Alors que la guerre en Ukraine occupe tous les esprits et nourrit les pires inquiétudes, cette semaine a été marquée par la publication du nouveau rapport du GIEC, le sixième. Et il n’est pas de nature à améliorer notre moral. Car la situation décrite par les experts du climat est tout simplement catastrophique. Et, disent les rapporteurs, l’humanité doit s’attendre dès maintenant à « des souffrances sans précédent ». Les bruits de guerre en Europe et peut-être dans le monde, mettant dans une lumière cruelle nos dépendances héritées de décennies de mondialisation insouciante, sont-ils l’électrochoc qui nous permettra de mener enfin une politique climatique efficace ? Les nécessaires besoins d’indépendance énergétique accélèreront-ils la libération à notre addiction aux énergies fossiles ? Saurons-nous en profiter pour nous adapter ? Adaptation, le maître mot des experts du Giec, car pour eux, certains des dégâts que nous faisons à la planète sont d’ores et déjà irréversibles.
La moitié de la population mondiale est d’ores et déjà « très vulnérable » aux impacts cruels et croissants du changement climatique, et l’inaction « criminelle » des dirigeants risque de réduire les faibles chances d’un « avenir vivable » sur la planète, s’alarme l’ONU.
Le nouvel opus des experts climat de l’ONU (Giec) publié lundi est sans appel : les conséquences du réchauffement provoqué par les activités humaines ne se conjuguent pas seulement au futur. Sécheresses, inondations, canicules, incendies, insécurité alimentaire, pénuries d’eau, maladies, montée des eaux… De 3,3 à 3,6 milliards de personnes sont déjà « très vulnérables », souligne le « résumé pour les décideurs » négocié ligne par ligne par les 195 États membres du Giec lors de cette session de deux semaines en ligne et à huis clos.
« J’ai vu de nombreux rapports scientifiques dans ma vie, mais rien de comparable à celui-ci », a réagi le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres, décrivant « un recueil de la souffrance humaine et une accusation accablante envers l’échec des dirigeants dans la lutte contre les changements climatiques ».
Une souffrance encore plus sensible pour les populations les plus fragiles comme les peuples autochtones ou les populations pauvres, insiste le Giec. Mais qui n’épargne pas les pays riches comme se le rappellent l’Allemagne balayée par les inondations ou les Etats-Unis ravagés par les flammes l’an dernier.
« Même si nous faisons face à d’autres menaces comme la guerre et les conflits, le monde ne doit perdre de vue le besoin d’agir collectivement contre une crise qui menace notre planète et l’avenir de la civilisation humaine », a commenté au nom du Forum des pays les plus vulnérables l’ancien président des Maldives Mohammed Nasheed, alors que le rapport est éclipsé par l’invasion russe en Ukraine.
Question de survie
Alors que la planète a gagné en moyenne environ +1,1°C depuis l’ère pré-industrielle, le monde s’est engagé en 2015 avec l’accord de Paris à limiter le réchauffement bien en deçà de +2°C, si possible +1,5°C.
Dans le premier volet de son évaluation publiée en août dernier, le Giec estimait que le mercure atteindrait ce seuil de +1,5°C autour de 2030, soit dix ans plus tôt qu’escompté. Il laissait toutefois une porte ouverte, évoquant un retour possible sous +1,5°C d’ici la fin du siècle en cas de dépassement.
Mais le deuxième volet publié lundi — avant un troisième début avril sur les solutions pour réduire les émissions de gaz à effet de serre — souligne que même un dépassement temporaire de +1,5°C provoquerait de nouveaux dommages « irréversibles » sur les écosystèmes fragiles comme les pôles, les montagnes et les côtes, avec des effets en cascade sur les communautés qui y vivent. Et les conséquences désastreuses vont augmenter avec « chaque fraction supplémentaire de réchauffement », de la multiplication des incendies au dégel du pergélisol.
Le rapport prédit également la disparition de 3 à 14% des espèces terrestres même à +1,5°C, et qu’à l’horizon 2050, environ un milliard de personnes vivront dans des zones côtières à risque, situées dans de grandes villes côtières ou de petites îles.
L’adaptation est cruciale pour notre survie
Alors « l’adaptation est cruciale pour notre survie », a réagi dans un communiqué le Premier ministre d’Antigua et Barbuda Gaston Browne qui préside l’Alliance des petits Etats insulaires (AOSIS), appelant les pays développés à respecter leur engagement d’augmenter l’aide climatique aux pays pauvres, en particulier pour leur permettre de se préparer aux catastrophes qui s’annoncent.
Mais qu’entend-on par adaptation ? Alexandre Magnan, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) et qui a contribué à ce nouveau rapport propose une définition simple de ce terme : « « l’adaptation cherche à réduire les risques climatiques, aujourd’hui et demain ». « L’enjeu est donc d’être capable d’être résilient face à des événements extrêmes qui vous touchent (cyclones, inondations, sécheresse), mais aussi d’anticiper des changements climatiques plus graduels ». Cette définition ne se limité pas à évaluer la probabilité d’un événement extrême mais plutôt d’intégrer dans notre réflexion les notions d’« exposition » et de « vulnérabilité », « soit les caractéristiques qui font qu’une société, par la façon dont elle s’est développée, sera exposée à cet aléa climatique et en subira des conséquences plus au moins forte ».
L’adaptation est donc un concept très large dont les champs d’intervention sont nombreux et vont de la mise en œuvre des systèmes d’alerte tempêtes à la restauration des écosystèmes en passant par des changements d’activités économiques, de lieux de vie, etc.
S’adapter est-il encore possible ?
