2, mais pour l’heure, la reforestation, la frugalité de nos modes de vie et une baisse de la surpopulation, semblent les meilleurs moyens.

Civilisation et mode de vie

Toutes les régions du monde sont impactées par la technologie moderne. Elle est le premier enjeu de puissance. Les civilisations vont s’uniformiser par son biais.

Les modes de vie « technologiques » sont de plus en plus dispendieux et contraignants : consommation énergétique, assujettissement cognitif aux machines et aux écrans, captation du discernement et fatigue, destruction des emplois, complexification du quotidien (apprentissages de nouvelles techniques, déshumanisation, automates).

La technologie accentue les inégalités en sélectionnant ceux qui savent l’utiliser, se l’approprier et s’enrichir avec elle, et en abandonnant les plus faibles qu’elle dépasse ou effraye.

Dans « l’Apocalypse Cognitive » Gérald Bronner montre que le temps dégagé grâce aux progrès technologiques n’a pas été mis à profit pour l’épanouissement cérébral, du fait de la surabondance de l’offre informative et cognitive, attirant l’esprit vers la peur, le sensationnel, les jeux, la sexualité, la conflictualité… La rêverie, la pensée lente, la raison et la sagesse s’étiolent.

Philosophie

Les philosophes se sont exprimés sur la technique dès le XIXe siècle, sans bienveillance, avec une suspicion de rétrécissement de la pensée humaine et d’antagonisme envers l’art et la culture. Depuis 1990 ils n’ont pas réussi à dire clairement ce qu’est la technologie, ni à en évaluer les effets sur nos vies.

Pour Bernard Stiegler, la philosophie grecque oublie la question de la technique en se démarquant de la Technè, ce « dehors » qui est supposé ne contribuer en rien au savoir. En effet, toute pensée de la technique excède les limites de la philosophie. La technique n’est pas extérieure mais constitutive à l’homme. Par son utilisation industrielle, soumise au marché, au consumérisme et au libéralisme, la technologie devient une fin en soi, loin de son utilité première.

On peut s’interroger sur l’importance de la perte du sens et de la visibilité d’un but final, qui va de paire avec le déclin du religieux dans le monde occidental. L’accélération du rythme de vie moderne, place les individus dans une immédiateté impérative qui ne laisse plus la place à la distanciation et à la réflexion. Submergé par le faire, hyperinformé, compétiteur stressé et anxieux, Sapiens n’a d’autre alternative que le “prêt à penser” et “l’injonction technologique” dont il ignore la justification.

Rationalité

La rationalité est le mouvement par raisonnement, vers ce qui est raisonnable, puis rationnel. Adam Smith l’a importée en économie pour optimiser la recherche des profits et l’expansion du capitalisme. Elle est devenue omniprésente, ce que dénonce Max Weber à travers le rationalisme de l’action pratique, qui finit par déboucher vers un « désenchantement au monde ».

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Andrew Feenberg note le poids de la technologie sur la vie démocratique à travers le “déterminisme technologique”, qui conduit les sociétés à des changements de culture et de valeurs qui sont mondiaux. Il souligne aussi la “flexibilité de la technologie”, qui est capable de s’adapter et de se transformer selon les attentes et les choix des gens.

L’intelligence artificielle

Elle est là, avec ses big datas, algorithmes, machine-learning, auto-programmations. Il y a les reconnaissances visuelles, des sons, du langage, des émotions. Des systèmes experts sont capables d’interpréter de l’imagerie, de conduire des véhicules, de composer des symphonies, de battre l’homme à tous les jeux, d’imiter votre voix et de lui faire dire n’importe quoi, de résoudre des problématiques complexes et de modéliser le futur. En Chine elle débouche sur un passeport de citoyen avec des points liés aux comportements individuels. Aux USA ce sont nos informations sensibles qui sont recueillies et commercialisées.

Le transhumanisme  

D’un courant de pensée beatnik, cyberpunk, Max More va poser les prémices du concept autour de l’amélioration du corps humain par des procédés techniques. L’Association transhumaniste mondiale débute ainsi son manifeste : “L’être humain pourra subir des modifications, telles que son rajeunissement, l’accroissement de son intelligence par des moyens biologiques ou artificiels, l’abolition de la souffrance et l’exploration de l’univers ».

