Dans le cadre du colloque sur l’accélération des temps du 26 novembre 2012, Bruno Marzloff pose la question du temps réel ou du temps cash, notamment à travers son dernier livre. Qui est le maître des horloges ? Qu’est-ce que le temps réel à l’heure des réseaux sociaux ?
Le temps réel fait partie de cette construction collective. Les hommes ne décident pas d’entrer ou non dans l’aire numérique, et par conséquent dans l’ère du temps réel. Ils y accèdent et y participent de la même manière que les hommes sont toujours entrés dans les aires précédentes. Même si on ne prend pas tous la même porte.
Le titre de cet ouvrage « TIC 2013, les nouveaux temps réels, FYP » (1) intrigue. Pourquoi qualifier le temps de « réel » ? A relire le Robert, on se gratte la tête, et que serait un « temps irréel » ? Un qualificatif encore plus agaçant quand chacun des quatorze experts interpellés en livre sa propre définition. Suggérons pour notre part « le temps « cash » et laissons parler l’actualité avant de donner la parole aux auteurs.
Ni le politique, ni … le stationnement n’échappent au temps réel
Fin octobre 2012, cafouillage gouvernemental autour d’une annonce hors tempo. Le politique se brouille avec le temps réel. Ce dont les tweets qui se gaussent : « La question du temps immédiat revêt une importance capitale, explique un ministre. Qui est maître des horloges ? »
Lançant « temps réel » sur Google, un article des Echos se propose : « Aplia gère le stationnement en temps réel ». Du concret pour éprouver les analyses du livre. Une start-up cherche des fonds pour son application de stationnement. Il s’agit de résoudre un furieux problème de flux, de robinet et de tuyaux. L’explication est limpide : chaque mois, les automobilistes franciliens perdent en moyenne 5 heures, dépensent 20 € d’essence et émettent 18 kg de CO2 pour trouver une place, contribuant à 30% de la congestion urbaine. « A Paris, seules 2% des places sont libres à l’instant ‘t’ et le restent moins d’une minute, donc les automobilistes sont obligés de compter sur la chance. «
[…] La clef de voûte de la solution est une technologie appelée « web socket » qui permet une communication en temps réel entre l’application et les serveurs : « Cette technologie permet aux utilisateurs de voir en direct l’arrivée du véhicule attendu, ainsi que l’ensemble des automobilistes connectés autour d’eux. »Une idéologie du temps réel ?
Dont acte ! Le temps réel gère le stationnement « à la volée » dans une minuscule fenêtre de temps. Se vérifie là le bien fondé de la définition de David Menga (voir liste des auteurs en bas) : « Le temps réel, c’est le moment où l’information nécessaire à la prise de décision est disponible. Le temps réel se rapporte toujours à un contexte. » En l’occurrence, il faut réduire le temps entre l’information et la prise de décision; ce à quoi prétend l’application. Au passage, un trait d’humour de Yannick Lejeune révèle la dramatisation outrancière du temps réel et son exploitation par les médias. Il a cette jolie expression pour moquer la formule « direct live », autre appellation du temps réel, « expression pléonastique et sarcastique inventée par ‘Les Nuls’, et reprise à contre-sens par les services de com et les médias pour vanter leur capacité à saisir l’immédiat. »
Poursuivant le raisonnement, proposons un court transit par « Architecture et Temps » (2), autre livre récent sur le temps. Car il reste à régler son compte à la fameuse « accélération du temps », censée générer l’abus de temps réel. Cette urgence soucie tant nos contemporains qu’ils ont fait un best seller du livre savant et peu amène de Hartmut Rosa, « Accélération, Une critique sociale du temps ». Commentant en préface notre tribune, Elie During, philosophe (3), note justement : « Le sentiment d’accélération tient finalement moins au raccourcissement des durées absolues que rendent possibles les nouvelles technologies qu’à la nécessité de réaliser une coordination de plus en plus serrée des emplois du temps et des agendas. » Nous évoquions « l’agenda partagé », instrument désormais incontournable des travailleurs connectés et outil symptomatique des nécessaires synchronicités dans la société des flux. Un partage du temps comme symptôme manifeste d’un temps réel en partage.
Paradoxe ! quand le temps réel est une illusion
Une fatalité conduirait de l’accélération au temps réel ? Non, répondent plusieurs auteurs, mais de manières différentes. Pourquoi, se demande par exemple Nicolas Nova, se focaliser sur la simultanéité et la synchronicité, « alors qu’il existe des opportunités sur tout le spectre temporel » ? Est-ce que l’offre ne prend pas ses désirs pour une réalité de la demande ? Est-ce que l’innovation ne construit pas de manière factice des opportunités cash – en fascinant l’utilisateur sur le temps immédiat conjugué à une localisation in situ. La pseudo magie du présentiel, du temps cash. N’est-elle pas là l’illusion – c’est-à-dire précisément le contraire du réel ? Il conclut sèchement, « Le problème de l’idéologie du ‘temps réel’ vient d’une vision étroite et technocentrée ».
