La double nature du livre – Quatre décennies de mutations dans la « chaîne du livre », de François Gèze – Société d’édition Les Belles Lettres, octobre 2023 – 312 pages
Au cœur de la création éditoriale, les métiers de l’édition et de la librairie attirent un nombre croissant de vocations. Mais le livre, œuvre de l’esprit d’un auteur, est indissociablement un objet marchand, façonné par l’éditeur et l’imprimeur et commercialisé par le libraire : tous doivent équilibrer logique de création et logique commerciale, pour éviter les excès de l’une (la tendance à l’étatisation) et de l’autre (le primat du profit), sources de censure et d’autocensure.
François Gèze (1948-2023), directeur des éditions La Découverte de 1982 à 2014, fut un acteur majeur du monde éditorial à travers ses nombreux engagements dans les structures de l’« interprofession » des ouvrages imprimés et numériques.
L’éditeur François Gèze analyse dans cet ouvrage les évolutions de cette « double nature du livre » depuis les années 1980. Nourri d’une expérience d’éditeur de sciences humaines et d’acteur dans la « chaîne du livre », il montre l’importance de ses maillons trop méconnus : diffusion, distribution, transport, informatisation des commandes, métadonnées, prêts en bibliothèque… Et il explicite les risques et opportunités de la concentration éditoriale, tout autant que le dynamisme retrouvé de la librairie indépendante. Ainsi que les effets de la fameuse « mutation numérique », moins « révolutionnaire » qu’on le dit parfois.
Durant quatre décennies au cœur de la chaîne du livre, il a publié diverses interventions et analyses sur la situation de ses maillons principaux – l’édition ou la librairie – et méconnus. Ce recueil regroupe quelques-uns de ces textes, dressant un panorama saisissant de l’évolution de ce milieu dans lequel, malgré les nombreuses ruptures – technologiques, économiques, politiques, juridiques –, les « fondamentaux » des métiers du livre ne cessent de se maintenir, à commencer par le droit d’auteur, fondement indépassable des équilibres économiques et politiques nécessaires pour pérenniser la double nature du livre. Des pans entiers de l’édition ont disparu, d’autres sont apparus, mais le « marché » s’est développé et stabilisé grâce à l’« adaptabilité » des professionnels. Force est de reconnaître, écrit l’auteur, que « le pire n’est jamais sûr » …
François Gèze témoigne ainsi de la double nature de cet objet culturel, à la fois œuvre de l’esprit et produit marchand, et invite à s’engager pour préserver ce fragile équilibre, dont le droit d’auteur « à la française » ou encore le prix unique du livre sont des conditions essentielles. Car tout excès d’un côté (la tendance à l’étatisation) ou de l’autre (le primat du profit) serait source de censure ou d’autocensure.
François Gèze a dirigé les Éditions La Découverte de 1982 à 2014. Président depuis 2005 de la société Cairn.info et toujours éditeur, il s’est investi dans de nombreuses structures de l’interprofession du livre, dont le Syndicat national de l’édition (SNE) et l’Association pour la défense de la librairie de création (Adelc).
Extrait « Nous sommes à un tournant majeur de l’histoire de l’édition »
Propos recueillis par David Eloy, Altermondes, décembre 2012
Quelle est aujourd’hui la réalité du métier d’éditeur ? Quelle place pour celles et ceux qui ont choisi de privilégier une ligne éditoriale exigeante, en prise avec les préoccupations des sociétés civiles ? Entretien avec François Gèze, président-directeur général de La Découverte, une maison d’édition spécialisée dans les sciences humaines et sociales, dont la ligne éditoriale, « Des livres pour comprendre, des livres pour agir », en a fait un compagnon de route des mouvements citoyens.
Comment définiriez-vous votre métier d’éditeur ? En quoi a-t-il évolué ces dernières années ?
François Gèze : Être éditeur, c’est jouer le rôle de passeur entre des personnes, qui produisent des idées ou créent des fictions, et des lecteurs qui trouvent utilité ou plaisir à lire ces travaux. Ce cœur de métier – choisir et faire connaître – est resté le même. L’environnement, lui, a changé. Il y a d’abord une évolution du lectorat, marquée par une forte chute des très grands lecteurs. Les enquêtes du ministère de la Culture montrent que ces grands lecteurs, qui représentaient 22% des plus de quinze ans en 1973, n’étaient plus que 11% en 2009. C’est une évolution préoccupante, révélant que, dès les années 1980, les pratiques de lecture des jeunes générations, des étudiants, ont changé de façon très significative. On l’a vu notamment dans le champ des sciences humaines et sociales. À partir de cette époque, le public étudiant s’est de plus en plus détourné du livre comme support privilégié de connaissance. La lecture de curiosité a beaucoup décliné au profit des seules lectures utilitaristes, permettant de décrocher ses examens.
Dès les années 1980, dites-vous ! On ne peut donc pas faire de lien avec Internet ?
F.G. : Non, le phénomène est bien antérieur. C’est vraiment une évolution des pratiques culturelles. Les pratiques de lecture ont complètement changé. Ce qui fait qu’aujourd’hui la plupart des ouvrages publiés doivent trouver leur public dans des « niches ». La curiosité livresque n’a pas disparu, elle s’est éparpillée.
Article rédigé par Société d’édition Les Belles Lettres
Avec nos chaleureux remerciements.