Voici quelques perspectives du transhumanisme selon cette association : immortalité, interfaces homme-machine et cerveau-ordinateurs, manipulations et clonages génétiques, téléchargement des cerveaux, transferts de la pensée, colonisation spatiale vers des milliers de galaxies. Un tissu d’invraisemblances et d’apories qui interrogent sur la santé mentale, le niveau scientifique et moral de leurs auteurs. Aller d’Homo Sapiens, vers Homo Technologicus, pour atteindre Homo Deus (de Noah Harari), via le trans, puis le post humanisme, au motif d’exploiter toute la puissance technologique pour transformer l’homme en un surhomme divin. Google, Amazon, Facebook et d’autres sont partie prenante.

En tant que médecin humaniste et expérimenté je me dois de répondre aux transhumanistes : l’homme est l’aboutissement d’un atavisme cosmique hasardeux. Il a conquis la terre grâce à sa technique, son intelligence collective et son organisation sociale. Il porte en lui des invariants dont : satisfaction des besoins vitaux, peurs, agressivité, sexualité, émotions, curiosité, imagination. Son histoire récente, est marquée par les progrès techniques et scientifiques, une explosion démographique, un enrichissement collectif très mal distribué, des violences et de l’intolérance. L’évolution actuelle vacille entre une technologie galopante, une perte des repères et un futur inquiétant. Le transhumanisme en profite pour prospérer.

Si l’homme doit évoluer vers un “homme augmenté”, ce n’est pas avec des artéfacts, des machines, des manipulations externes, mais en travaillant sur lui-même pour chercher ce qu’il a de meilleur en lui et développer tout son potentiel. Il n’a pas besoin d’abandonner son humanité héritée de la nature, mais au contraire d’y retrouver son lien et son identité.

Vivre en bonne santé et longtemps est possible en développant les facteurs de longévité et en luttant contre les facteurs de risque qui sont bien connus.
L’allongement de l’espérance de vie est une réalité. On peut en améliorer la qualité. Mais le vieillissement dépend aussi de facteurs sociaux et environnementaux. Pour les améliorer il faut faire du respect de la vie humaine une priorité indéfectible et en tirer les conséquences sociales.

La singularité

Pour Raymond Kurzweil l’intelligence artificielle et tout le système informatique vont bientôt dépasser l’homme dans tous les domaines, à un point tel que pour survivre il sera obligé de se fusionner avec eux. La singularité est un concept sans preuve scientifique. Le technoprophète évoque un monde virtuel, débarrassé des corps, ou le cerveau sera informatisé et transféré, la pensée planera dans le cosmos lui-même technicisé. Le délire de Kurzweil est sans fin.

La dérégulation et la déraison

Des évidences de dysfonctionnements dangereux sont tolérées, ignorées, voire niées. Les références à l’éthique sont faibles, d’autant plus qu’elle court après le progrès. Les bonnes intentions comme le délit d’écocide ne font pas recette et aucune autorité n’est capable de les faire respecter. La Chine fait ce qu’elle veut et n’a pas d’états d’âmes. Elle développe ses technologies librement et ne se préoccupe d’écologie que lorsqu’elle est victime de ses propres méfaits. Le monde n’est pas régulé.

C’est ce qu’évoque Bernard Remiche, légiste international, dans « Révolution technologique, mondialisation et droit des brevets ». Il finit par « se poser la question de savoir si l’on ne va pas à terme vers une dualisation croissante de l’économie mondiale ». Car les brevets d’invention, initialement créés pour protéger les inventeurs, sont captés par des grandes entreprises réalisant l’essentiel de l’innovation, laissant la masse des pays ayant peu de capacités novatrices, prisonniers de l’Accord ADPIC. La juridiction Internationale ne régule plus la répartition planétaire de l’innovation.

