Un jour, l’objectif et la caméra se posent. Après 40 ans de parcours et voyages dans les régions du monde que Sebastião Salgado a couvertes, et dont il a rapporté ses fabuleux clichés en noir et blanc, les témoignages poignants d’une humanité souffrante en pleine mutation cessent. Un jour, face à la beauté poignante de la nature, Salgado s’arrête.
Ces témoignages furent l’occasion d’une incroyable exposition à Paris en 2013 de près de 250 de ses clichés, intitulée Genesis, devenu livre alliant le goût de l’exploit et la vision messianique de l’écologie (1). «Dans GENESIS, mon appareil photo a permis à la nature de me parler. Écouter fut pour moi un privilège.» dira Sebastião Salgado.
Aujourd’hui un film (2) met à l’honneur le grand photographe brésilien, depuis le 15 octobre 2014. C’est en collaboration avec Juliano Saldago, fils de l’artiste, que Wim Wenders réalise le documentaire, « Le sel de la terre », à partir d’une édifiante collection de photographies récoltées aux confins de l’humanité à travers les continents.
En 1970, à 26 ans, Sebastião Salgado se retrouve par hasard pour la première fois avec un appareil photo entre les mains. En regardant dans le viseur, il a une révélation : brusquement, la vie prend un sens. Dès lors — même s’il lui a fallu des années de travail acharné avant d’acquérir l’expérience nécessaire pour pouvoir vivre de son travail de photographe — l’appareil photo devient l’outil par lequel il interagit avec le monde. Salgado, qui a « toujours préféré la palette en clair-obscur des images en noir et blanc » prend quelques photos couleur à ses débuts, avant d’y renoncer définitivement. Le noir et blanc lui permet d’approcher au plus près l’âme des gens et l’essence des histoires qu’il veut raconter.
Son père voulait qu’il fasse des études de droit ; ce sera l’économie. Et fort de cette formation, son regard sur le monde sera celui de la sensibilité à la façon dont les êtres humains sont affectés par les conditions socio-économiques souvent accablantes dans lesquelles ils vivent.
Accéder à la conscience de l’histoire humaine
Des nombreuses œuvres que Salgado a réalisées au cours de son admirable carrière, trois projets de longue haleine se démarquent particulièrement : La Main de l’homme (1993) qui illustre le mode de vie bientôt révolu de travailleurs manuels du monde entier ; Exodes (2000), témoignage sur l’émigration massive causée par la faim, les catastrophes naturelles, la dégradation de l’environnement et la pression démographique, et le dernier opus, Genesis, résultat d’une expédition épique de huit ans à la redécouverte des montagnes, déserts et océans, animaux et peuples qui ont jusqu’ici échappé à l’empreinte de la société moderne — les terres et la vie d’une planète encore préservée. « Près de 46% de la planète semblent encore comme au temps de la Genèse », fait remarquer Salgado. « Nous devons sauvegarder ce qui existe. »
Le projet Genesis, en lien avec l’Instituto Terra créé par Salgado, a cherché à montrer la beauté de notre planète, à inverser les dommages qu’on lui a infligés et à la sauvegarder pour les générations futures.
Iceberg entre l’île Paulet et les îles Shetland du sud dans la mer de Weddell. Péninsule Antarctique, 2005. © Sebastiao Salgado – Amazonas images – 2013
Dans le film de Wenders qui a reçu le prix spécial du Certain regard et une mention spéciale du jury Œcuménique au dernier festival de Cannes, ce sont les incroyables et très fameuses prises de vue photographiques d’une mine d’or à ciel ouvert au Brésil qui apparaissent en ouverture. Une fourmilière de milliers d’hommes, accrochés à des échelles vertigineusement hautes, comme des fourmis sur des brins d’herbe, avec la même détermination, le même grouillement et la même fragilité que les insectes : on a l’impression qu’ils peuvent perdre la vie dans la seconde, à cause d’une chute ou d’un coup de couteau. Vision apocalyptique d’une humanité asservie à « la soif maudite de l’or », disait Virgile.
Le ton est donné : le film donne à voir de très belles et très fortes photos, qui documentent des conditions de vie extrêmes. Tout au long du film, l’épopée violente des populations de tous les continents (guerres, exodes, famines) alterne avec la célébration des merveilles de la nature, et l’histoire personnelle de Salgado avec la réflexion sur son travail de photographe.
On voit défiler tout le travail du photographe à partir des années 70 : des séries sur l’esclavage et l’Amérique du Sud, sur la mort au Rwanda, en Yougoslavie, au Congo, le Koweit, la famine au Sahel,… Hommage aux réalités du monde.
Les arbres de la vie
« Il avait vu les hommes se comporter comme des animaux. Il ne pouvait plus continuer. Il s’est retiré sur les terres de son père et a découvert que plus rien n’y poussait. Les oiseaux avaient disparu, il n’y avait même plus d’herbe pour les vaches… C’était mort.
Sa femme lui a proposé de planter des arbres pour faire revivre le domaine. Ils se sont ancrés dans cette terre, et cela a changé leurs vies. Sinon, il serait tombé dans un trou terrible. Il serait peut-être mort aujourd’hui. Il était arrivé à un point où il avait perdu toute confiance en l’humanité. » raconte Wim Wenders dans une interview au journal Le Temps du 11 octobre.
« On comprend rarement que ce n’est jamais par désespoir qu’un homme abandonne ce qui faisait sa vie. Les coups de tête et les désespoirs mènent vers d’autres vies et marquent seulement un attachement frémissant aux leçons de la terre » disait Camus dans Noces. Ainsi Salgado, à la suite de longs séjours au Congo et au Rwanda meurtris par les atrocités que l’on sait, décide de poser ses appareils, il n’en peut plus de cette horreur. Il rentre au Brésil et décide de se consacrer à la renaissance de la ferme familiale devenue comme un caillou desséché. Arbre par arbre, il replante : c’est aujourd’hui une forêt de plusieurs millions d’arbres consacrée réserve nationale.
Une utopie qui inspire à l’artiste l’idée de partir à la recherche des beautés de la Terre. Une renaissance avec son appareil photo pour explorer les contrées encore naturelles, la vie encore sauvage pour une conviction : la guérison est possible.
« Comment consacrer l’accord de l’amour et de la révolte ? La terre ! » Albert Camus – Noces – 1950
Photo : Léila et Sebastião Salgado, Fondation Instituto Terra. ©Ricardo Beliel
(1) Genesis – La Genèse – Edition Taschen : ouvrage existant en trois versions : une version grand public, une version collector avec un lutrin conçu par le grand architecte japonais Tadao Ando, et une art edition en cinq différentes versions différentes de luxe, comprenant deux tirages photographiques.
https://www.youtube.com/watch?v=nHJWgQxTous
Deux hommes, une mission : Salgado évoque avec Benedikt Taschen le projet photographique qui a changé sa vie.
(2) Le Sel de la terre documentaire de Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado avec Sebastião Salgado, Wim Wenders, Juliano Ribeiro Salgado… Durée : 1 h 50.