A l’heure des réseaux sociaux, la dissidence adopte de nouvelles formes. Les grands écrivains Salman Rushdie, Liao Yiwu et Philip Roth reprochent à l’Occident d’oublier le combat pour les droits de l’homme. Voici un excellent article paru dans lemonde.fr dont UP’ vous propose la lecture complète avec une introduction de Nicolas Truong.
INTRODUCTION
Avant, tout était simple et terrible à la fois. Le rideau de fer séparait les démocraties des dictatures et les embargos de l’Occident libéral tenaient à distance le stalinisme tropical.
Certes, les intellectuels occidentaux antitotalitaires les plus radicaux, tels les philosophes Cornélius Castoriadis (1922-1997) et Claude Lefort (1924-2010), maîtres à penser du groupe Socialisme ou barbarie, parlaient de « capitalisme bureaucratique d’Etat », à propos de l’URSS. Mais eux-mêmes, dès la fin des années 1940, faisaient l’évidente distinction. Et soutenaient avec courage les opposants des pays du « mensonge déconcertant », comme disait l’écrivain Ante Ciliga.
Bien sûr, il y avait ceux qui considéraient que le marxisme lui-même était discrédité à jamais par les régimes qui s’en réclamaient, comme les « nouveaux philosophes » emmenés par André Glucksmann et Bernard-Henri Lévy à la fin des années 1970.
D’autres qui, comme l’essayiste et militant Boris Souvarine (1895-1984), assuraient que l’idée communisme était trahie par ces pays. Mais l’indifférence n’était pas de mise pour tous ceux qui entraient en dissidence. On ne savait plus très bien ce qu’était le Bien, mais il était clair qu’il fallait lutter contre le Mal.
Le Mal, c’était le parti unique, le racisme d’Etat ou la répression des libertés publiques. Alexandre Soljenitsyne, Andréï Sakharov, Vaclav Havel étaient emprisonnés, mais admirés. De Nelson Mandela à Aung San Suu Kyi, les dissidents ont été célébrés pour leur courage, leur combat pour la vérité.
Mais tout est en train de basculer. C’est ce dont s’alarme l’écrivain Salman Rushdie qui, depuis 1989, fait l’objet d’une fatwa émise par l’ayatollah Khomeïni pour avoir écrit les fameux Versets sataniques.
Le « Cynisme dominé »
Nous serions devenus « méfiants » à l’égard des opposants, nous dit Rushdie. Plus complaisants envers les tyrans. Oui, les choses ont changé. L’homme qui défia les chars de la place Tian an men a été « très largement oublié en Chine », nous dit-il.
Le « cynisme » domine et les affaires reprennent. Exilé à Berlin, l’écrivain chinois Liao Yiwu enfonce le clou. Et fustige « l’indolence de l’Occident » à l’égard de la répression des dissidents. Liao Yiwu « enrage » de voir ce pays communiste dictatorial si choyé par les anciens antitotalitaires, de droite comme de gauche, aujourd’hui ravis d’y faire des affaires, des colloques, d’y créer fondations et institutions.
Symbole de la dissidence chinoise, il fut arrêté en 1990, emprisonné pendant quatre ans et torturé pour avoir récité publiquement son poème épique Massacre, le 4 juin 1989, date à laquelle l’armée mit fin au mouvement de la place Tian an men.
La vigilance se serait donc relâchée. Parce que le marché aurait tout balayé. Le monde a en effet basculé de la guerre froide à la bataille économique, de l’affrontement des blocs aux rivalités multipolaires entre la vieille Europe, notamment, et les pays dits « émergents ».
Avec ce gigantesque basculement du monde, la dissidence s’est démocratisée, massifiée. Elle n’est plus l’apanage des scientifiques et écrivains, même s’il ne faut pas oublier qu’elle était aussi incarnée naguère par des mouvements comme celui des Mères de la place de Mai en Argentine, de Solidarnosc en Pologne ou l’ANC en Afrique du Sud.
Des mouvements de contestation venus de la base, utilisant pour certains les techniques du Web (réseaux sociaux, microblogging en particulier), « se sont multipliés dans le monde entier, sauf dans quelques pays ultra-totalitaires (Corée du Nord, Turkménistan, Erythrée), et représentent des formes de dissidence qu’il est beaucoup plus difficile de contrôler », explique Jean-Marie Fardeau, directeur du bureau de Paris de l’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch.
