UP’ a choisi de vous présenter l’interview réalisée par Anne-Sophie Novel. Si tous les hommes politiques acceptaient ainsi de remettre en question leur fonctionnement et l’éthique de leur mission…
Jean-Paul Delevoye : « Nous avons deux France : celle qui croît à toute vitesse, et celle qui disparaît »
« Parce qu’elle sait que ça va mal », la société adapte ses comportements et s’organise en réseaux. Rares sont les élites qui saisissent ce monde en marche : totalement dépassées par le numérique, « elles ne soupçonnent pas la lame de fond sociétale qui se forme », souligne la journaliste Laure Belot dans cet article.
Comment les aider à comprendre cette nouvelle culture et s’adapter ? Voici quelques éléments de réponse avec Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental – CESE – et maire de Bapaume, auparavant médiateur de la République, parlementaire et ministre, qui fait partie de ceux qui arrivent à prendre du recul sur les enjeux actuels… au point de bousculer au sein même de son institution.
A suivre vos prises de parole, on vous sent non seulement en phase avec la société actuelle, mais aussi serein avec le monde qui vient. Qu’est-ce qui, dans votre parcours bien rempli, explique cette posture ?
Voilà une question que je ne me suis jamais posé… Mes parents ont divorcé quand j’avais 14-15 ans. Ce fut une première épreuve enrichissante sur la réalité de la vie. De même, mon parcours d’entrepreneur m’a confronté au fait d’avoir des échéances, des cautions, des batailles, etc.
Je ne suis pas diplômé, non plus : j’ai fait une première année de fac mais j’ai été viré pour raisons soixante-huitardes… aussi n’ai-je jamais eu de souci à transférer mes incompétences sur les compétences des autres, et je n’ai pas de souci d’ego. Mais j’ai été, en revanche, élevé par le doute socratique.
A bien réfléchir, me vient aussi à l’esprit l’époque où j’étais pensionnaire au collège de la Providence à Amiens. On ne s’en rend pas compte à cet âge-là, mais la solitude et l’isolement marquent profondément. D’ailleurs, nous profitions de la conférence Saint-Vincent-de-Paul pour sortir du pensionnat et aller boire un chocolat en compagnie de personnes âgées… ou pour aller peindre des logements de femmes dont les maris étaient détenus à la prison d’Amiens. Je me souviens avoir régulièrement vu cinq ou six gamins s’entasser dans une pièce de 20 mètres carrés, j’ai très tôt été interpellé par cette réalité de la vie.
A mon sens l’action ne vaut que par le sens qu’on lui donne, le pouvoir n’a jamais été un objectif, il doit défendre un humanisme, un projet de partage.
C’est d’ailleurs un débat avec mes collaborateurs depuis quinze ou vingt ans : ils me trouvent courageux de dire ce que je pense, mais c’est le contraire qu’il faut condamner. Ma parole n’est pas portée par les calculs, elle est rare mais je n’attends rien si ce n’est de faire bouger les choses.
Est-ce le courage qui manque le plus en politique ?
La soif de pouvoir perturbe les hommes politiques, ils sont plus dans le calcul et dans la gestion de leur carrière que dans la conviction et la croyance dans un projet de société. Il faut donc interroger le sens du pouvoir et retrouver la cause politique qui les amènera à se transcender.
Prenons un exemple : la question qui préoccupe l’Europe est celle du maintien de l’euro, mais cela n’est qu’un moyen. La question est celle du choix de société pour l’Europe et de son rôle dans l’équilibre du monde.
En France, il faut aussi retrouver la lecture politique d’un projet de société, restaurer la politique et le syndicalisme, accepter les bonnes questions pour avoir les bonnes réponses. On est incapable d’ouvrir des débats qui pourtant sont essentiels pour l’avenir de notre société : est-ce l’énergie ou la croissance ? Un travail pour tous ? Une activité pour tous ? Doit-on aller d’une société d’acquisition à une société de partage ?
