Face au coronavirus et confinement qu’il entraîne, les éditions Gallimard mettent en ligne gratuitement chaque jour un à deux « Tracts de crise » signés par les grandes plumes de la Maison comme Erik Orsenna, Sylvain Tesson, Cynthia Fleury, Régis Debray ou Danièle Sallenave, afin de réfléchir aux questions que soulève l’épidémie et garder le lien avec le lecteur. 25 titres sont parus à ce jour. UP’ a choisi de vous offrir chaque jour un extrait d’un texte et auteur sélectionné.
Ce que vous appelez, dans Les Chemins noirs, le dispositif (divertissement, performance, commerce, consommation) s’est éteint comme dans un roman de Barjavel. Que vous inspire ce moment ?
L’ultra-mondialisation cyber-mercantile sera considérée par les historiens futurs comme un épisode éphémère. Résumons. Le mur de Berlin tombe. Le règne du matérialisme global commence. L’Histoire est finie annonce un penseur. Le Commerce est grand, tout dirigeant politique sera son prophète, le globe son souk.
L’humanité se connecte. Huit milliards d’êtres humains reçoivent le même signal. Le Moldovalaque et le Berrichon peuvent désirer et acquérir la même chose. Le digital parachève l’uniformisation.
La Terre, ancien vitrail, reçoit un nouveau nom maintenant que les rubans de plomb ont fondu entre les facettes : « la planète ».
Elle fusionne, devient une entreprise, lieu d’articulations des flux systémiques. La politique devient un management et le management gère le déplacement pour parler l’infra-langage de l’époque.
Un nouveau dogme s’institue : tout doit fluctuer, se mêler sans répit, sans entraves, donc sans frontières. Dieu est mouvement.
Circuler est bon. Demeurer est mal. Plus rien ne doit se prétendre de quelque part puisque tout peut-être de partout. Qui s’opposera intellectuellement à la religion du flux est un chien. Le mur devient la forme du mal. Haro sur le muret ! Dans le monde de l’entreprise il disparaît (règne de l’openspace). En l’homme il s’efface (règne de la transparence).
Dans la nature il est mal vu (règne alchimique de la transmutation des genres). Les masses décloisonnées s’ébranlent. Le baril de pétrole coûte le prix de quatre paquets de cigarettes. La circulation permanente du genre humain est tantôt une farce : le tourisme global (je m’inclus dans l’armée des pitres). Et tantôt une tragédie (les mouvements de réfugiés).
Une OPA dans l’ordre de la charité est réalisée : si vous ne considérez pas le déplacé comme l’incarnation absolue de la détresse humaine vous êtes un salaud.
Et puis soudain, grain de sable dans le rouage. Ce grain s’appelle virus. Il n’est pas très puissant, mais comme les portes sont ouvertes, il circule, tirant sa force du courant d’air. Le danger de sa propagation est supérieur à sa nocivité. Dans une brousse oubliée, on n’en parlerait pas. Dans une Europe des quatre vents, c’est le cataclysme sociopolitique.
Comme le touriste, le containeur, les informations, le globish ou les idées, il se répand. Il est comme le tweet : toxique et rapide. La mondialisation devait être heureuse.
Elle est une dame au camélia : infectée.
Sylvain Tesson – Entretien avec Vincent Tremolet de Villers, « Tracs de crise » n° 23, Gallimard, 30 mars 2020, 10h