Comme jamais auparavant, plus de 2 400 personnes ayant des liens avec des entreprises qui produisent ou consomment du pétrole, du gaz naturel et du charbon – ou avec des groupes commerciaux qui défendent ces industries – se sont inscrites pour assister à la COP28 à Dubaï. Une nuée de lobbyistes, en nombre plus important que toutes les délégations nationales ou de la société civile. Objectif de cette armada : influencer la réponse du monde au changement climatique. A sa tête, Sultan Al Jaber, président de la COP de DubaÏ et roi du pétrole dans son pays, ainsi qu’une équipe fournie d’influenceurs.
Pendant 30 ans, l’industrie fossile a nié, trompé et retardé l’action climatique aux Nations unies et à tous les niveaux de gouvernement. Et pourtant, cet organe a traité ces mauvais acteurs trompeurs, égoïstes et hypocrites en leur accordant un siège à une table où ils n’ont rien à faire. Leur dernière grande idée : continuer à produire des combustibles fossiles mais en récupérant leur pollution afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Un pari technologique contesté mais qui avance à bon train dans cette COP28 grâce à la pression des lobbyistes qui s’affairent en coulisses pour torpiller les négociations sur le climat . « Ils sont la raison pour laquelle la COP28 est dans un brouillard de déni climatique », estiment les ONG.
Le poids des rentiers du pétrole
Al Jaber et d’autres défenseurs de l’industrie ont déclaré que les systèmes de capture du carbone et d’autres technologies peuvent réduire la contribution des combustibles fossiles au changement climatique. Le président de la COP28, Sultan al-Jaber, fait partie de ces avocats du techno-solutionnisme. Directeur de la compagnie pétrolière nationale (Adnoc), il vante ainsi la poursuite d’une activité pétrogazière « propre », grâce à l’amélioration notamment des procédés d’extraction et de transport du pétrole et du gaz, exportés vers l’étranger. Mais là encore, ces engagements détournent l’attention du problème : la plus grosse partie des émissions de gaz à effet de serre proviennent de l’utilisation en bout de chaîne des hydrocarbures.
L’Arabie saoudite bénéficie d’un grand poids diplomatique dans les négociations climatiques. Depuis toujours. « Ils ont traditionnellement des experts qui interviennent dans les négociations et qui font de l’obstruction systématique, qui retardent toutes avancées significatives », explique l’historienne Amy Dahan, spécialiste des négociations climatiques. En 2015, à Paris, Riyad a ainsi tenté de faire disparaître la mention de l’objectif de 1,5°C dans l’accord. Sans succès.
Pendant 26 ans, les pays producteurs sont tout de même parvenus à éviter que les énergies fossiles apparaissent nommément dans les textes adoptés à l’issue des COP, quand bien même elles sont la principale cause du réchauffement climatique. Ce n’est qu’à Glasgow, en 2021, que la Conférence des Etats signataires a gravé dans le marbre l’objectif d’une réduction de l’usage du charbon. A la fin de la COP27, l’année suivante, la planète a encore dû se contenter d’un texte qui ne mentionne pas les hydrocarbures. Dépité, un délégué de Papouasie-Nouvelle-Guinée cité par l’AFP a accusé les « suspects habituels » : l’Arabie saoudite, l’Iran, la Russie et même l’Egypte, pays organisateur cette année-là.
Dans les pays qui doivent leur prospérité à leur rente pétrolière, « les dirigeants ont pris conscience depuis longtemps qu’il fallait assurer la transition de leur économie. Mais ils veulent s’assurer de pouvoir continuer à tirer profit de leurs ressources le plus longtemps possible », expose Alden Meyer. « L’idée, c’est de faire durer la dépendance du monde aux hydrocarbures. » Cependant, la ligne climatosceptique des débuts « est devenue de plus en plus difficile à tenir, alors que les effets du changement climatique sont devenus impossibles à ignorer », note cet expert des négociations climatiques.