Des associations de quartier qui luttent contre les groupes paramilitaires ou des mouvements de paysans sans terre « renouvellent les formes d’engagement, au-delà des intellectuels de renom », renchérit Dominique Curis, coordinatrice de campagne à Amnesty International en France.
Géopolitique des libertés
Point de nostalgie, donc. Il serait ridicule et déplacé de regretter un « âge d’or » de la dissidence. Ceux que la tentation gagnerait n’auront qu’à lire les souvenirs de l’écrivain américain Philip Roth, qui rendit visite aux dissidents signataires de la Charte 77, afin de prendre la mesure de « la perte de repères personnels » provoquée par « la machine implacable du totalitarisme ».
La question consiste à se demander pourquoi, alors que les idées de démocratie et de liberté semblent avoir triomphé, la méfiance à l’égard de la dissidence a progressé. Sans doute parce que la « post-démocratie » (qui ne tient pas compte des suffrages exprimés ou qui les utilise pour rogner la liberté d’expression) s’étend dangereusement.
Ensuite parce que les valeurs d’échange supplantent les valeurs morales dans le nouvel ordre économique mondial. D’où l’importance de rappeler que les entreprises privées ont un rôle à jouer dans la géopolitique des libertés.
Sans doute aussi parce que les dissidents ont finalement toujours dérangé. Car ils ne se contentent pas de s’opposer. Ils proposent d’autres modèles politiques et spirituels. A l’image de Vaclav Havel, qui parlait d’une « révolution existentielle ». Qui ne voulait pas que la statue de Staline soit remplacée par celle de Stallone, même s’il fallait d’abord et avant tout déboulonner la première. Qui refusait que la vie humaine se réduise à « la production répétitive des biens et à leur consommation » (Interrogatoire à distance, L’Aube, 1989).
Comme on le voit, la dissidence, ce n’est pas qu’une politique des droits de l’homme, c’est aussi une insurrection et une éthique des droits de l’âme.
Nicolas Truong pour Lemonde.fr / 17 mai 2013
LE COURAGE POLITIQUE, UNE VERTU HIER CELEBREE DONT ON SE MEFIE A PRESENT
Par Salman Rushdie, écrivain
Il nous paraît plus facile, en ces temps troublés, d’admirer la bravoure physique plutôt que le courage moral. Qu’un homme coiffé d’un chapeau de cow-boy enjambe une barrière pour venir en aide aux victimes des attentats de Boston tandis que d’autres prennent la fuite, et nous saluons son courage. Il nous est plus difficile de considérer les responsables politiques, hormis Nelson Mandela et Aung San Suu Kyi, comme des gens courageux. Peut-être en avons-nous trop vu, et sommes-nous poussés au cynisme par les inévitables compromis du pouvoir. Il n’y a plus de Gandhi ni de Lincoln.
Ce qui est encore plus étrange, c’est que nous sommes devenus méfiants à l’égard de ceux qui s’élèvent contre les abus de pouvoir ou le dogmatisme. Il n’en a pas toujours été ainsi. Les écrivains et les intellectuels qui se sont opposés au communisme tels Alexandre Soljenitsyne et Andreï Sakharov bénéficiaient d’une très grande estime en raison de leurs prises de position. Le poète Ossip Mandelstam était admiré pour son épigramme sur Staline de 1933 dans laquelle il décrit le redoutable dirigeant dans des termes intrépides : « Quand sa moustache rit, on dirait des cafards. » Le poème lui avait valu d’être arrêté pour finalement mourir dans un camp de travail soviétique.
Aussi récemment qu’en 1989, l’image d’un homme défiant les chars de la place Tian an men, avec à la main deux sacs à provisions, est devenue, presque instantanément, un symbole international du courage. Ensuite, il semble que les choses aient changé. « L’homme au char » a été oublié en Chine, et les manifestants favorables à la démocratie, y compris ceux qui sont morts au cours des massacres des 3 et 4 juin 1989, ont été dénoncés par les autorités chinoises comme des contre-révolutionnaires.
Cette bataille de réinterprétation est toujours à l’oeuvre et elle brouille la compréhension que nous avons de la manière dont les gens « courageux » devraient être jugés. C’est ainsi que les autorités chinoises traitent les plus connus de leurs opposants. L’usage d’accusations de « subversion » contre l’écrivain Liu Xiaobo et de supposée fraude fiscale contre l’artiste Ai Weiwei sont des tentatives délibérées d’effacer aux yeux du public leur courage pour en faire des criminels.
