Alors que la concurrence internationale s’accroît chaque jour davantage et que les consommateurs se lassent de plus en plus rapidement des produits, la nécessité d’innover pour les entreprises est connue de tous. Cependant cela ne suffit plus ; en effet, d’autres critères émergent et revêtent également une importance particulière pour les consommateurs.
Des entreprises sous surveillance
Sous la pression populaire, des sociétés comme Nike dans les années 1990 ou encore plus récemment H&M au Bangladesh, ont dû adopter de nouvelles normes sociales afin de faire taire les critiques liées au non-respect des droits des travailleurs dans les pays en développement où ils opèrent.
Depuis quelques temps, les consommateurs sont de plus en plus alertés quant à leurs achats (voir le mouvement de la consom’action) et des services leurs sont proposés afin d’identifier si un produit leur convient ou non. Par exemple, la société mesgouts.fr permet aux consommateurs de s’informer sur les produits qu’ils achètent que cela soit en termes de matières premières utilisées ou de lieu de transformation des produits. De manière plus traditionnelle, des indications concernant la provenance ou le mode de production fleurissent sur les produits.
Ainsi les actions des entreprises sont de plus en plus scrutées par différents observateurs, (association de consommateurs, journalistes, concurrents etc.) et ces dernières ne peuvent donc plus rester impassibles face à cette montée en puissance de la prise de conscience et de pouvoir des consommateurs. Le temps où Milton Friedman déclarait en 1970 que, « la seule responsabilité sociale d’une entreprise est d’augmenter ses profits », est révolu.
La RSE n’est pas une solution efficace
La responsabilité sociale de l’entreprise est aujourd’hui un enjeu majeur dans la plupart des multinationales qui y consacrent une partie de plus en plus importante de leurs ressources. Cependant, selon Michael Porter et Mark Kramer, celle-ci n’a pas su démontrer son efficacité pour lutter contre les problèmes des sociétés actuelles. En effet, ils lui reprochent de ne constituer qu’une solution partielle pour résoudre les maux de la société.
Face à cette incapacité, dans leur article, The link between Competitive Advantage and Corporate Social Responsibility, les deux auteurs proposent un modèle permettant d’allier à la fois performance économique et responsabilité sociétale. Celui-ci est en contradiction avec la responsabilité sociale des entreprises pour au moins deux raisons : elle oppose l’entreprise à la société et elle se veut générique, c’est-à-dire non adaptée aux particularités de chaque firme.
Le concept de Création de Valeur Partagée
Le célèbre professeur de la Harvard Business School, Michael Porter, et le Directeur Général de l’organisation FSG, Mark Kramer, ont tous les deux élaboré le concept de création de valeur partagée. Ce concept introduit une stratégie d’entreprise permettant à la fois de créer de la valeur économique et de la valeur sociétale. En se servant de sa force, c’est-à-dire de son avantage compétitif, la firme peut répondre de manière plus efficace à certains types de problèmes.
Selon les auteurs, la responsabilité sociale des entreprises ne doit pas être pensée comme une contrainte mais plutôt comme une source d’opportunités et de développement. Ils dénoncent l’hypocrisie et l’inefficacité de la démarche de responsabilité sociale des entreprises de la plupart des entreprises qui ne voient celle-ci que comme un outil promotionnel afin d’améliorer leur image de marque.
L’exemple de Nestlé
En 1962, Nestlé a souhaité s’implanter en Inde. La qualité du lait local n’était cependant pas suffisante pour l’élaboration des produits. Le groupe suisse a donc décidé d’aider les fermiers à améliorer leur production, en leur facilitant l’accès à des technologies de réfrigération, de transports du lait, de vétérinaires, ou encore d’ingénieurs agronomes. Ces dispositions ont ainsi permis à Nestlé de disposer d’un lait de bonne qualité et de contrôler ses approvisionnements.
En innovant de cette manière, Nestlé a ainsi développé son accès à de nouveaux marchés tout en comblant les besoins nutritionnels de milliers d’indiens.
Depuis, Nestlé a essayé de promouvoir une approche de développement partagé qui en fait aujourd’hui la multinationale la plus portée sur la création de valeur partagée. Nestlé a de plus nommé un directeur de la création de valeur partagée, et Michael Porter lui-même est membre du comité de pilotage de la création de valeur partagée du groupe agroalimentaire.