Je suis convaincu que l’on doit redéfinir le contrat du partage, accepter par exemple que le travail ne peut pas payer santé et retraite, revoir les principes de prise en charge médicale et le principe de la dépense, savoir si la gratuité doit être offerte à tous… Tous ces principes représentent une occasion aujourd’hui de rebâtir un vrai projet politique construit non dans un souci de séduction ou d’impact électoral, mais dans un souci de mobilisation citoyenne.
Et vos collègues politiques, qu’en disent-ils ?
Les politiques sont assez lucides sur la fragilité du système mais sans pour autant changer de cap pour le modifier. Quand on regarde par exemple les échéances européennes, certains reconnaissent que leur préoccupation n’est pas le projet, mais les têtes de gondole, les leaders qui doivent être mis sur les listes pour équilibrer le pouvoir au sein d’un parti ou améliorer l’impact électoral… ici encore l’image l’emporte sur la compétence, c’est assez pathétique. Ce système va imploser ou exploser par les forces citoyennes qui se rebellent de façon assez saine contre un système qui nous met dans le mur.
Regardez l’alternance Sarkozy-Hollande : ce n’est pas Hollande qui a gagné, mais Sarkozy qui a perdu. L’opinion a compris, par cette alternance, que la gauche applique quand elle est dans la majorité ce qu’elle dénonçait quand elle était dans l’opposition. Les gens ont vite la sensation qu’il n’y a pas de convictions, mais que des postures.
Quand la société est déboussolée et que les dirigeants semblent impuissants, les sentiments deviennent des ressentiments. Aujourd’hui, nous sommes dans ce moment où les sentiments d’adhésion au système se transforment en ressentiments contre le système car on a l’impression de ne plus s’en sortir. On exprime donc sa colère avec l’impression que la république, construite au départ pour protéger le faible, laisse la loi du plus fort et du plus violent l’emporter. L’Etat n’est plus capable de corriger les inégalités, avec des produits de la rente qui sont supérieurs aux produits de la production… jusqu’où allons-nous accepter cela ?
Comment voyez-vous l’alternative dans ces conditions ?
Les parcours ne sont plus assumés pour tous, au cœur du déclassement de la classe moyenne, on voit des Virgin disparaître et des Amazon se renforcer, Peugeot fermer et Airbus triompher… on est soumis à des tempêtes économiques incroyables, la hargne est en train de gagner le pays. Cela peut être la source de forces libératrices absolument extraordinaires pour adhérer à une société nouvelle qui émerge avec l’économie numérique.
Le « burn out », le stress individuel et les sentiments d’humiliation sont en train d’évoluer vers une inquiétude collective qui entraîne une perte de confiance dans la capacité de l’économie nouvelle à nous répondre. Entre l’économie ancienne qui disparaît et la nouvelle qui apparaît, la plus-value et l’espérance future ne sont pas plus fortes que la douleur de la disparition de ce qui existe. Nous sommes donc dans une forte période d’instabilité qui va durer cinq à dix ans.
Ce basculement d’un système ancien à un système nouveau est une période compliquée, difficile et dangereuse, mais c’est aussi la plus exaltante, avec des espoirs nouveaux : sur le terrain, je vois plein de jeunes innover, créer, parfois par nécessité, mais ça bouge de partout, il y a une fertilité extraordinaire avec un système qui n’a pas compris que l’avenir sera dans l’innovation et qui se raidit à son encontre, car l’innovation, c’est la contestation de ce qui existe.
Quand on renverse un système (de la royauté, de la république, etc.), on le fait avec une vision alternative, mais là nous ne sommes plus dans ce type de révolte, nous sommes dans une révolte des affamés et des humiliés qui se nourrit de désespérance et veut juste mettre un terme à sa survie du quotidien. On est dans ce moment, qui n’est même pas collectif car nous avons deux France : celle qui croît à toute vitesse, et celle qui disparaît (hôtellerie, restauration, petits commerces…)
Vous avez présidé l’association des maires de France : comment voyez-vous le rôle des municipalités ?
