Ce lundi 17 mars, après deux années de dialogue infructueux et deux mises en demeure restées sans réelle action, les associations BLOOM et Foodwatch ont décidé d’assigner Carrefour devant le tribunal judiciaire de Paris. Elles accusent le groupe de ne pas respecter son devoir de vigilance en ce qui concerne sa filière thonière. Cette action en justice vise à contraindre l’enseigne à réguler ses approvisionnements en thon tropical, une industrie marquée par de graves atteintes environnementales et humaines.
Carrefour, géant français de la grande distribution à l’international, se présentant comme futur « leader de la transition alimentaire », s’avère être le champion du
cynisme quand il s’agit de thon. Derrière une communication institutionnelle soigneusement façonnée, se cachent des mesures inefficaces, incapables de prévenir les risques et impacts de ses activités. BLOOM et foodwatch assignent la multinationale en justice pour qu’elle prenne ses responsabilités et garantisse des produits
véritablement durables et sains aux consommateurs.
Un écart criant entre discours et réalité
Selon le rapport « Carrefour : le cynisme » publié par BLOOM, le groupe Carrefour affiche une communication trompeuse sur sa politique d’approvisionnement en thon. Alors que l’enseigne revendique des pratiques responsables, ses choix ne permettent ni d’exclure les méthodes de pêche destructrices, ni de garantir des produits exempts d’abus des droits humains. Pire encore, Carrefour n’a pas mis en place de seuil maximal de mercure dans ses conserves, exposant ainsi les consommateurs à des risques sanitaires.
Face à ces constats alarmants, BLOOM et Foodwatch jugent les manquements de Carrefour « graves » et estiment que l’intervention de la justice est devenue indispensable.
Un marché du thon en pleine expansion, mais controversé
Le marché mondial du thon est en pleine expansion, avec une consommation qui ne cesse d’augmenter. En Europe, la France figure parmi les plus grands consommateurs de thon en conserve, aux côtés de l’Espagne et de l’Italie. En 2022, environ 1,3 million de tonnes de thon en conserve ont été produites au niveau mondial, une majorité provenant des océans Indien et Pacifique.
Le thon, grand prédateur sauvage soumis à une exploitation intensive depuis les années 1950, est devenu un produit de consommation de masse : aliment central dans de nombreuses recettes traditionnelles, pique-niques et apéritifs, il est aujourd’hui le poisson préféré des Européens et des Français, qui en consomment 3 à 5 kilos par an, et l’achètent majoritairement en conserve (elles représentent 97 % du thon consommé à domicile pour les Français). La pêche thonière est aujourd’hui devenue la plus lucrative au monde, avec plus de 40 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an.
Les principaux pays exportateurs de thon incluent la Thaïlande, l’Équateur, les Philippines et l’Indonésie. Ces pays concentrent une part importante de l’industrie de transformation du thon, alimentant les besoins des grandes enseignes de distribution en Europe et aux États-Unis. Cependant, ce commerce est souvent associé à des pratiques non durables, une exploitation excessive des stocks de poissons et de graves violations des droits des travailleurs.
Des impacts sanitaires et environnementaux majeurs
Le thon en conserve, très prisé par les Européens, présente pourtant de multiples dangers. BLOOM et Foodwatch ont mis en lumière en 2024 une contamination généralisée du thon au mercure, un métal lourd dangereux pour la santé, en particulier pour les femmes et les enfants. Malgré la mobilisation de plus de 50 000 citoyens réclamant un seuil de mercure plus strict, Carrefour n’a pas pris de mesures concrètes pour répondre à cette exigence.
En parallèle, la pêche thonière est l’une des plus risquées au monde en termes de violations des droits humains : travail forcé, servitude pour dettes, malnutrition et abus systématiques sont largement documentés sur les navires thoniers. Cette industrie a également un impact catastrophique sur l’environnement. L’utilisation de Dispositifs de Concentration de Poissons (DCP), couramment employés dans la pêche thonière, contribue à la surexploitation des populations de thons, à la destruction d’espèces non ciblées comme les requins et les tortues, et à une pollution plastique et électronique massive.