Nestlé a depuis 2006 initié des changements dans ses processus opérationnels afin d’intégrer la création de valeur partagée au sein de ses activités. Ainsi dans certains pays où la malnutrition touche un grand nombre de personnes, Nestlé rajoute des additifs nutritionnels comme des oligo-éléments afin d’améliorer les conditions de vie de ces populations et de diminuer leur risque de mortalité.
Un modèle qui s’adapte à chaque entreprise
Julia Schmidt et Uta Renken, deux chercheuses de l’université de Nuremberg, ont proposé « l’arbre de la création de valeur partagée » (voir ci-contre). Cet arbre, qui regroupe l’ensemble des caractéristiques d’une création de valeur partagée, a pour but de placer l’apport théorique de Porter et Kramer dans un contexte appliqué.
Il ressort de leurs travaux que, pour être efficace, la création de valeur partagée doit s’adapter à chaque entreprise. En effet, si l’on se réfère à l’arbre, les racines représentent les valeurs de l’entreprise. De ces racines naissent une productivité donnée, une façon d’innover, ainsi qu’une capacité d’absorption des idées environnantes. Le mix de ces trois facteurs permettant par la suite, de définir l’ensemble des différentes facettes de la création de valeur partagée où l’entreprise possède un avantage compétitif, que ce soit sur les plans sociaux, économiques, et environnementaux.
Quelle stratégie ?
Il existe différentes manières d’implanter une stratégie de création de valeur partagée au sein d’une organisation. Ici sont exposés les modèles de deux multinationales du secteur agroalimentaire : Nestlé et Danone.
Selon Janet Voute, directrice des affaires publiques chez Nestlé, le groupe suisse a intégré « le concept de création de valeur partagée à l’échelle de l’organisation tout entière ». Celle-ci est ainsi présente dans des branches aussi variés que les chocolats, la charcuterie (Herta), ou encore le café (Nespresso). Ces actions s’articulent autour d’améliorations sur la qualité du produit (effets positifs pour le consommateur), de commerce équitable (effets positifs pour le producteur) et environnementaux (effets positifs pour la société).
Danone est aussi une entreprise très engagée dans ces démarches. Depuis 2001, le groupe agroalimentaire a lancé l’initiative Danone Way qui vise à « répondre à l’objectif de gestion des relations et des impacts du groupe envers les parties prenantes de l’entreprise, en amont et en aval en incluant les politiques et les critères de performance environnementale, sociale, de gouvernance, de politique nutrition et santé ».
Cependant l’approche est différente de celle de Nestlé ; en effet, Danone favorise les partenariats avec d’autres entités. La société a ainsi créé un partenariat avec la Grameen Bank fondée par Muhammad Yunus : Grameen Danone. Il ne s’agit en aucun cas de mécénat, la co-entreprise ayant pour objectif d’être profitable afin de réinvestir ses bénéfices pour augmenter la consommation et réduire la malnutrition. Un juste prix est fixé afin d’acheter le lait aux paysans à un prix leur permettant de vivre décemment et de développer leur activité. Dans le même esprit, Danone a noué un partenariat avec les indiens Atikamekw de Manawan au Canada. La co-entreprise de conditionnement de myrtilles a nécessité la construction d’un atelier de transformation financé en partie par Danone.
Une transformation à venir des business models
On peut légitimement se demander si ce concept sera en mesure de bousculer l’organisation des principales multinationales. Une première réponse peut-être apportée grâce à l’un des auteurs de l’article. En effet Michael Porter reste, malgré l’obsolescence de certains de ses modèles, influent auprès des principaux penseurs capitalistes, haut-dirigeants et entrepreneurs mondiaux. A cet effet, il est intéressant de noter que cette évolution des mentalités a déjà touché Carlos Ghosn, qui a déclaré qu’ « aucune grande entreprise ne peut se focaliser exclusivement sur sa performance économique sans se préoccuper de ce qui se passe autour d’elle».
Ce concept apporte des solutions aux nouvelles préoccupations des consommateurs. Si elle se produit, cette mutation entraînera des évolutions aussi bien au niveau des produits que des organisations. La capacité des entreprises à faire évoluer leur modèle d’affaires sera donc primordiale dans cette course à la satisfaction des besoins des consommateurs.
©Thibaut Lottier / MTI Review Janvier 2014
Avec nos remerciements au magazine MTI Review pour cette aimable collaboration