La guerre russe en Ukraine est un événement puissant en ce qu’il contient sa dynamique propre. Ce qui arrive tient davantage à l’enchaînement des faits qu’à des causes préexistantes. Or, ce qui se passe incite à imaginer un fait jusqu’alors inenvisageable et inenvisagé : à savoir que l’ensemble des pays de l’Union européenne pourraient collectivement entrer en guerre contre un adversaire commun. Une question que pose Sylvain Kahn, professeur agrégé d’histoire, docteur en géographie au Centre d’histoire de Sciences Po.
Une telle éventualité reste très improbable, mais elle n’est désormais plus complètement impossible.
La mobilisation européenne
Cette hypothèse repose sur des signaux divers qui dessinent une configuration qui prend forme sous nos yeux : la mobilisation européenne de rejet de l’invasion de l’Ukraine par l’État russe.
Cette mobilisation se manifeste de façons multiples et diverses, dans de nombreux registres de la réalité sociale et politique européenne : la solidarité matérielle et financière que met en place la société civile ; l’hospitalité offerte aux Ukrainiens qui fuient les bombardements de l’armée russe et l’avancée de l’invasion ; la condamnation voire le dégoût qu’ils provoquent dans de nombreux segments de l’espace public ; l’admiration et l’enthousiasme que suscite la mobilisation patriotique des Ukrainiens ; le fait que cette mobilisation soit ressentie comme brave, voire héroïque ; la notoriété et la popularité soudaine du président Zelensky en Europe ; l’engagement bénévole d’individus européens auprès des forces ukrainiennes.
Dans le même temps, les dirigeants européens sont au diapason de cette mobilisation de la société européenne.
Ils ouvrent grand les frontières européennes et nationales à la mobilité des Ukrainiens et à leur installation provisoire sans dépôt d’aucun dossier de demande d’asile ; ils orientent de façon très concrète une partie des politiques publiques d’aide humanitaire et d’aide au développement en urgence vers l’Ukraine ; tous condamnent diplomatiquement avec des expressions fort peu diplomatiques l’invasion russe, le régime politique russe et le président de la Fédération de Russie ; ils décident de sanctions d’une grande vigueur à l’encontre des responsables politiques, militaires et économiques de la Russie ; ils donnent le sentiment d’être – à court terme en tout cas – prêts à sacrifier une partie de leur accès à l’énergie ; ils envisageant d’accorder sans plus attendre à l’Ukraine le statut de pays candidat à l’UE ; ils fournissent l’État ukrainien en matériel militaire de combat et létal.
Une guerre devenue envisageable
Les Européens ont immédiatement pris parti dans cette guerre, tant la société civile que les gouvernements. Pour autant qu’on peut l’estimer, cette prise de parti concerne tous les territoires de l’UE, notamment en terme de mobilisation des pouvoirs publics aux côtés des Ukrainiens face à la demande sociale et à l’hébergement des réfugiés.
Cette mobilisation et son caractère européen ont cristallisé si vite que nul ne peut prétendre en connaître les contours, la teneur précise et le point d’arrivée. Par une sorte d’identification collective des Européens aux Ukrainiens, les sociétés européennes se préparent aussi à l’évidence de la guerre, d’autant que les dirigeants de la Russie formulent des menaces explicites à leur égard.
Dans cette hypothèse, la guerre serait considérée comme la chose à faire pour être fidèle à soi-même et à ses valeurs, et pour défendre en commun ce à quoi on tient et qu’on partage ensemble : une société plutôt prospère et plutôt redistributive, fondée sur la délibération, le débat, la liberté, le libre arbitre, l’autonomie et le choix ; une société où la politique, la place publique, la critique et la culture sont non seulement centrales mais vitales. Une société enfin que n’épargnent pas les rapports de force et de domination, les clivages et les antagonismes, mais qui organise leur expression et leur manifestation en rejetant radicalement la violence et l’oppression militaires.
De façon spéculative, cette éventualité d’une guerre euro-russe peut désormais être envisagée avec tout autant de rationalité qu’on jugeait encore tout récemment proche de zéro la probabilité d’une extension de la guerre au territoire de l’UE.
