Avec l’émergence du numérique, du virtuel et des réseaux électroniques, le concept d’information a radicalement changé de nature. Il prend des dimensions inédites et produit des conséquences anthropologiques, dont certaines sont encore indiscernables. La métamorphose de l’information en hyperinformation implique une autre manière de voir, de prendre conscience du réel, de saisir l’univers. Elle révèle la complexité de notre conscience et la place épicentrale du cerveau humain dans le monde, celui de la planète, des civilisations, des cultures et de toutes les projections humaines.
APPAREMMENT, tout le monde comprend le sens du concept d’information ; en réalité, il est complexe et multiforme, aussi difficile à préciser que celui d’être, de matière ou d’énergie. Il peut s’appliquer à tout, – y compris à l’être, à la matière ou à l’énergie – mais, à la différence de ces trois concepts, il ne désigne pas une réalité isolée.
L’information est essentiellement qualitative ; elle ne peut être appréhendée en dehors d’un univers qui lui donne sens, puisqu’elle s’inscrit avant tout dans une relation. Elle est perception de l’extérieur, échange, adaptation, coordination, régulation avec son environnement.
L’information est organique. Cela signifie que les éléments qui la composent restent distincts ; ils ne sont pas confondus, comme le sont des éléments chimiques en fusion qui perdent leur hétérogénéité. Ce caractère est fondamental car il induit celui de discontinuité de l’information. « L’intelligence ne se représente clairement que le discontinu » écrivait Bergson (1). Le caractère discontinu de l’information est fondamental aujourd’hui. Il confère à l’information la possibilité de choix, de distinction, de bifurcation entre plusieurs options mutuellement exclusives.
La discontinuité de l’information est une caractéristique essentielle parce que, si l’on parvient à opérer une transmutation d’un signal naturel continu en signal discontinu, on ouvre alors un champ immense, celui de la reproductibilité.
À partir du moment où l’on parvient à décomposer une réalité en unités indépendantes comme une suite de 0 et de 1, alors on effectue un vrai travail d’alchimiste. On opère une transmutation, non pas du plomb en or, mais du réel en une suite de codes binaires.
Ces informations « numérisées » peuvent alors être compressées, transmises, reproduites complètement à l’identique et interprétées par un lecteur « numérique » adapté. Cette numérisation binaire se révèle être totalement universelle ; elle s’étend à tous les domaines : sons, images, textes, données, codes biologiques. Elle possède la capacité de rendre « liquide » ce qui est solide (2) ; tout ce qui peut être numérisé se traduit en quelque chose d’autre, numérisé également.
● La matière, jadis constituée de substances hétérogènes impénétrables est désormais numérisable, c’est-à-dire « vaporisable » partout, en ligne. La numérisation est inter-opérable ce qui signifie qu’elle peut circuler entre une multitude de récepteurs numériques. Sa logique est celle de la convergence. Les frontières entre les supports s’effacent alors, les différences de nature entre les substances de contenus s’estompent, les systèmes de diffusion, de communication ou de distribution s’intègrent dans le même régime opérationnel.
Les utilisateurs aussi ; ils se fondent dans une globalité sans frontières qui lisse toutes les différences qu’elles soient linguistiques ou culturelles. Cette métamorphose technique, cette transmutation, est le fondement de l’hyperinformation.
● L’irruption fracassante des technologies hyper-informationnelles dans nos sociétés crée une zone de fracture au-dessus de laquelle nous tentons de faire le grand écart. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous pouvons traiter le réel, la matière, les objets que nous fabriquons, par l’intermédiaire de codes, de signaux et de mémoires associés à des langages. Les manipulations s’opèrent de moins en moins par des procédés matériels et de plus en plus par des moyens immatériels. Les modalités d’échange entre les humains de biens et services de plus en plus nombreux sont radicalement transformées.
Pour s’étendre, ces technologies se déploient en réseaux. Leur nature transforme les relations structurelles de production, les relations de pouvoir, les relations entre les utilisateurs : l’invention de codes culturels est désormais sous la dépendance des capacités technologiques des individus, des groupes, des sociétés et de leur maîtrise de ces technologies. L’ordinateur, considéré jusqu’à présent comme une machine à traiter l’information (3), est désormais considéré comme une machine à communiquer. Il devient ainsi le pivot de la société hyperinformationnelle car il se situe, à sa mesure relative et évolutive, comme l’extension du cerveau des hommes.
C’est ainsi que, pour la première fois dans l’histoire, un individu peut commuter un signal directement à un autre individu se situant à l’autre bout de la planète. Cette capacité était jusqu’à présent réservée à des organisations nationales ou transnationales de télécommunication. Ce signal commuté, permettant de franchir librement les espaces en une fraction de secondes, est identifié par un procédé devenu instantanément trivial ; c’est l’hyperlien, qui permet de sauter d’un simple clic de nœud en nœud de réseau, d’un ordinateur à un autre, d’une information à une autre, d’un univers à l’autre, d’un cerveau à l’autre.
Il est le moteur de l’évolution accélérée et chaotique de l’écologie mémétique du monde. Il libère l’accès à l’information, jadis cadenassée comme un trésor, il la perfuse partout, laissant au passage des traces de savoir. Il ouvre l’accès à un vaste réseau fluide et mouvant, en perpétuelle mobilité de centres de recherche, de bibliothèques, de banques de données, d’hommes, de femmes, de médias, de librairies, tous dépositaires de milliards de mèmes disponibles.
● Nous sommes ainsi entrés de plain-pied dans le monde de la connectivité. Les écrans et les « objets intelligents » envahissent notre univers, les sources d’information se démultiplient dans des proportions logarithmiques. La parole publique est conquise par tous ceux qui veulent la prendre pour faire écho, dans la caisse de résonance mondiale, d’un réel décomposé. Le mouvement est irréversible et semble parfaitement incontrôlable.
Cette véritable déflagration mémétique, créatrice d’un univers en expansion, compose à vitesse accélérée le nouveau paysage de notre environnement quotidien. Paysage en réorganisation permanente, qui se replie ici, éclate ailleurs, se reconstitue là-bas, se propage dans toutes les zones de l’espace où la force hyperinformationnelle se meut.
Son déploiement est organique ; il ne s’accomplit pas à une échelle simple. Ses formes complexes et dynamiques se reproduisent à toutes les échelles, passant de façon imprévisible d’un espace à l’autre, au sein d’un univers vivant.
©Gérard Ayache – Sens dessus-dessous
(1) Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, Coll. Quadrige, 2003
(2) Derrick de KERCKHOVE, L’intelligence des réseaux, Odile Jacob, 2000
(3) Les termes de calculateur, d’ordinateur ou de computer sont caractéristiques de cette approche