Le réseau Action climat, qui fédère une trentaine d’associations, et la Société française de nutrition, ont publié ce mardi 20 février une vaste étude. Les conclusions sont formelles : il faut réduire notre consommation de viande de moitié si l’on veut atteindre les objectifs climatiques français. Or nous en sommes loin car, après deux décennies de baisse entre 1990 et 2012, la consommation de viande par habitant repart en hausse depuis une dizaine d’années. Une faute de trajectoire qui peut s’avérer dramatique quand on sait les conséquences des régimes carnés et de l’élevage sur la planète en général, le climat et la santé publique.
Réduire de moitié la consommation actuelle de viande en France, pour tomber à 450 grammes maximum par semaine, permettrait d’atteindre les objectifs climatiques fixés pour le pays, affirme une étude du réseau Action Climat et de la Société française de nutrition publiée ce 20 février. L’alimentation représente 22% de l’empreinte carbone de la France, et « 60% de ces émissions proviennent de la production, au niveau agricole, des aliments que nous consommons », rappelle l’étude.
Elle souligne qu’en France, « après deux décennies de baisse entre 1990 et 2012, la consommation de viande par habitant affiche une légère hausse depuis une dizaine d’années » et que « la quantité de viande consommée par habitant en France est aujourd’hui deux fois supérieure à la moyenne mondiale ». « La consommation de poulet par habitant en France a en effet plus que doublé entre 2000 et 2022 », met en avant l’étude.
Le réseau Action Climat, qui fédère une trentaine d’associations, et la Société française de nutrition (SFN), qui se décrit comme une « société savante » regroupant experts du secteur public et privé, ont effectué « un travail de modélisation de régimes alimentaires durables » avec le bureau d’études MS Nutrition. « Les résultats montrent qu’il est possible de réduire de 50% la consommation de viande tout en satisfaisant l’adéquation nutritionnelle et sans avoir recours à des produits enrichis ou à des supplémentations », une division par deux qui « conduirait à une réduction de l’impact carbone de l’alimentation comprise entre -20% et -50% selon le type de changements alimentaires associés », est-il indiqué.
L’humanité se viande
Dans son livre « L’humanité se viande » qui sort ce 1er mars aux éditions Rue de l’Échiquier, Jean-Marc Gancille rappelle que chaque année, les humains abattent plus de 80 milliards d’animaux terrestres pour se nourrir. Ce chiffre vertigineux signifie que nous tuons chaque jour 900.000 vaches, 1.4 millions de chèvres, 1.7 millions de moutons, 3.8 millions de porcs, 11.8 millions de canards et plus de 200 millions de poulets. Sans compter les centaines de millions de poissons qui s’ajoutent à ce bilan quotidien. Cette quantité astronomique d’animaux abattus sont pour 94 % d’entre eux élevés dans des conditions industrielles. Un tel bilan constitue un risque écologique majeur pour l’habitabilité de la planète.
Dans un article publié par The Guardian, le journaliste britannique George Mombiot n’hésite pas à considérer l’élevage comme une menace équivalente à celle des hydrocarbures pour l’avenir de l’humanité. Cette position iconoclaste, étayée par les dernières données scientifiques disponibles, trouve peu d’écho face à la résistance au changement et à la procrastination de l’immense majorité des décideurs.
Pourtant, les avertissements et signaux d’alerte n’ont pas manqué ces dernières années. Dès 2006, la FAO reconnaissait l’élevage comme « l’un des deux ou trois plus grands responsables des principaux problèmes environnementaux au plan local et mondial ». Cette organisation des Nations Unies alertait : « l’élevage devrait être au cœur des politiques mises en place pour faire face aux problèmes de dégradation des sols, de changement climatique, de pollution de l’air, de manque de ressources en eau et d’érosion de la biodiversité ».
Une quinzaine d’années plus tard, le Giec et l’Ipbes pointent toujours le rôle prépondérant que jouent l’élevage et la pêche dans le franchissement des limites planétaires et leur responsabilité majeure dans l’incapacité des écosystèmes à se régénérer ». L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) abonde : « l’agriculture et l’aquaculture constituent sans conteste les plus grandes pressions pour la biodiversité ».