« Ils veulent apparaître du bon côté de l’histoire, en même temps qu’ils sont évidemment du mauvais », abonde Cédric Philibert, ancien négociateur français, puis observateur pour le compte de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Dans le cas des Emirats arabes unis, pays hôte de la COP28, l’expert pointe « un amour inconsidéré pour les CCS, les technologies de capture et de stockage de carbone ». En épluchant les engagements affichés par le pays, le spécialiste trouve ainsi mention de la « capture de CO2 dans l’air ». « Ça, aujourd’hui, c’est de la fiction », tranche-t-il.
En face, les scientifiques réunis par les Nations unies ne cessent de répéter que la combustion de combustibles fossiles est le principal facteur du changement climatique. Selon une évaluation détaillée des Nations unies publiée en septembre, le monde est loin d’être sur la bonne voie dans ses efforts pour enrayer le changement climatique, et l’intensification agressive des énergies renouvelables et l’élimination progressive des combustibles fossiles figurent parmi les meilleurs moyens d’éviter les pires conséquences du réchauffement planétaire. Face à ce consensus et la multitude de preuves scientifiques démontrant que l’élimination progressive des combustibles fossiles est essentielle pour réduire les émissions de gaz à effet de serre à l’origine du changement climatique, le président de la COP de Dubaï persiste à affirmer qu’ »aucune donnée scientifique » n’indique que l’élimination progressive des combustibles fossiles est nécessaire pour limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C.
Les options sont ouvertes
Pour le moment, toutes les options sont encore ouvertes. La deuxième version du texte qui servira de base de discussion en vue d’une adoption d’ici à la fin de la COP28 a été rendue publique ce mardi 5 décembre. Il synthétise en 24 pages les différentes options poussées par les quelque 200 pays qui négocient fiévreusement à Dubaï.
Leurs divergences de vue se reflètent dans les différentes options laissées ouvertes sur la question essentielle de l’avenir des énergies fossiles. D’une « sortie ordonnée et juste des énergies fossiles » à rien du tout sur le sujet, toutes les options sont sur la table, suggérant de féroces batailles d’ici la fin théorique de la COP28 le 12 décembre. Autre débat soumis aux négociateurs : inscrire l’objectif de triplement des énergies renouvelables d’ici 2030 ou ne pas mentionner le sujet.
Le ministre saoudien de l’Energie s’est dit « absolument » opposé à un accord portant sur une réduction des énergies fossiles, montrant à quel point les camps traditionnels campent sur leurs positions. « Et je vous assure que personne – je parle des gouvernements – n’y croit », a dit le prince Abdelaziz ben Salmane dans une interview donnée depuis Ryad à Bloomberg, diffusée lundi.
« On n’a pour l’instant pas de visibilité sur l’équilibre de l’accord dans les textes proposés, puisque toutes les options sont sur la table aujourd’hui », a dit à l’AFP Laurence Tubiana, architecte de l’accord historique de Paris en 2015. Les négociations « sont difficiles parce qu’on est au moment où tout est sur la table et on ne voit pas le point d’équilibre ». « C’est d’un côté normal à ce stade de la négociation mais elle s’annonce particulièrement difficile parce qu’on parle de l’éléphant dans la pièce que sont les énergies fossiles et de façon très directe », juge-t-elle dans un entretien à Dubaï.
« J’ai zéro confiance dans le fait que la COP réussira » si « les Nations unies continuent de permettre à l’industrie des énergies fossiles » d’en mener les débats, dit à l’AFP Thomas Harmy Joseph, de l’ONG américaine Indigenous Environmental Network.
Il est « désormais inévitable » que le seuil de 1,5°C de réchauffement de la planète soit dépassé « de manière constante » et il y a une chance sur deux pour que cela arrive dans seulement sept ans, ont alerté mardi les scientifiques du Global Carbon Project. Selon cette étude de référence, les émissions de CO2 produites par l’utilisation du charbon, du gaz et du pétrole dans le monde pour se chauffer, s’éclairer ou rouler devraient en effet franchir un nouveau record en 2023.
Avec AFP, Franceinfo