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Doit-on laisser une poignée d’ultra-riches dicter l’avenir de l’humanité ?
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Doit-on laisser une poignée d’ultra-riches dicter l’avenir de l’humanité ?

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Leur fortune dépasse l’entendement de la majorité des individus vivants sur cette planète. Elon Musk, inspirateur et bras droit du nouveau président des États-Unis est l’homme le plus riche du monde. La fortune du fondateur d’Amazon représente un salaire de 200.000 dollars payés chaque jour depuis la naissance du Christ. Leurs fonds dépassent le revenu de certains États, au point que ces milliardaires, issus pour la plupart des viviers technologiques de la Silicon Valley, entreprennent des projets jusque-là apanage des États souverains. Leurs rêves façonnent le monde dans lequel nous vivons, ils dictent les changements de nos modes de vie et même de nos sociétés et de leurs fonctionnements politiques ; ils dessinent notre futur à l’aune de leurs visions qui ne sont ni publiques ni démocratiques. La question se pose alors : doit-on laisser une petite poignée d’individus ultra-riches dicter l’avenir de l’humanité ? C’est la privatisation du futur dont il est ici question.

Pour la majorité d’entre nous, l’avenir du monde n’a jamais été aussi incertain. Notre horizon prédictif s’est singulièrement rétréci depuis la pandémie de Covid-19 et l’éclatement de guerres d’un autre temps ; il était déjà grandement obscurci par la crise climatique, ressentie comme une réelle menace existentielle. Pourtant, dans ce contexte délétère, des individus semblent vivre sur une autre planète. Ils accumulent des fortunes à une vitesse considérable. Ils ne sont pas nombreux — pas plus d’une dizaine — et sont pour la plupart issus du milieu des technologies du numérique dont le berceau légendaire est cette région de San Francisco en Californie, la Silicon Valley.

Leurs noms sont connus de tous : Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, Bill Gates l’inventeur de Microsoft et du système Windows présent sur l’immense majorité des ordinateurs, Elon Musk qui après avoir fondé Paypal, crée Tesla et Space X, des révolutions dans le domaine de la voiture et de l’espace, est devenu l’homme le plus riche du monde, propriétaire du réseau social X (ancienTwitter) lui permettant urbi et orbi de diffuser sa logorrhée. Il affirme : « « Environ la moitié de mon argent est destinée à résoudre des problèmes sur Terre ; l’autre moitié vise à établir une ville autonome sur Mars pour assurer la continuité de la vie. » Ils ne sont pas les seuls ; d’autres, moins connus du grand public — mais néanmoins milliardaires — promeuvent leurs visions à coup de milliards de dollars.

Ils rêvent le futur

Ils veulent changer nos modes de travail, nos façons de nous déplacer et de voyager, de nous soigner, d’apprendre, de nous cultiver, de consommer. Elon Musk, qui souffle à l’oreille du nouveau président des États-Unis, l’imprévisible Trump, aura ses entrées dans le saint des saints de la Maison Blanche. Mêlant croisade politique et intérêts industriels particuliers, il entend peser sur la vie politique de tous les États, mettant à mal nos fonctionnements démocratiques. Ces hommes envoient des fusées dans l’espace pour coloniser la Lune et Mars. Ils peuplent notre périphérie terrestre de myriades de satellites. Ils rêvent de rebâtir des villes pour sauver leurs semblables de l’irrésistible montée des eaux. Ils envisagent de cacher le soleil par l’aspersion de microparticules dans l’atmosphère pour réduire le réchauffement climatique. Ils implantent des puces dans les cerveaux pour les rendre plus efficaces et rêvent de vaincre la mort en faisant naître des transhumains éternels. Ils ont inventé l’IA et peuplent nos lieux de vie et de travail de robots d’une intelligence déconcertante. Ils rêvent le futur, l’inventent et le font naître.