Malgré ces messages pressants, l’inaction est générale : seuls les Pays-Bas, parmi tous les pays du monde, se sont engagés dans une politique de réduction du cheptel. C’est pourtant une condition sine qua non si, comme les 100 pays présents à la COP 26 s’y sont engagés, il faut réduire de 30% nos émissions de méthane d’ici 2030 pour atteindre les objectifs climatiques. A la COP15 de la biodiversité de Montréal, ni le mot viande ni le mot élevage n’étaient présents dans l’accord négocié entre États. Un an plus tard à la COP28 de Dubaï, 134 États s’engageaient à inclure l’agriculture et l’alimentation dans leur plan climat sans jamais mentionner l’impact déterminant du bétail. En septembre 2023, est signé sous l’égide de l’ONU le traité international de la haute mer, censé protéger la biodiversité : il exclut la question cruciale de la pêche.
Course au gigantisme
Des messages qui ne sont jamais entendus et laissent perdurer et accroître une course effrénée au gigantisme. Comme le rappelle Jean-Marc Gancille, les ordres de grandeur sont éloquents. Plus de la moitié de la superficie des océans est exploitée par la pêche. Près de 80% des terres arables sont accaparées par le bétail, les milieux et faunes sauvages reculant sans cesse, fondant comme neige au soleil.
La population des bovins est passée de 1 milliard en 1960 à 1.6 milliards aujourd’hui, celle des porcins de 500 millions à 1.5 milliard et celle de la volaille de 5 milliards à… 25 milliards. Les mammifères d’élevage comptent pour 60 % de la biomasse et chez les volatiles, les espèces domestiquées —poulets et dans une moindre mesure canards— pèsent pour plus de 70% des oiseaux.
Dans les coulisses de cette effervescence non-naturelle du vivant, les géants de l’agroalimentaire et de la grande distribution s’activent pour fournir toujours plus de produits carnés à bas prix. Et les Etats suivent, subventionnant et régulant, aveugles à la course à l’abîme à laquelle ils participent. Toujours plus. Les Nations unies estiment que la consommation mondiale de viande s’amplifiera encore de plus de 75% d’ici à 2050. Car, à mesure que les gens s’enrichissent, ils mangent plus de protéines et de matières grasses, en particulier la viande.
Cette tendance n’est pas bonne pour le climat, c’est le moins que l’on puisse dire : la production de viande génère à elle seule trois fois plus d’émissions de gaz à effet de serre que l’ensemble du trafic aérien mondial. D’ici 2050, la demande en produits d’élevage pourrait croître encore de 144 % et avec elle, le taux de CO2 dégagé dans l’atmosphère. Les records de températures enregistrés ces dernières années n’y font rien. Personne ne semble avoir pris conscience que les cinq plus gros producteurs de viande et de produits laitiers dans le monde sont responsables de davantage d’émissions annuelles de gaz à effet de serre qu’Exxon Mobil, Shell, ou BP. Les grands pétroliers sont communément la cible des discours écologistes et de ceux qui prétendent défendre la planète alors que la filière viande profite d’un angle mort et passe sous les radars.
Dissonance cognitive
Quand on les interroge, une part importante des Français (85%) se déclarent opposés à l’élevage intensif. Ce qu’ils semblent ne pas savoir c’est que 85 % de la viande qu’ils consomment est produite de cette façon. Les consommateurs de viande s’autopersuadent — et les géants de la grande consommation les y aide abondamment —que la viande qu’ils mangent provient de pâturages et de riches clairières, d’animaux élevés avec amour dans un cadre de bonheur pastoral. Ce n’est pas vrai.
Ils y croient pourtant, hochant la tête avec componction quand on leur dit que leur régime carné devrait être réduit, pour la planète comme pour leur santé. Car le steak-frites fait de la résistance. En 1957, déjà, Roland Barthes dans ses Mythologies avait écrit : « Comme le vin, le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé plus encore que socialisé ; il figure dans tous les décors de la vie alimentaire ».
Une résistance d’autant plus forte qu’elle est entretenue et amplifiée par les organisations professionnelles agricoles et les industries agroalimentaires qui veillent au grain sur les moindres discours dissonants.
C’est ce qui est arrivé ce 14 février quand l’Inrae (Institut national de la recherche agronomique) publie sur X un article renvoyant à la thèse du doctorant Arnaud Lamy consacrée à « la question de l’utilisation de la viande en restauration entre place centrale dans la cuisine traditionnelle française et enjeux de durabilité ». L’article rappelle notamment la nécessité de réduire la consommation de viande pour l’environnement. Mais comme la viande reste un temple sacré en France, la publication de l’Inrae sur X a suscité une levée de boucliers, remettant en cause l’intégrité des chercheurs.