En Russie, l’influence de l’Eglise orthodoxe est telle que les membres du groupe Pussy Riot incarcérés sont généralement considérés comme des fauteurs de troubles immoraux parce que ces femmes ont tenu leur fameuse protestation dans des lieux appartenant à l’Eglise. Leur point de vue, selon lequel les dirigeants de l’Eglise orthodoxe russe sont trop proches du président Vladimir Poutine pour des raisons d’intérêt, a été perdu de vue par leurs nombreux détracteurs et leur acte n’est pas perçu comme courageux, mais comme déplacé.
Il y a deux ans au Pakistan, l’ancien gouverneur du Punjab, Salman Taseer, a pris la défense d’une chrétienne, Asia Bibi, condamnée à tort à la peine capitale en vertu de la dure loi du pays en matière de blasphème. Pour cette raison, il a été assassiné par un de ses gardes du corps. Cet homme, Mumtaz Qadri, a été acclamé et couvert de pétales de roses à son arrivée au tribunal. Quant à Salman Taseer, il a été très critiqué, et l’opinion publique s’est retournée contre lui.
En février 2012, un journaliste et poète saoudien, Hamza Kashgari, a publié trois tweets sur le prophète Mahomet. Hamza Kashgari a plus tard affirmé qu’il « réclamait son droit » à penser et à s’exprimer librement. Il a reçu peu de soutien, a été condamné comme apostat, et plusieurs voix se sont élevées pour réclamer son exécution. Il est toujours en prison.
Les écrivains et les intellectuels des Lumières en France ont aussi défié l’orthodoxie religieuse de leur temps et ont ainsi créé le concept moderne de liberté de pensée. Voltaire, Diderot, Rousseau et encore bien d’autres sont pour nous des héros intellectuels. Malheureusement, peu de gens dans le monde musulman diraient la même chose d’ Hamza Kashgari.
Cette idée nouvelle, selon laquelle les écrivains, les universitaires et les artistes qui luttent contre l’orthodoxie et l’intolérance sont à blâmer, parce qu’ils troublent inutilement les gens, se répand à toute vitesse même dans des pays comme l’Inde qui pouvait pourtant s’enorgueillir autrefois de la liberté qui y régnait.
Au cours de ces dernières années, le grand maître de la peinture indienne, Maqbool Fida Husain, a été contraint de s’exiler à Dubaï, puis à Londres, où il est mort. On lui reprochait d’avoir représenté nue la déesse hindoue Saraswati (alors qu’un examen même superficiel des sculptures hindoues anciennes montre que si elle est souvent adorée couverte de bijoux et de parures, elle n’en est pas moins souvent dévêtue).
Le célèbre roman de Rohinton Mistry, Un si long voyage (Livre de poche, 2003), a été retiré du programme de l’université de Bombay parce que des extrémistes locaux réprouvaient son contenu. Ashis Nandy, un universitaire, a été attaqué pour avoir exprimé des opinions peu orthodoxes sur la corruption des classes inférieures. Et dans chacun de ces cas, l’opinion officielle, qui semblait recueillir l’accord de nombreux commentateurs et d’une part importante de l’opinion publique, était qu’au fond ces artistes et ces universitaires étaient responsables des ennuis qu’ils s’étaient attirés. Ceux qui autrefois, à d’autres époques, auraient été célébrés pour leur originalité et leur indépendance d’esprit, s’entendent de plus en plus dire « Assieds-toi, tu vas faire chavirer la barque ».
C’est une triste époque pour ceux qui croient au droit qu’ont les artistes, les intellectuels et les citoyens ordinaires et opprimés de repousser les limites de la liberté, de prendre des risques, et ainsi, parfois, de changer la manière dont nous voyons le monde.
Il n’y a rien d’autre à faire que de continuer à affirmer l’importance de cette forme de courage et de tenter de s’assurer que les victimes de la répression, Ai Weiwei, les membres des Pussy Riot, Hamza Kashgari, sont considérés pour ce qu’ils sont : des hommes et des femmes en première ligne du combat pour la liberté. Comment y parvenir ? Signez les pétitions contre la manière dont on les traite, prenez part aux mouvements de protestation. Prenez la parole. Chaque initiative aussi petite soit-elle a son importance. (Traduit de l’anglais par Gérard Meudal.)
