Ce 12 juillet 2022, l’association BLOOM et les pêcheurs côtiers du Nord de la France ont arraché de justesse (12 voix contre 11) le vote interdisant une méthode de pêche dévastatrice, la senne démersale, dans les eaux territoriales françaises de la Manche. Une nouvelle victoire !
Le 16 janvier 2018, les eurodéputés votaient à une large majorité l’interdiction de la pêche électrique afin de protéger les écosystèmes marins et les pêcheurs artisans. Mais les innovations destructrices développées par l’industrie de la pêche néerlandaise continuent de faire des ravages dans l’océan et de causer la faillite des pêcheurs artisans. Les industriels néerlandais vantent une nouvelle fois, comme ils l’ont fait avec la pêche électrique, l’invention d’une « pêche technologique » consommant moins de carburant et représentant une « solution climat » en omettant de préciser que cet engin mobile et tracté sur les fonds n’est absolument pas sélectif, qu’il dévaste la biodiversité océanique ainsi que les fonds marins et le climat en re suspendant le carbone stocké dans les sédiments.
Cet engin de pêche apparu il y a une quinzaine d’années est plus que jamais sous le feu des critiques : la « senne démersale ». Alors qu’il existe très peu d’études scientifiques concernant l’impact écologique de la senne démersale, les quelques rapports sur le sujet montrent que cet engin est une bombe écologique pour la biodiversité marine.
Une capacité de pêche hors-norme et non-sélective
La senne démersale est une technique de pêche apparentée au chalutage de fond qui, lui, n’est toujours pas interdit par le Parlement européen dans les aires marines protégées.
Cette technique a été développée à la fin des années 2000 par l’industrie néerlandaise qui a commencé à l’utiliser dans La Manche. La senne démersale est si dévastatrice pour les écosystèmes marins et les populations de poissons que les pêcheurs français qui s’y sont convertis – afin de rester compétitifs – sont aujourd’hui les premiers à en réclamer l’interdiction.
La senne démersale consiste à déployer un câble sur les fonds marins qui forme un polygone couvrant une surface de 3 km² (1). Le câble est ensuite rabattu en créant un mur de sédiments permettant de capturer les poissons piégés à l’intérieur du polygone. Cinq senneurs ratissent par jour une surface équivalente à celle de Paris. Ils seraient 75 senneurs à pouvoir pêcher en Manche (2).
La senne démersale n’est pas sélective, et pêche notamment une part substantielle de poissons juvéniles. Par exemple, le Comité Scientifique, Technique et Economique des Pêches souligne “des taux de rejet élevés pour le merlan dans cette flotte, soit 39 % en 2013 et 79 % en 2014“(3).
La vulnérabilité des écosystèmes marins est incompatible avec des méthodes de pêche destructrices telle que la senne démersale, dont les conséquences écologiques et sociales sont désastreuses.
L’efficacité et la non-sélectivité de la senne démersale sont d’autant plus un danger qu’elle cible des espèces non soumises à quota, comme l’encornet, la seiche, le rouget-barbet et le grondin. Ces espèces n’ont également pas de taille minimale de capture. Une fois les plus gros spécimens attrapés, les senneurs se tournent vers les juvéniles, épuisant ainsi les populations de poisson (4).
Un désastre social
Les pêcheurs côtiers ont rapidement dénoncé les impacts destructeurs de la senne démersale. Mais abandonnés par les politiques, et sans mesures de gestion pour réguler l’effort de pêche, les chalutiers français qui se battaient pourtant contre la senne démersale ont fait le choix funeste de s’y convertir pour rester aussi compétitifs que les senneurs néerlandais. Malgré des investissements qui peuvent atteindre plusieurs millions d’euros, ils sont aujourd’hui les premiers à réclamer une interdiction de la senne démersale dans les eaux territoriales. C’est le cas de Wilfried Roberge, patron d’un chalutier senneur à Port-en-Bessin, qui a décidé de ne plus pratiquer la senne mais de conserver sa licence afin d’éviter la construction d’un nouveau senneur.
Une interdiction déjà en œuvre en Bretagne, en Aquitaine et en Normandie
Pour ces raisons, plusieurs régions de France ont déjà interdit cet engin dans leurs eaux territoriales. C’est le cas de l’Aquitaine, de la Bretagne et d’une partie de la Normandie. En ce sens, un rapport de l’Assemblée nationale en France préconise de « réglementer de manière uniforme au niveau national l’accès des navires à la bande des douze miles en interdisant notamment l’usage dans cette zone de certains engins de pêche particulièrement efficaces, tels la senne danoise [démersale]. »
L’interdiction de la senne démersale a même dépassé les désaccords historiques entre pêcheurs anglais et français, qui ont conjointement manifesté le 9 mai 2022 lors une rencontre au milieu de la Manche pour symboliser leur union autour de cette cause. En effet, alors que les industriels peuvent déplacer leurs unités sur d’autres zones et perpétuer la surexploitation séquentielle de l’océan, les pêcheurs côtiers sont à l’inverse ancrés à un territoire restreint, et ils subissent de plein fouet les conséquences de ces modèles de « pêcheries technologiques ».
Un amendement a été déposé par la députée EELV Caroline Roose qui vise à interdire la senne démersale dans les eaux territoriales en Manche. Il faut donc un vote décisif pour l’écosystème marin, car cette bande côtière est une zone riche, productive et un lieu de reproduction pour les poissons. Les eaux territoriales sont également le terrain de pêche privilégié des pêcheurs côtiers.