Le rapport constate que malgré quelques progrès, les efforts d’adaptation sont pour la majorité « fragmentés, à petite échelle » et qu’à ce rythme, l’écart entre les besoins et ce qu’il faudrait risque de s’accentuer. À un certain point, s’adapter n’est même plus possible. « Nous ne pouvons plus prendre des coups et soigner les blessures. Bientôt ces blessures seront trop profondes, trop catastrophiques pour être soignées », a insisté la patronne de l’ONU-Environnement Inger Andersen.
Certains écosystèmes sont déjà poussés « au-delà de leur capacité à s’adapter » et d’autres les rejoindront si le réchauffement se poursuit, prévient le Giec, soulignant ainsi qu’adaptation et réduction des émissions de CO2 doivent aller de pair.
Mais, « si on s’en tient aux engagements actuels, les émissions devraient augmenter de près de 14 % au cours de cette décennie. Ce serait une catastrophe. Toute chance de maintenir l’objectif de 1,5°C en vie serait anéantie », a dénoncé Antonio Guterres, désignant comme « coupables » les grands pays émetteurs « qui mettent le feu à la seule maison que nous ayons ».
« Cette abdication de leadership est criminelle ».
Malgré le constat cataclysmique, plusieurs États, notamment la Chine, l’Inde et l’Arabie saoudite ont tenté pendant les négociations de faire retirer des références à l’objectif de +1,5°C, ont indiqué à l’AFP plusieurs sources participant aux discussions. Le Pacte de Glasgow adopté lors de la conférence climat de l’ONU COP26 fin 2021 appelle pourtant les États à renforcer leur ambition et leur action climatiques d’ici la COP27 en Égypte en novembre, dans l’espoir de ne pas dépasser ce seuil.
Ce rapport « démontre pourquoi la communauté internationale doit continuer de prendre des mesures climatiques ambitieuses, alors même que nous faisons face à d’autres défis mondiaux impérieux », a souligné le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken.
La « chance » de la guerre ?
Car la guerre en Ukraine se surajoute à l’urgence climatique. Elle fait apparaître dans la lumière la plus cruelle la faiblesse des nations pour l’affronter. Dans un article récent The Economist notait : « Au cours de la dernière décennie, l’intensification du risque géopolitique est devenue une caractéristique de la politique mondiale, mais l’économie mondiale et les marchés financiers s’en sont accommodés. … L’invasion de l’Ukraine par la Russie est susceptible de rompre ce schéma ». L’Europe se rend compte soudain à quel point elle est dépendante non seulement en matière de défense mais aussi face aux questions énergétiques. Or ce sont elles qui articulent toute la lutte contre le dérèglement climatique. Car si nous réduisons notre dépendance aux combustibles fossiles, nous réduisons alors nos émissions de gaz à effet de serre et pouvons espérer éviter l’emballement climatique. Or en matière énergétique nous faisons preuve d’une inaction criminelle, laissant perdurer des situations de dépendance et des conduites à risque qui nous mènent à la catastrophe.
« Nous ne pouvons plus dépendre des autres et notamment du gaz russe pour nous déplacer, nous chauffer, faire fonctionne nos usines » a expliqué Emmanuel Macron dans son allocution aux Français du 2 mars. « Après avoir décidé pour la France le développement des énergies renouvelables et la construction de nouveaux réacteurs nucléaires, je défendrai une stratégie d’indépendance énergétique européenne » a-t-il poursuivi.
La guerre qui est menée actuellement en Ukraine peut être l’occasion de nous obliger à mettre en œuvre la politique tant attendue par les défenseurs du climat : chasser le gaspillage énergétique, viser la sobriété énergétique, accélérer la rénovation des bâtiments, déployer les énergies renouvelables. Dans une telle situation de crise, avec en toile de fond le spectre de la guerre, chacun pourrait être appelé à agir à son niveau, comme une forme de mobilisation générale. « Il faut que les gens qui le peuvent rénovent leur logement pour qu’il consomme moins, qu’ils installent des chauffe-eaux solaires ou des pompes à chaleur pour remplacer leur chaudière à gaz… Il faut aussi voir si l’État est prêt à les y aider. Mais globalement, il faut nous appuyer sur nos expériences passées pour mettre en place des mesures rapides, massives et concrètes, comme lors du choc pétrolier de 1973 » affirme Thomas Pellerin-Carlin, le directeur du Centre énergie de l’Institut Jacques Delors dans un entretien à Capital.
Ce dernier fait référence au think tank Bruegel, qui a établi des simulations selon différents scénarios de suppression ou de réduction des flux pétro-gaziers entre l’Europe et la Russie. Si nous voulons complètement nous passer du gaz russe immédiatement, il faudrait économiser au moins 400 térawattheures (TWh) de gaz, soit 10 à 15% de la demande annuelle. Les mesures de conservation de l’énergie ne suffiront pas. D’autres décisions fortes seront nécessaires, comme retarder la fermeture de certaines centrales nucléaires (une question déjà en débat en Allemagne et en Belgique). « Ou encore engager des procédures d’acceptation administrative accélérées pour tous les projets éoliens et solaires, pour reproduire ce que nous avons fait au début de la pandémie de Covid-19 : accélérer les processus afin de produire au plus vite des vaccins. Il faut faire la même chose avec les pompes à chaleur, le solaire et l’éolien pour déployer les énergies renouvelables » estime ce spécialiste. Autant de mesures destinées à nous libérer de notre dépendance et, en même temps, à limiter les risques de chaos climatique dans les années et décennies à venir. C’est cela aussi savoir s’adapter.
Avec AFP