La pandémie Covid-19 a révélé, la défaillance de l’O.M.S., la faible solidarité internationale dans la ruée vers les vaccins et l’impunité des pays contaminants. Les pollueurs ne sont pas inquiétés. Les fake-news, les cyber attaques, le complotisme pullulent.

La mondialisation dérégulée laisse donc libre cours à un progrès technologique frénétique, lucratif et déraisonnable, même s’il se réclame du rationalisme.

Le rationalisme n’est pas la raison et encore moins le raisonnable, qui lui, a trait au juste milieu entre tous les excès, dont le fanatisme, le dogmatisme, le profit, le risque et l’inertie.

Quelles perspectives pour la civilisation technologique ?

Pour Karl Marx, dépasser le capitalisme impliquait aussi de démocratiser les systèmes techniques et de les placer sous le contrôle des ouvriers. La technique libérée des impératifs du capitalisme, rendrait possible un développement différent. Il n’en a rien été. L’universalité de la forme marchande, fonctionnera selon ses propres lois, conduisant à la “réification” – chosification des individus et des idées. On assiste aujourd’hui à une dépersonnalisation des relations humaines, un anonymat citadin, un détachement apathique au monde. La réification conduit, à la perte du « soi » et de l’espérance.

Le néo-capitalisme technologique aggrave les tensions, les compétitions. Il faut se plier au but à atteindre. La performance passe avant l’humain. On finit par s’auto-réifier.

Le décalage risque de s’accroitre dangereusement entre l’ampleur des avancées de la technologie et le développement de l’esprit. La technologie devient un mythe, nourri par l’illusion du bienfait absolu de la science et par l’affaiblissement de la pensée philosophique.

Des intérêts économiques et financiers majeurs sont en jeu et l’homme est trop installé dans la civilisation de la technologie pour en freiner sa progression immédiate. Cependant, il s’interroge sur un futur monopolisé par l’innovation technologique qui le priverait d’autres besoins comme la quiétude, l’estime de soi et des autres, la pensée lente et un contact revivifiant et épuré avec la nature.

Pourtant le déterminisme technologique n’est pas rédhibitoire, et une maîtrise sociale démocratique du progrès technique est possible, car c’est le consommateur qui a la possibilité d’utiliser ou non les innovations. La pandémie aura probablement un impact positif sur les comportements individuels.

Un autre futur est possible, capable de concilier l’activité économique et le respect de la nature et d’offrir à chacun de quoi vivre en paix, dans le respect mutuel et le partage.

Cela devra passer par des initiatives populaires fortes et organisées venant de « publics », plus avertis et informés, au sein des masses de consommateurs apathiques. Il faudra obtenir des régulations législatives et éthiques, la fin de la guerre économique et le retour à des périmètres d’activité plus restreints, permettant une démocratie de proximité et de coopération.

Face au danger écologique et à l’ineptie de certains modes de vie et de pensée, nécessité fera loi, et des changements importants devront survenir pour éviter le déclin, la décadence, les conflits et peut être l’eschatologie…

Car, toute civilisation a vocation à disparaitre dès lors qu’elle n’est plus adaptée à son environnement. La civilisation de la technologie a développé puissance et richesse. Entre les mains du néocapitalisme elle a aussi créé trois dangers : la perte de l’humain (reification – transhumanisme), et des valeurs (remplacées par le consumérisme et l’édonisme) et la dégradation de la biosphère. L’homme peut-il encore y remédier ? La technologie bien utilisée et maitrisée pourra l’y aider. Il y a urgence.

Finalement, je pense que l’être humain, malgré ses failles, a le potentiel pour gérer cette crucialité proche et j’espère que l’opinion de Friedrich Nietzche ne se confirmera pas : « Nous préférons tous la destruction de l’humanité à la régression de la connaissance ! » (Nietzsche. Aurore 1881).

La connaissance n’est pas la seule source de bonheur.

Sur notre planète, l’homme n’est plus menacé que par lui-même (et quelques virus …).

Laurent Vivès, Ex-Praticien Hospitalier – Interniste – Cancérologue
(Blog : https://laveritesp.wordpress.com/)

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