Les populations de calamars, seiches et pieuvres connaissent une véritable explosion de par le monde. Ces créatures à la croissance rapide et aux grandes capacités d’adaptation sont parfaitement équipées pour faire face aux ruptures induites par les effets les plus marqués du changement climatique et de la surpêche. C’est ce que révèlent des travaux que mes collègues et moi-même avons récemment rendus publics dans la revue Current Biology.
Les hommes ont fortement entamé, et dans bien des cas épuisé, les ressources d’une pêche durable pour satisfaire les besoins alimentaires d’une population mondiale toujours plus dense. Si l’on se place du point de vue de la chaîne alimentaire, nous avons tendance à capturer en premier lieu les plus grands prédateurs et, ensuite, les autres espèces. Les pêcheurs ont ainsi visé les requins, les thons et les baleines, puis les poissons de taille moyenne comme les cabillauds, merlus et flétans qui vivent en général longtemps et ont une croissance lente.
L’espace vacant laissé par les poissons surpêchés peut être occupé par d’autres espèces, tout particulièrement les animaux qui prolifèrent rapidement, en tête desquels se trouvent les céphalopodes. Calamars, seiches et pieuvres évoluent sur une « voie rapide » : leur croissance est brève et leur durée de vie dure, en général, un ou deux ans. Ils pondent beaucoup d’œufs et ceux-ci présentent des taux de mortalité relativement bas : les femelles pieuvres veillent patiemment au développement de leur progéniture tandis que les embryons de calamars sont protégés par une muqueuse protectrice. Ces caractéristiques permettent aux céphalopodes de s’adapter rapidement aux changements de leur environnement ; c’est ce qui s’est produit ces dernières décennies.
Compter les céphalopodes
Ces espèces demeurent mystérieuses et il est notoirement difficile de les compter. Pour avoir une idée juste et globale de leur abondance, nous nous sommes penchés sur les « taux de prises » – le nombre d’individus capturés par bateau – sur les soixante dernières années. Nous avons eu recours à un large ensemble de données portant sur 35 espèces différentes (dont 52 % de calamars, 31 % de pieuvres et 17 % de seiches) en provenance des principales zones océaniques. La plupart représentaient des espèces cibles pour les pêcheurs, les autres étant non recherchées ou constituant des prises accidentelles. Nous avons utilisé les données des pêcheries de même que celles de recherches particulières.
Au cours de toutes nos travaux, nous avons mis à jour un accroissement réel et statistiquement significatif des populations de céphalopodes. Les calamars des grandes profondeurs et les seiches dont l’existence est plutôt statique prospèrent, de même que les calamars qui se déplacent au-dessus des fonds marins et ceux qui parcourent des milliers de kilomètres, de leurs zones de reproduction aux sites où ils trouvent leur nourriture. À l’heure où la biodiversité marine est clairement menacée, les céphalopodes semblent connaître un épanouissement inédit.
Les changements climatiques et le boom des populations
Le « calamar géant » constitue l’un des exemples les plus flagrants de ce phénomène. Aussi connu sous le nom de « calamar de Humboldt », il pèse en général de 1 à 2 kilos et son cycle de vie s’étale sur une année. On le rencontre dans les eaux chaudes du Pacifique Est où il a permis l’émergence d’une activité de pêche à petite échelle au Mexique, au Chili et au Pérou.
Mais un épisode de chaleur lié au phénomène El Niño suivit d’une saison froide causée par La Niña, retarde leur maturation et leur permet ainsi de vivre une année supplémentaire : leur cycle de vie atteint alors les deux ans. Au cours de cette seconde année, ils poursuivent leur croissance rapide pour atteindre à terme des tailles beaucoup importantes qu’à la normale. De fait, ces phénomènes climatiques ont permis l’émergence de vastes groupes d’animaux connaissant un cycle de vie allongé. Ils peuvent ainsi peser entre 25 et 40 kilos, soit 10 fois leur taille normale.
À la suite des épisodes El Niño/La-Niña de 1997 à 2000, ces calamars ont commencé à remonter le long de la côte pacifique vers le nord de la Californie ; ils ont atteint l’Alaska, ce qui a permis le développement actuel des plus importantes pêcheries de céphalopodes au monde. Les prises annuelles vont de 600 000 à un million de tonnes, ce qui constitue aujourd’hui une source de revenus très importante pour les communautés de ces zones du Pacifique.
Mais comme le passage du cycle de vie de ces calamars géants sur une ou deux année se fait en fonction de la température de l’eau ambiante, un autre épisode marqué d’El Niño pourrait mettre un terme à l’existence de ces animaux, les nouvelles populations retrouvant la taille moyenne de l’espèce. C’est d’ailleurs ce qui s’est récemment produit dans le golfe de Californie au Mexique, mettant en grande difficulté les pêcheries locales ; et cela pourrait également arriver au Pérou et au Chili, des régions où l’on a connu ces derniers mois un épisode puissant d’El Niño.
La planète des pieuvres ?
L’explosion du nombre de calamars, seiches et pieuvres aura des conséquences intéressantes, à la fois pour leurs propres écosystèmes et pour les communautés humaines. D’un côté, ce phénomène pourrait être bénéfique aux requins et autres gros poissons qui dépendent de ces espèces pour se nourrir et de même s’avérer profitable à certains pêcheurs.
Les populations de céphalopodes sont cependant beaucoup moins stables que les poissons aux cycles de vie plus longs. Celles-ci connaissent généralement des phases successives d’expansion et de récession, leur biomasse variant grandement d’une année à l’autre ; cela rend toute prévision à leur sujet très délicate. Les revenus tirés de leur pêche sont donc tributaires de ces changements ; les risques économiques et ceux liés à la conservation des espèces se trouvent en outre souvent aggravés par le manque de coopération de communication entre les différents acteurs de l’industrie de la pêche.
À l’heure où les pêcheries s’intéressent toujours davantage aux céphalopodes, il devient crucial de bien gérer ces ressources pour leur éviter de connaître le même sort que de nombreuses espèces de poissons dont les stocks ont dramatiquement fondu.
Alexander Arkhipkin, Honorary Research Fellow, School of Biological Sciences, University of Aberdeen
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
Image d’en-tête : © Morten Brekkevold, Flickr