Une future ville spatiale dans une colonie. Blue Origin

Certes, accordons qu’ils peuvent être pour certains de généreux philanthropes. Ils participent par leurs investissements à la santé des plus pauvres, contribuent royalement à leur éducation, apportent leur manne à de nombreux chercheurs pour accélérer la découverte de solutions vitales pour l’humanité. Ils font volontiers des chèques, l’un pour la lutte contre le dérèglement climatique, l’autre pour distribuer des vaccins. Emblématiques de ce business philanthropique, Bill et Melinda Gates sont à la tête de la plus grande fondation privée au monde, principalement vouée à l’amélioration des soins de santé et à la réduction de la pauvreté.

Mais il n’en demeure pas moins que leurs rêves d’expansion ne sont pas des vœux pieux : ils veulent vraiment coloniser les océans et l’espace. Ils veulent changer notre monde. Ils veulent faire et défaire nos gouvernements et façonner nos vies en société. Ils ont des avalanches d’idées, d’ambitions et de visions et, contrairement à la plupart d’entre nous, ils peuvent les mettre en pratique à volonté. Car ils sont seuls pour décider ; c’est normal, ils utilisent leur fortune, directement ou par effet de levier financier, pour les réaliser.

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Quand ils ont un projet en tête, ils le mènent à bien, quoi qu’il en coûte. Même si, au départ, celui-ci surprend, déroute et suscite de la circonspection, voire des moqueries. Résultat : la majorité des idées convaincantes et visibles sur l’avenir sont conçues et développées par une infime minorité d’individus ultra-riches et d’entreprises du secteur privé. Lorsqu’Elon Musk dévoile ses ambitions spatiales, on parle de lubie ou de mégalomanie galopante. En vérité, Musk avait vu avant les autres que la fin de la guerre froide et l’ultra-libéralisme obligent, la Nasa n’aura plus les moyens de tout gérer elle-même et aura besoin de sous-traitants. Il fallait jouer un coup d’avance et prendre l’avantage avant que d’autres n’y pensent : Space X, la société de Musk, est désormais en situation de quasi-monopole sur le marché juteux des lanceurs de fusées.

Elon Musk, fondateur de SpaceX, montre une représentation d’une colonie humaine sur Mars. Photographie : Morgan Sette/AAP

Privatisation de l’avenir

Ce genre de spéculations qu’ils fomentent vise en fin de compte à dicter la politique et la propriété. Si les entreprises contrôlent l’image de l’avenir, alors elles contrôlent l’avenir lui-même et peuvent contrôler l’infrastructure. En fin de compte, elles définiront le fonctionnement de la société. Des plateformes comme Amazon Web Services, Facebook, Microsoft ou Google sont devenues des infrastructures massives qui contrôlent une grande partie de notre économie et de la sphère publique. Plus haut dans l’espace, le contrôle d’astéroïdes ou de territoires sur la Lune ou sur Mars représentent un atout économique décisif. Car, derrière le romantisme des rêves d’Elon Musk de colonisation de Mars, planète sur laquelle ce grand fan de science-fiction souhaite terminer sa vie, se cachent des enjeux très terre-à-terre.

Depuis plus d’un siècle, les humains ont envisagé la possibilité d’exploiter des astéroïdes, mais la logistique s’est avérée toujours très prohibitive. Le problème majeur est l’atterrissage sur un astéroïde. Pour le réaliser, il faut disposer d’un engin suffisamment puissant pour basculer de l’orbite terrestre basse, vers l’orbite de l’astéroïde. La fusée Falcon Heavy créée par Elon Musk remplit toutes les conditions pour mener à bien ce type d’exercice. L’enjeu en vaut la chandelle car ces astéroïdes recèlent des fortunes. Le fer contenu dans l’astéroïde 16 Psyche vaut à lui seul environ 10 quintillions de dollars. Ce chiffre ne vous dit rien ; c’est normal parce qu’il s’écrit avec un nombre impressionnant de zéros : 10,000,000,000,000,000,000 $. Comment les scientifiques – en l’occurrence, la NASA – sont-ils parvenus à cette évaluation ? Ils ont estimé, à quelques kilos près, que cet astéroïde contenait 17,000,000,000,000,000 de m3 de fer (17 millions de km3). À 80 € la tonne, faites le calcul.