« L’Inrae est devenue une ONG où des militants ont remplacé les scientifiques », peste ainsi sur X Jean-Baptiste Moreau, ancien député LREM et rapporteur de la loi Egalim 1, aujourd’hui lobbyiste dans le monde agricole. « Avant l’Inrae servait à quelque chose, aujourd’hui, c’est devenu un ramassis d’activistes bon à rien. À supprimer et vite », somme un autre éleveur du Cantal suivi par plus 31 000 abonnés. La publication a par ailleurs été décriée par le puissant syndicat agricole FNSEA, qui défend une agriculture productiviste, dénonçant un « positionnement anti-viande » et une « provocation » juste avant le Salon de l’Agriculture.
Résultat de cette fronde éruptive, le tweet trop subversif est supprimé de X au motif que «le ton était maladroit et le texte réducteur par rapport à l’article scientifique qu’il relaie », explique l’Inrae à Ouest-France . « Des chercheurs d’INRAE étudient et publient des articles sur le lien entre alimentation et santé, l’importance de l’équilibre entre végétal et animal dans les régimes alimentaires depuis longtemps, tout comme ils publient beaucoup sur l’importance et la place de l’élevage qui va jouer un rôle clé dans la transition agroécologique, en France et dans le monde », ajoute encore l’institut pour calmer la colère provoquée.
Surtout ne faisons pas de vagues : L’Inrae est un institut de recherche agronomique qui reste sous la tutelle du ministère de l’Agriculture, qui veut protéger les filières animales françaises. Dans un rapport consacré à l’influence des lobbies sur la viande, Greenpeace avait pointé des tensions internes au sein de l’Inrae, évoquant notamment une publication de l’institut sur l’élevage et la viande qui avait été vivement critiquée par le syndicat Sud Recherche. Les chercheurs dénonçaient « des simplifications, raccourcis et omissions abusives au regard des conséquences reconnues de l’élevage intensif sur l’environnement ».
Sujet tabou
Réduire la demande de produits animaux et consommer davantage d’aliments issus de végétaux, font partie des mesures d’adaptation face aux enjeux climatiques. « Modérer la consommation de viande réduit la pression sur l’utilisation des terres et sur l’eau, ce qui réduit la vulnérabilité par rapport aux impacts du changement climatique », a notamment expliqué Valérie Masson Delmotte, paléoclimatologue et ancienne coprésidente du groupe 1 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), dans une publication consacrée au sujet sur X. « Je suis très inquiète des pressions s’exerçant sur les institutions académiques pour restreindre la communication de résultats de la recherche, notamment lorsqu’ils abordent des enjeux de soutenabilité » a-t-elle souligné.
En France, le sujet de la consommation de viande et de sa durabilité est devenue un tabou. Les lobbies du secteur s’emploient activement à promouvoir la consommation de viande et ils commencent à le faire dès le plus jeune âge de leurs consommateurs, dans les écoles. L’interprofession de la viande met à disposition des enseignants et de leurs élèves une multitude de guides colorés, ludiques et adaptés au niveau scolaire des enfants. Ils distribuent des brochures et des recettes à base de viande, ensuite ramenées en toute innocence dans les foyers. Difficile alors de rendre les citoyens conscients du réel impact de leur alimentation et de leur faire changer leurs habitudes.
L’étude du Réseau Action Climat et de la Société française de nutrition suggère d’adopter un régime alimentaire comprenant « davantage de fruits et légumes, de légumineuses, de fruits à coque et de produits céréaliers complets qu’aujourd’hui, avec une consommation modérée d’œufs et de produits laitiers, et une forte diminution des produits gras, sucrés et/ou salés ». Elle insiste sur « la nécessité » pour le gouvernement de « prendre en compte les enjeux environnementaux » dans ses recommandations alimentaires du Programme national nutrition santé (PNNS), en préconisant ainsi de « ne pas consommer plus de 450 grammes de viande par semaine », toutes viandes et charcuteries confondues. Un challenge loin d’être gagné.
Avec AFP
Pour aller plus loin :
- Livre « Plutôt nourrir » de Clément Osé et Noémie Calais – Editions Tana/Nouveaux territoires, 25 août 2022
- Rapport « Qui veille au grain ? Sécurité alimentaire : une affaire d’Etat » – Editions Yves Michel, 11 octobre 2022
- Livre « Peut-on aimer les animaux et les manger ? » de Guillaume Meurice – Editions de La Martinière/ Collection ALT, 25 août 2023
- Livre « Géopolitique de l’alimentation » de Gilles Fumey – Editions Sciences humaines, 19 octobre 2023
- Livre « Comment l’humanité se viande« , de Jean-Marc Gancille – Editions Rue de l’échiquier, 1er mars 2024