Le dernier ouvrage de Salman Rushdie, « Joseph Anton, une autobiographie », est paru chez Plon en 2012. Il y raconte la vie cachée qu’il a menée pendant près de dix ans pour échapper à la fatwa prononcée contre lui en 1989 et le condamnant à mort après la parution de son roman « Les Versets sataniques ».
FRANCAIS, QU’AVEZ-VOUS FAIT DE VOS VALEURS ?
Par Liao Yiwu, écrivain
Ecrire sur la dissidence chinoise pour un public français est une tâche complexe ! Vous autres Français avez été les plus ardents défenseurs de la pensée de Mao Zedong (1893-1976) durant votre mouvement de Mai 68, et vous avez admiré de loin cette marée de drapeaux rouges qui ondulaient sur la place Tian an men.
La distance vous a empêchés de constater que cette couleur rouge, si pittoresque, n’était en fait qu’un bain de sang. Les catastrophes provoquées par Mao, l’un des plus grands dictateurs du XXe siècle, ont laissé des blessures tellement profondes dans notre société que personne ne sait si la Chine s’en remettra jamais.
Les historiens tentent de chiffrer le nombre de morts directement imputables aux multiples expériences visionnaires de Mao et ne parviennent pas à se mettre tout à fait d’accord : plus de quarante millions ? Cinquante millions ? Quatre-vingts millions ?
Il y a les morts provoquées par la famine liée au Grand Bond en avant de 1959 à 1962, par les massacres de la Révolution culturelle, les innombrables fusillés innocents, et tous ceux qui ont préféré se donner la mort plutôt que de subir déshonneur ou tortures, ceux qui ont trouvé la mort en tentant de fuir à la nage vers Hongkong, ou à travers les forêts tropicales vers le Vietnam ou la Birmanie, et tant d’autres cas…
Et pourtant, aujourd’hui encore, le personnage de Mao Zedong reste plaisant dans la mémoire de nombreux contemporains. Son image se vend comme des petits pains sur tous les marchés chinois, sous forme de tee-shirts, de statuettes, de pendentifs, et le fameux Petit Livre rouge fait maintenant partie des objets à la mode.
Qui oserait agir de la sorte avec Staline ou Hitler ? Qui oserait arborer un tee-shirt à leur effigie ? Qui envisagerait de reproduire, de façon laudative, les discours de Mussolini ou de Franco ? Pourquoi Mao a-t-il échappé à l’opprobre mondial ?
Méthodes sanguinaires
Car, au fond, la dictature chinoise n’a jamais changé de nature depuis la mort de son président, en 1976, et elle approuve ses méthodes sanguinaires. Elle reste brutale, meurtrière, méprisante des valeurs universelles qui sont la liberté de l’individu, son bien-être, son désir de s’exprimer.
Mais que les Français se consolent : ils ne sont pas les seuls à avoir été bernés par ce visionnaire assassin ! Le 21 avril, à l’occasion d’un discours prononcé dans une conférence organisée par le pouvoir chinois, le Prix Nobel de littérature 2012, Mo Yan, a déclaré, jouant sur deux tableaux : « Utiliser la distorsion, la caricature, la diabolisation envers un personnage historique aussi grandiose que Mao Zedong n’est pas bien intelligent. En fait, ceux qui souhaitent encore parler positivement de Mao de nos jours risquent bien des ennuis. »
Sauf que le portrait de Mao reste sur tous nos billets de banque, que Mo Yan peut s’exprimer positivement sur l’un des plus grands criminels du siècle et que, non seulement il n’est pas jeté en prison, mais qu’on lui a attribué une voiture de fonction, un logement princier, le rang de vice-ministre, le salaire qui va avec, et que son village natal a été transformé en parc d’attractions sur lequel il touche de confortables dividendes. Tout cela avec le soutien de qui ? Du pouvoir chinois actuel.
Il y a quarante ans, la parole d’un écrivain comme Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) n’était pas contestée, et sa dénonciation du goulag soviétique avait glacé ses lecteurs. Ceux qui parvenaient à fuir l’enfer communiste étaient accueillis comme des héros, et la presse transmettait leurs idées, dressait leur portrait.