Carrefour : un poids économique synonyme de responsabilité
Carrefour, septième distributeur mondial, dispose d’un rôle clé dans l’industrie alimentaire. Avec près de 15 000 magasins implantés dans plus de 40 pays et un chiffre d’affaires de 92 milliards d’euros en 2023, l’enseigne a le pouvoir d’imposer des exigences strictes à ses fournisseurs. Pourtant, selon BLOOM et Foodwatch, Carrefour choisit de déployer des stratégies d’inaction plutôt que de mettre en place des règles rigoureuses pour sa filière thonière. Cette inaction contraste avec d’autres décisions fermes du distributeur, comme son déréférencement des produits PepsiCo en raison de hausses de prix jugées « inacceptables ».
La grande distribution est responsable des produits qu’elle vend
En France, six enseignes concentrent à elles seules 90 % des parts de marché de la distribution. Les distributeurs commercialisent 97 % des conserves de thon vendues en France. La transformation de leurs politiques d’approvisionnement est donc un levier d’action puissant pour assurer la transition aussi urgente que nécessaire de la filière thonière. Pourtant, l’analyse des pratiques des distributeurs européens menées par BLOOM en 2023 a montré qu’elles sont bien loin de garantir la protection des êtres humains et de l’environnement.
Carrefour : un bilan accablant de sa politique sur le thon
Carrefour, société engagée au service de la transition alimentaire, leader du marché français et septième distributeur mondial, a une responsabilité majeure en la matière, morale comme juridique. Avec ses 92 milliards d’euros de chiffres d’affaires, 305 000 employés et 40 pays d’implantation, l’enseigne Carrefour est soumise à la loi française sur le devoir de vigilance, qui l’oblige à prévenir les atteintes à la santé des personnes, aux droits humains et à l’environnement liées à ses activités et celles de ses fournisseurs.
Or, dès 2023, le travail d’enquête de BLOOM avait montré que l’enseigne s’approvisionnait auprès de fournisseurs liés à de graves violations de droits humains, vendait du thon pêché sur DCP et contaminé au mercure. Face à l’insuffisante réponse de Carrefour à la suite de nos alertes, BLOOM avait mis l’enseigne en demeure une première fois en novembre 2023 pour manquement à son devoir de vigilance dans sa chaîne du thon. Un long processus de dialogue a suivi, où Carrefour s’est engagé sur cinq points vagues et sans garantie de changement dans ses approvisionnements. En avril 2024, BLOOM a donc tiré l’ultime sonnette d’alarme en remettant en demeure l’enseigne, cette fois avec leur partenaire foodwatch.
Près de deux ans après les premières alertes, le bilan de Carrefour est accablant : si l’enseigne a globalement tenu ses cinq engagements, elle n’en a pas pour autant rehaussé les ambitions. Une seule mesure prise implique un impact concret, même si limité : l’arrêt des approvisionnements en thon surpêché de l’océan Indien, pour 30 % de son offre européenne. Pour le reste, la consultation de parties prenantes, la publication d’une charte et d’un rapport sont des coquilles vides, sans pouvoir réel de transformation. Le tout est loin d’adresser l’ensemble des enjeux et leur gravité.
Le rapport « Carrefour : le cynisme » identifie sept stratégies d’évitement mises en place par le distributeur pour se soustraire à ses obligations éthiques. Parmi elles : le recours à des engagements vagues et non contraignants, le maintien d’une opacité sur ses sources d’approvisionnement, l’adoption de mesures en apparence satisfaisantes, mais inefficaces, l’alliance avec les industriels pour préserver le statu quo.
Ces pratiques permettent à Carrefour de se présenter comme un leader de la transition alimentaire tout en perpétuant des modèles destructeurs.
Un signal fort pour toute l’industrie
L’assignation en justice de Carrefour marque une étape cruciale dans la responsabilisation des multinationales face à leurs impacts sociaux et environnementaux. BLOOM et Foodwatch espèrent que cette action contraindra l’enseigne à adopter des mesures réelles et incitera ses concurrents à s’engager dans une transformation profonde de la filière thonière.
Dans un contexte où l’Union européenne révise ses régulations sur le devoir de vigilance, cette affaire souligne l’urgence d’imposer des obligations strictes aux grandes entreprises afin de protéger les droits humains, la santé publique et l’environnement.
Photo d’en-tête : ©Greenpeace/Gavin Newman