La dimension du problème impose la dimension des réponses. Si on veut une attractivité mondiale, il faut une réponse à l’échelle des continents. Si on veut travailler une attractivité internationale, c’est à l’échelle des métropoles. La puissance dans la réponse dépend du défi que l’on veut relever. Si on veut jouer à l’échelle de la commune, on agit à l’échelle de l’intercommunalité, ce qui pose la question du potentiel des territoires (certains seront sensibles à la qualité environnementale et à la protection de la biodiversité, d’autres joueront sur l’habitat, etc.) avec des conséquences fiscales qui ne sont pas les mêmes. Nous sommes guidés dans nos choix par des préférences fiscales plutôt que politiques.
Nous allons passer d’une société de la performance à une société de l’épanouissement. Les maires qui étaient des faiseurs de rois, puis de construction, doivent devenir des faiseurs d’espérances individuelles pour nourrir les espérances collectives. La vitalité sociale et la solidarité de proximité sont au cœur des phénomènes de stabilisation des sociétés chahutées. Il faut analyser la dépendance des territoires par rapport à des systèmes monoéconomiques – quand on supprime des usines sur un territoire… la condamnation de l’usine condamne le territoire.
Cette société de l’épanouissement, du bonheur de vivre et du partage va renforcer le rôle des maires dans la société : ils n’auront plus un enjeu de pouvoir mais un enjeu relationnel. Les administrations doivent rentrer elles aussi dans cette logique de services et d’usage, là aussi c’est un choc culturel.
La société du partage n’est-elle pas une bulle médiatique, ces pratiques ne sont-elles pas simplement en train de renouveler le système D ?
J’ai les mêmes interrogations. La notion de partage est née par l’impasse de la société d’acquisition. Comme on va entrer dans une croissance faible, on ne pourra plus acquérir comme les générations précédentes. Si on est dans l’impasse de l’acquisition, seules la location et la gestion des usages nous permettront de bien vivre. On est dans une notion de partage de biens collectifs (vélos, voitures, etc.) mis en commun pour les optimiser au maximum.
La dimension morale se pose aussi. Une ami marocain me disait un jour cette phrase terrible : « Au Maroc, on a beaucoup de pauvreté mais pas de misère, en France vous avez beaucoup de pauvreté mais aussi beaucoup de misère. » Ce qui est pour certains superficiel est essentiel pour d’autres.
Le troisième enjeu est un enjeu sociologique majeur : le XXIe siècle est le siècle de l’isolement. La vertu la plus rare est celle du temps, du temps que l’on consacre pour soi et de celui que l’on accorde aux autres. Cette notion du partage du temps et du partage avec l’autre est un enjeu qui pose aussi celle du lien, entre individus, car il faut redéfinir la liaison des individus pour faire le collectif.
Aujourd’hui la notion du partage est évidente chez les plus jeunes, les groupes, les bandes, les amis… Estimant que l’avenir sera compliqué, ils survalorisent le moment présent. En 68, on rêvait de liberté pour renverser le système, aujourd’hui on revient à la dimension humaine : on aura moins de fric mais on veut être plus heureux, l’avenir est compliqué mais on veut vivre le temps présent si bien qu’ils développent la richesse des relations humaines basées sur la confiance et le partage. Cela s’observe même au niveau des couples qui se font confiance de manière différente…
Pour ce qui est de la citoyenneté du monde maintenant, c’est le partage de responsabilité. Pour réveiller la citoyenneté, il faut qu’on accepte de dire que nous sommes tous responsables de la planète, etc.
Mais est-ce que le pouvoir citoyen peut tout ? Ne faut-il pas cocréer ?
Les citoyens doivent être des coproducteurs du futur. Mais le pouvoir a peur du pouvoir citoyen. Le pouvoir économique a intégré le pouvoir citoyen sous la pression des consommateurs. D’ailleurs, si on revient un peu sur l’histoire religieuse, c’est l’évolution de l’opinion qui a façonné la croyance religieuse, et non l’inverse. C’est l’opinion qui a fait flancher l’Eglise quant aux thèses de Galilée, qu’elle réfutait. On a surestimé les croyances religieuses, alors que ce sont les opinions qui ont obligé l’Eglise politique a reconnaître que la Terre est ronde.