Moi je n’ai pas eu la chance d’Alexandre Soljenitsyne. Mais, comme lui, je ne me considère pas comme un dissident, mais plutôt comme un rebelle, et, comme lui, j’enrage de l’indolence des pays occidentaux qui ne voient pas le danger que représentent ces immenses pays sous la botte de la dictature.
Durant la guerre froide, personne ne contestait l’idée du bien (démocratie) et du mal (dictature). Aujourd’hui, les valeurs ont perdu leurs contours, et tout baigne dans un flou sans substance.
Accusé de crimes économiques
Regardez : mon ami Li Bifeng, poète et écrivain, qui a partagé mes quatre années de prison au lendemain du massacre de Tian an men, au début des années 1990, se retrouve en prison dans notre province natale, le Sichuan. Il a été condamné à douze ans de réclusion durant l’automne 2012. Bien sûr, il a été accusé de crimes économiques, mais chacun sait que son seul crime est d’être resté fidèle à la cause démocratique, et d’avoir été mon ami.
Il a même été condamné plus lourdement que mon autre fidèle ami, Liu Xiaobo, qui, lui, a joui d’une certaine compassion puisque sa peine de onze ans de prison lui a valu le Prix Nobel de la paix en 2010. Mais qui, aujourd’hui, se souvient encore de son nom en France, quel intellectuel se porte à son secours, quel sinologue a pris fait et cause pour demander sa libération ?
Chacun craint de perdre son visa pour la Chine, la subvention qui sera octroyée à son université s’il contribue à y implanter un Institut Confucius, la possibilité d’effectuer des voyages en Chine à l’occasion de colloques qui sont prétextes à de grands festins dans des hôtels de luxe.
J’utilise ma plume et la magie de la littérature pour que les souffrances de la Chine ne soient pas passées sous silence, pour que cette prodigieuse injustice qui est commise à notre égard, à nous Chinois, soit un tout petit peu connue : pourquoi faut-il plaindre les victimes du nazisme, du stalinisme ou du fascisme et continuer à chanter les louanges du développement économique de la Chine ? Notre peau serait-elle moins tendre que la vôtre ?
(Traduit du chinois par Marie Holzman.)
Liao Yiwu a été arrêté en 1990 et jeté en prison quatre ans pour avoir dénoncé la répression de Tiananmen. Il s’est enfui de Chine en 2011 et vit en exil à Berlin. Dernier ouvrage paru : « Dans l’Empire des ténèbres »,éd. François Bourin, 672 p., 24 €.
QUAND LA MACHINE TOTALITAIRE S’ABATTAIT SUR LE PRAGUE LITTERAIRE
Par Philip Roth, écrivain
Entre 1972 et 1977, je me rendais chaque année au printemps à Prague pour une dizaine de jours afin d’y voir un groupe d’écrivains, de journalistes, d’historiens et de professeurs d’université persécutés par le régime totalitaire tchèque, alors soutenu par les Soviétiques.
Ma chambre d’hôtel était truffée de micros, mon téléphone était sur écoutes et, la plupart du temps, j’étais suivi par un policier en civil. Je ne fus cependant arrêté par la police que lors de mon sixième séjour, en 1977, à la sortie d’une exposition assez grotesque de tableaux de la période du réalisme socialiste soviétique. Cet incident me perturba et, dès le lendemain, suivant le conseil qui m’avait été donné par la police, j’ai quitté le pays.
Je restai en contact par lettres – parfois codées – avec certains des écrivains dissidents dont j’étais devenu l’ami à Prague, mais je n’ai pas pu obtenir de nouveau visa pour la Tchécoslovaquie avant 1989, soit douze ans plus tard.
Cette année-là, les communistes furent chassés, et le gouvernement démocratique dirigé par Vaclav Havel arriva au pouvoir, en toute légitimité, un peu comme George Washington et son gouvernement en 1789, après un vote unanime de l’Assemblée fédérale et avec le soutien massif du peuple tchèque.