Finalement, le temps en soi – réel ou illusoire –, ne nous intéresse pas. Il est vain depuis saint Augustin d’entreprendre de le caractériser. Mieux vaut se pencher sur « les outils numériques du temps réel », comme les nomme Dominique Reyné. A lire les intervenants de l’ouvrage, le révélateur le plus puissant de ce temps réel est indubitablement Twitter. Ils sont plusieurs à rappeler sa puissance de feu sur le temps. Une autre actualité du jour rappelle cette irruption dans le quotidien. Le Monde titre « A la SNCF, le tweet détrône le haut-parleur ». Quant au Twitter311 – dans le sillage de Open311 (sur téléphone) – il fait fureur dans les grandes villes américaines. Il permet au citadin d’interpeller les autorités en 140 signes sur un fil en partage des foules. Il renverse la charge de la responsabilité et permet par exemple de proposer une intervention collaborative sur l’espace public. Temps réel peut-être, mais surtout révélateur d’un autre mode de faire social.
Gare aux « old links »
Twitter révèle d’abord de la capacité à modeler autrement le temps. « Twitter permet de diffuser des informations dans les cinq secondes ». L’instantanéité devient l’arme absolue… dans les deux sens. La vitesse est telle que le RT – retweeter, ou renvoyer sur son fil une info existante –, peut devenir un #oldlink, c’est-à-dire une info dont l’obsolescence se mesure à l’intensité de la circulation de la nouvelle dans cette arène du temps réel. Elle ridiculise son émetteur « en quelques instant seulement », souligne Jean-Marc Manach, journaliste.
Qu’est-ce que cela change de la nature même de l’information et du jeu des acteurs ? Le journaliste retourne comme un gant l’argument de la non fiabilité du temps réel : « Grâce à internet, nous pouvons précisément nous extraire du temps réel imposé par les agences de presse ». Il fait alors une démonstration implacable de la capacité des réseaux, et singulièrement de Twitter, de permettre de « vérifier, recouper, contextualiser des communiqués et campagnes. » Non à l’intox, parce que, dit-il, internet offre de s’extraire de la logique des pouvoirs constitués. Il souligne cependant que l’aire libertaire d’internet – avec les responsabilité afférente du journaliste et le risque de l’erreur – peut se payer cher : « Chaque ‘fail » se paie cash », ajoute t-il brutalement. La clairvoyance et l’autorité sociales s’acquièrent à moindre prix avec les réseaux sociaux, mais plus dure sera la chute.
Le clic n’exclut pas le social
Un dernier commentaire et on arrête, même si d’autres analyses originales foisonnent dans cet ouvrage stimulant ! Le texte de Yann Leroux, psychologue, psychanalyste et « digiborène » (vous aurez traduit, « aborigène de l’espace digital ») rappelle deux choses simples mais et souvent oubliées pour conclure.
La première : le clic et le message court tissent du lien – furtif et instantané certes –, mais il en résulte un maillage social intense dans tous les sens du terme : « le ‘like’ ne signifie pas seulement ‘je t’aime, toi » ou ‘j’aime, moi’. Il signifie ‘ce que j’aime, c’est d’être en ligne avec quelque chose et avec quelqu’un. »
Seconde conclusion non moins essentielle : « Les TIC ne sont pas en dehors de notre société ou de notre civilisation : elles correspondent au mouvement du monde. » Il n’est pas inutile de rappeler – au moment où nous vivons une révolution du temps, via « l’hybridation d’internet et de la téléphonie mobile » –, que nous intégrons déjà pleinement les conséquences de ce que nous avons nous-mêmes façonné. Le temps réel fait partie de cette construction collective. Les hommes ne décident pas d’entrer ou non dans l’aire numérique, et par conséquent dans l’ère du temps réel. Ils y accèdent et y participent de la même manière que les hommes sont toujours entrés dans les aires précédentes. Même si on prend pas tous la même porte.
(1) Auteurs : Yannick Lejeune (IONIS), Stefana Broadbent (University College de Londres), Dominique Reynié (Fondapol), Jean-Louis Servan-Schreiber, Yann Leroux (Docteur en psychologie et en psychanalyse), Jean-Louis Fréchin (ENSCI, NoDesign), David Menga (R&D EDF), Jean-Marc Manach (OWNI.fr, LeMonde.fr), Frédéric Bardeau (Agence Limite, Celsa, Auteur de Anonymous), Pierre Ficheux (Open Wide), Nicolas Nova (Near futur Laboratory, HEAD), Pierre-Jacquelin Romani (GEOS Business Intelligence, Marco Tinelli (FullSix), Vincent Vergonjeanne (kojobo), Philippe Leproux (Xlim-CNRS). TIC 2013, les nouveaux temps réels FYP Editions. Octobre 2012.
(2) Architecture et Temps, collectif, du Fonds Régional d’Art Contemporain (Frac) de Franche-Comté, 2012. La contribution de l’auteur de ces lignes (Le numérique, c’est la révolution du temps) est aussi publiée sur le site Chronos
(3) Elie During, maître de conférence en philosophie, prépare deux ouvrages sur le temps à paraître en 2013, Bergson et Einstein : La querelle du temps (PUF) et Le temps flottant (Bayard).
(Article publié dans Millénaire3 – 9 nov 2012)
A propos de Bruno Marzloff
Bruno Marzloff est un sociologue français spécialisé sur les questions de mobilité. Il est directeur du Groupe Chronos, cabinet d’études sociologiques et de prospective qui observe et analyse les enjeux des mobilités. Il a publié : Le 5e écran, (Les Éditions FYP, 2009) – Pour une mobilité libre et durable, avec Daniel Kaplan de la FING, (Les Éditions FYP, 2009) – Mobilités, trajectoires fluides, (L’Aube, 2005) – Le temps des puces, avec Stéphane Glaziou, (Carnot, 1999) – Transit ou les lieux et les temps de la mobilité, avec François Bellanger, (L’Aube, 1996) (Source Wikipédia).
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