Alors que dans les discours, les députés sont prompts à défendre les « petits » pêcheurs ou à évoquer le besoin de préserver les « équilibres sociaux et économiques » le long du littoral européen, ce vote mettra leurs déclarations à l’épreuve et révèlera leurs vision de l’avenir : les eurodéputés vont-ils tourner le dos à la course technologique vouant l’océan à une hyper-efficacité permettant de siphonner les fonds marins jusqu’au dernier poisson et menant à la ruine des territoires et des pêcheurs qui y opèrent de père en fils depuis des générations ? Ou vont-ils assumer leurs liens aux lobbies et encourager la concentration des moyens de capture dans les mains d’un très petit nombre d’acteurs de la grande pêche industrielle ? D’un côté, les pêcheurs côtiers opérant sur des zones de pêche ancestrales. De l’autre, des unités industrielles hyper mobiles et financiarisées, fondant sur la ressource jusqu’à épuisement avant de se déplacer vers d’autres zones de pêche, dans une logique de surexploitation séquentielle.
Victoire essentielle pour sauver les écosystèmes marins
Les députés de la Commission de la Pêche du Parlement européen viennent de se prononcer sur l’amendement déposé par Caroline Roose visant à interdire la senne démersale dans les eaux territoriales françaises. Jusqu’au dernier moment, l’association BLOOM et les pêcheurs des Hauts-de-France et de Normandie ont mobilisé les députés, car certains élus défendant la pêche côtière étaient absents en ce 12 juillet. « En temps normal, l’écart aurait dû être plus creusé » explique Laetitia Bisiaux qui a mené la campagne avec les pêcheurs. « C’est donc un soulagement que l’interdiction ait été adoptée et ce, malgré la mobilisation des fidèles alliés des grands lobbies de la pêche industrielle qui sont surreprésentés en Commission de la Pêche », ajoute-t-elle.
Depuis plus de 10 ans, les pêcheurs côtiers tirent la sonnette d’alarme à propos des impacts de cette méthode de pêche mais se heurtent à l’indifférence totale des pouvoirs publics. Face à ce fléau social et environnemental menaçant l’avenir immédiat des pêcheurs côtiers, BLOOM a proposé à Caroline Roose un amendement d’interdiction afin que le Parlement européen prenne les mesures urgentes qui s’imposent.
C’est désormais chose faite. « Les eurodéputés ont été alertés des impacts destructeurs de la senne démersale par des pêcheurs qui pratiquent eux-mêmes cette technique. Les députés ont entendu les alertes qui ont longtemps été ignorées. C’est un jour très important pour l’océan et pour les communautés de pêcheurs côtiers » souligne Laetitia Bisiaux.
Le rapporteur du texte (5) le député LREM / RENEW M. Pierre Karleskind, a demandé et obtenu un « mandat » lui permettant de commencer directement les négociations de « trilogue » sans passer par un vote en plénière du Parlement européen.
C’est à Pierre Karleskind que revient désormais la responsabilité de défendre la position adoptée par le Parlement européen lors des négociations de Trilogue entre le Conseil (les États membres), la Commission européenne et le Parlement européen. Ces trois institutions devront trouver un compromis d’ici la fin de l’année 2022 car l’un des enjeux de ce règlement est la prolongation de la Politique commune de la pêche qui expirera le 31 décembre 2022. Sans accord en Trilogue sur le règlement, il n’y aurait donc plus de régulation de la pêche ce qui laisserait les eaux de l’Union européenne en libre accès.
Il est urgent d’agir car ces techniques de chalutage sont largement décriées par les ONG de défense de l’environnement et les pêcheurs puisque racler le plancher océanique avec de lourds filets, abîme les habitats marins… le tout financé par les subventions publiques. Une étude scientifique publiée dans la revue Science a montré que dans plus des deux tiers des aires marines protégées (AMP) du Nord de l’Europe, le chalutage était 1,4 fois plus intense à l’intérieur de la zone dite « protégée » qu’à l’extérieur. Selon l’ONG Oceana 86% des eaux européennes dites « protégées » sont intensément chalutées. (Source : combatlemedia.com)
Pour aller plus loin : Tout savoir sur la senne démersale, la nouvelle ‘pêche technologique’ des industriels Néerlandais
(1) Cette donnée a été publiée par Rolf Groeneveld – économiste spécialiste des ressources naturelles à l’Université de Wageningen – sur son blog
(2) D’après un accord entre l’industrie néerlandaise et des pêcheurs français, anglais et belges, appelé Gentleman agreement qui n’a finalement pas abouti.
(3) Rihan, D., Bailey,N. & Doerner, H.Reports of the scientific, technical and economic committee for fisheries (stecf) —evaluation of the landing obligation joint recommendations (stecf-16-10). (Scientific, Technical; Economic Committee for Fisheries (STECF), 2016). Le Comité Scientifique, Technique et Economique des Pêches souligne “des taux de rejet élevés pour le merlan dans cette flotte, soit 39 % en 2013 et 79 % en 2014.”
Source : Rihan, D., Bailey, N. & Doerner, H. Reports of the scientific, technical and economic committee for fisheries (stecf) — evaluation of the landing obligation joint recommendations (stecf-16-10). (Scientific, Technical; Economic Committee for Fisheries (STECF), 2016).
(4) Le Comité Scientifique, Technique et Economique des Pêches souligne “des taux de rejet élevés pour le merlan dans cette flotte, soit 39 % en 2013 et 79 % en 2014.”
Source : Rihan, D., Bailey, N. & Doerner, H. Reports of the scientific, technical and economic committee for fisheries (stecf) — evaluation of the landing obligation joint recommendations (stecf-16-10). (Scientific, Technical; Economic Committee for Fisheries (STECF), 2016).
(5) Règlement qui modifie le Règlement 2013/1380 : https://oeil.secure.europarl.europa.eu/oeil/popups/ficheprocedure.do?reference=2021/0176(COD)&l=en