Bien entendu, les faits demeurent qui, depuis le début du mois de février, rendent toujours cette hypothèse spéculative. En s’engageant, les Européens s’exposeraient à une armée russe réputée bien plus puissante, mais aussi et surtout au risque de la destruction de leurs villes et de leurs pays, par l’arsenal nucléaire de l’État russe.
La menace nucléaire
Il est vrai que les forces armées des pays européens ont pâti depuis 25 ans d’une baisse relative de leur budget et d’une modernisation en demi-teinte.
Par exemple, les défauts d’entretien de la Bundeswehr sont à ce point patents que l’un de ses plus hauts gradés vient de les dénoncer sur les réseaux sociaux. Pour autant, l’histoire nous rappelle que la mobilisation d’une société peut en très peu de temps déboucher sur un effort collectif de guerre. De plus, les dix premiers jours de conflit ne permettent pas de confirmer avec certitude que la modernisation lancée par l’armée russe depuis 2008 a atteint tous les résultats qu’on lui prêtait.
Quant à la menace de l’emploi par la Russie de son arme atomique, elle est étayée par les discours du président Poutine. Mais si le risque de son utilisation par le régime russe existe, il n’y a pas de certitude quant aux événements militaires qui la déclencheraient.
Or, on peut envisager qu’il arrive un moment où, à force de trouver insupportable et effrayante l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie, les Européens engagent militairement des opérations aux côtés des Ukrainiens en faisant le pari que cet engagement conventionnel ne provoquera pas de riposte atomique russe.
La cristallisation d’un sentiment patriotique européen
Un tel scénario pourrait prendre corps par des glissements progressifs et l’enchaînement non planifié des événements. Par exemple, un pont aérien militaire pourrait être mis en place depuis la Pologne ou la France pour ravitailler en denrées alimentaires et en armes Kiev assiégée ; on peut aussi entrevoir la possibilité de l’envoi d’une colonne de blindés légers et de camions militaires depuis la Roumanie ou l’Allemagne pour exfiltrer des populations civiles prises au piège de la violence militaire aveugle.
Rappelons aussi qu’il y a 1257 kilomètres de frontières entre l’UE et l’Ukraine et 2257 entre l’UE et la Russie. Une provocation ou une erreur de l’armée russe pourrait suffire à faire réagir les opinions publiques européennes qui, relayées par les parlements nationaux et européen, pousseraient leurs gouvernements et les dirigeants de l’UE à ne pas se laisser faire.
Dans le cadre de l’OTAN, Américains et Européens prendraient le risque que le pouvoir russe n’utilise pas sa force de frappe nucléaire dès lors que l’intervention militaire des Européens, quelle qu’en soit la forme, se tiendrait exclusivement sur le territoire ukrainien. Les dirigeants des États-Unis s’engageraient pour leur part logistiquement et financièrement. Ainsi, les canaux de dialogue existants dès à présent continueraient de fonctionner. Des échanges au plus haut niveau ont déjà lieu entre les états-majors de membres de l’OTAN, de l’UE et de la Russie.
Face au Covid, les Européens ont réalisé qu’ils formaient une société, un ensemble territorial et politique partagé ; ils ont souffert en même temps et de façon comparable, quelles que fussent les différences de richesse et les spécificités de leurs cultures nationales et locales ; ils ont ensemble déterminé une stratégie vaccinale et émis des bons du Trésor européens tout en s’endettant considérablement ; ils ont ensemble réalisé qu’ils avaient en commun des vulnérabilités mais aussi une force réelle.
Faire la guerre pour se défendre est une compétence régalienne, comme battre monnaie et émettre de la dette. La menace russe, devenue évidente, accélère le rapprochement des membres de l’UE.
Dans cette hypothèse, l’invasion russe de l’Ukraine, pays juridiquement associé à l’UE et qui aspire à l’intégrer, serait venue renforcer ce sentiment que l’Europe est devenue en trois générations une société singulière et fragile, qui vaut le coup d’être défendue quoi qu’il en coûte.
Le patriotisme et la bravoure des Ukrainiens seraient alors à l’origine de la cristallisation d’une forme d’État et de patriotisme européens.
Sylvain Kahn, Professeur agrégé d’histoire, docteur en géographie, Centre d’histoire de Sciences Po, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation partenaire éditorial de UP’ Magazine. Lire l’article original.
Image d’en-tête: Vassily Maximov/AFP/Getty