Le consommateurs ont déjà modifié l’offre des entreprises, et nos institutions vont évoluer sous l’impulsion des attentes citoyennes. Le citoyen va à terme modifier l’offre politique.
Aura-t-on besoin d’un régime présidentiel ? Ou d’un régime parlementaire avec un président qui rassemble ? Avec une capacité de coalition et de partage autour d’un projet collectif qui doit aussi être regardé avec la volonté pour certains de ne pas partager ? Là réside toute la complexité de la métamorphose.
Les partis politiques ont-ils encore de l’importance ? Vous qui venez de quitter l’UMP pour soutenir un candidat PS…
Il n’y aura pas de destruction des partis, mais une recomposition des partis politiques. On a besoin de partis politiques et d’idéologie politique, de croyance collective, car les peuples ont besoin de croire en quelque chose. C’est un enjeu important où les politiques doivent redéfinir les lignes. On souffre d’un excès de politiciens, ils sont à l’image de notre société : c’est tout, tout de suite, avec une jouissance qui l’emporte sur le long terme.
Il faut retrouver le sens de la vision politique et prendre le temps nécessaire de construire des convictions plutôt que de gérer des émotions. Le choc de temporalité est d’ailleurs un choc de pouvoir…
Le développement des territoires se fera autour de projets et d’hommes en mesure de rassembler des philosophies, des cultures et des natures différentes. A titre personnel, j’ai choisi de suivre un homme qui rassemble. Même si je le combats sur le champs des idées, je reste gaulliste et réfléchis en fonction de l’intérêt des habitants.
Que pensez-vous du collectif Roosevelt et du parti Nouvelle Donne ?
Le collectif porté par Larouturou est ancien. Mais c’est un exemple de ce qui va émerger : les listes citoyennes vont se multiplier avec des projets co-élaborés de manière collective, pour que chacun apporte sa contribution, comme le proposent Parlements et Citoyens.
La stabilisation citoyenne fait désormais partie de la décision politique : plus aucune décision politique ne sera imposée sans être appropriée par ceux qui la subissent. Cela implique une temporalité politique nouvelle, avec en premier lieu la pédagogie des enjeux et la compréhension des débats, puis l’acceptation de la contestation et de la remise en cause, les pouvoirs doivent apprendre à obéir aux forces citoyennes associatives, philosophiques, experts… en révisant les équations de la république.
La réaction citoyenne actuelle est saine, elle fait émerger des questions de fond auxquels les politiques n’ont jamais répondu. Les politiques séduisent les électeurs même s’ils perdent les citoyens. On oblige les politiques à accepter un débat qu’ils ont mis un talent fou à refuser… Le collectif Roosevelt pose la question des quatre jours, aucun parti ne s’en est emparé.
Pour finir, trois questions du tac au tac, en lien avec l’actualité [l’entretien a été réalisé au début de décembre 2013]. Si je vous dis « bonnets rouges » et écotaxe, vous me dites…
Explications – Le fait d’avoir imposé l’écotaxe sans expliquer l’importance de la fiscalité environnementale engendre ce genre de crispation de ceux qui payent, il manquait une pédagogie des enjeux.
Si je vous dis prostitution, vous me dites…
Réalité – Est-ce qu’en pénalisant le client je vais supprimer la prostitution ? Non, la vraie question est comment permettre à chacune des femmes de pouvoir rester digne dans l’exercice de sa profession ? En pénalisant le client ? Ne devrait-on pas ouvrir le débat sur la création de maison de prostitution ? C’est la question de la transformation de la loi comme posture morale qui se pose ici comme dans le cas de la dépénalisation de certaines drogues…
Si je vous donne le pouvoir demain, par quoi commencez-vous ?
Par le refuser, le pouvoir se conquiert.
©Anne-Sophie Novel, Blog Même pas mal ! / Le Monde.fr