Lorsque j’étais à Prague, je passais la plupart de mon temps avec le romancier Ivan Klima et son épouse Helena, qui est psychothérapeute. Ivan et Helena parlaient tous les deux l’anglais et, avec quelques autres – parmi lesquels les romanciers Ludvik Vaculik et Milan Kundera, le poète Miroslav Holub, le Pr Zdenek Stribrny qui enseignait la littérature, Rita Budinova-Mlynarova, qui était traductrice et qui fut la première ambassadrice aux Etats-Unis nommée par Vaclav Havel, et l’écrivain Karol Sidon, grand rabbin de Prague après la « révolution de velours » et, par la suite, grand rabbin de la République tchèque –, ils faisaient mon éducation sur l’étendue de la répression en Tchécoslovaquie.
Cette éducation comprenait des visites sur les lieux où Ivan et ses collègues, privés de tous leurs droits par les autorités, travaillaient aux tâches ingrates qui leur avaient été assignées par un régime omniprésent désireux de les humilier.
Après leur exclusion de l’Union des écrivains, il leur était interdit de publier, d’enseigner, de faire des voyages, de conduire une voiture ou de gagner leur vie de façon décente par une activité relevant de leurs compétences et de leur choix. Et, pour faire bonne mesure, leurs enfants, les enfants de ces intellectuels, n’avaient pas le droit de fréquenter les écoles secondaires d’enseignement général.
La crème de l’intelligentsia du pays
Certains de ceux que j’ai rencontrés et avec lesquels j’ai pu parler vendaient des cigarettes dans des kiosques aux coins des rues, d’autres maniaient la clé à molette au service des eaux, d’autres encore passaient leurs journées à bicyclette pour livrer des petits pains dans les boulangeries.
D’autres enfin, dotés du grade de sous-concierge, étaient affectés aux travaux de ménage dans quelque musée oublié de Prague et lavaient les carreaux ou passaient la serpillière dans les salles. Ces gens-là, comme je l’ai déjà dit, étaient la crème de l’intelligentsia du pays.
Ainsi en allait-il, et ainsi en va-t-il encore dans les régimes totalitaires. Chaque jour apporte un nouveau crève-coeur, une nouvelle inquiétude, une nouvelle preuve de l’impuissance de chacun et ajoute une nouvelle restriction à la liberté de mouvement et de pensée dans une société où tout est surveillé, où tous sont bâillonnés.
Les rites habituels de cette dégradation : la perte de tout repère personnel, la fin de toute autorité personnelle, la disparition de toute sécurité – une recherche désespérée de points d’ancrage et de sérénité en face d’une incertitude chaque jour grandissante. L’impossibilité de toute prévision devient la nouvelle norme et l’angoisse perpétuelle son douloureux corollaire.
Ainsi que la colère. Les délires de l’être enchaîné. Une furie de rage futile qui ne ravage que soi. Et, à vos côtés, votre conjoint et vos enfants qui s’imprègnent de cette tyrannie en buvant leur café du matin. Tel est le prix de cette colère.
La machine implacable du totalitarisme qui induit le traumatisme et fait ressortir le pire de toute chose et, avec le temps, tout qui devient plus qu’on ne peut en supporter.
Des activités clandestines séditieuses
Encore une anecdote assez amusante qui remonte à cette triste époque où l’on ne s’amusait guère, avant de me rasseoir.
Dans la soirée qui suivit ma confrontation avec la police, quand, à la hâte et fort sagement, je quittai Prague pour rentrer chez moi, la police vint chercher Ivan chez lui et, une fois de plus, on l’interrogea pendant des heures.
Sauf que, cette fois, ils ne passèrent pas la nuit à le mettre en garde contre ses activités clandestines séditieuses, ou celles d’Helena et de leur bande de dissidents et de perturbateurs de la paix totalitaire. Au lieu de cela – changement un peu rafraîchissant pour Ivan –, ils l’interrogèrent sur mes visites annuelles à Prague.
Comme Ivan devait me le raconter par la suite dans une lettre, il ne leur fit qu’une seule réponse, toujours la même, à la question qu’ils lui posèrent pendant toute la nuit que dura cet interrogatoire sur les raisons de ma venue à Prague chaque année au printemps.
« Vous ne lisez donc pas ses livres ? », demanda Ivan aux policiers. Comme on pouvait s’y attendre, cette question les rendit fort perplexes, mais Ivan s’empressa de les éclairer. « C’est pour les filles qu’il vient ! »
Ce texte est la transcription du discours prononcé par Philippe Roth le 30 avril 2013 lorsqu’il a été récompensé à New York du PEN « Literary Service » (traduit de l’anglais par Lazare Bitoun).
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