Le vaisseau spatial Mk.1 de SpaceX dans les installations de Boca Chica au Texas.  SpaceX

Toujours selon la NASA, si nous parvenions à extraire tous les minéraux présents dans les astéroïdes entre Mars et Jupiter, cela permettrait de faire un chèque de 100 milliards de dollars à chaque être humain vivant sur Terre ! Malheureusement, ce calcul n’est que théorique car même si ces sommes astronomiques étaient avérées, il y a peu de chance que la manne soit redistribuée aussi généreusement… Mais on peut toujours rêver. D’autant que cette ruée vers l’or spatial est facilitée par une décision qu’avait prise l’administration d’Obama en 2015. Le Sénat américain avait, en effet, approuvé à l’unanimité une loi reconnaissant à tout individu « le droit de posséder, s’approprier, transporter, utiliser et vendre n’importe quelle ressource spatiale ». Ce texte s’appuie sur le traité de l’espace datant de 1967 pour le contourner dans une habile gymnastique sémantique. L’ONU de l’époque –nous étions en pleine guerre froide et l’URSS venait juste de lancer son premier Spoutnik – avait gravé dans le droit international l’impossibilité pour un État de décréter sa souveraineté sur un corps spatial. Mais le traité ne dit rien sur l’exploitation des ressources. Qui ne dit mot consent ? Le texte américain de 2015 précise donc qu’on ne peut être propriétaire d’un corps spatial. Soit. En revanche, on pourra s’en accaparer les ressources, et notamment les ressources minières. Nuance.

Futurisme et utopies

Cette préemption de l’avenir par le privé n’est pas un phénomène entièrement nouveau. Matt Shaw, professeur à l’Institut d’architecture de Californie du Sud, expliquait dans une tribune au Guardian qu’à l’exposition universelle de 1939, General Motors a présenté Futurama, une « conception artistique » qui exposait sa vision du monde de 1960. Comme l’a écrit Norman Bel Geddes, le concepteur de GM, à propos des plans : « Il existe une obligation fédérale de développer les ressources du pays en terre, en eau, en énergie et en richesses naturelles. Et il n’y a pas d’entreprise plus importante pour remplir ces obligations que le développement des installations de transport national ». En plaidant pour l’investissement du gouvernement fédéral et en établissant un consensus public à l’aide d’images empruntées à des artistes d’avant-garde comme les Futuristes italiens, GM a contribué au consensus public qui a conduit au système d’autoroutes américain inter-États de 1956.

Cependant, les idées futuristes sur la refonte de la société n’ont pas toujours émané d’entreprises privées ayant des intérêts privés. Dans les années 1960 et 1970, de nombreuses visions de l’avenir ont été formulées par des artistes, des universitaires et des organismes publics. Les propositions technocratiques ont donné forme à de nombreuses idées contre-culturelles de l’époque. La marine américaine a ainsi approuvé les plans de Buckminster Fuller pour Triton City, un lotissement de logements flottants conçu pour 100 000 personnes dans la baie de Chesapeake et il a été commandé par le ministère américain du logement et du développement urbain.

Les futurs privatisés d’aujourd’hui s’inspirent directement des propositions utopiques de cette époque. Le plan de colonisation de l’espace de Bezos, Blue Origin, est presque une copie du travail du physicien Gerard O’Neill pour la Nasa en 1975. Cependant, les politiques sont bien différentes. Les idéaux libertaires et technocratiques de la Silicon Valley – eux-mêmes une curieuse mutation de la contre-culture californienne – dessinent une vision du monde post-apocalyptique. Si ces entrepreneurs s’engagent dans la conquête spatiale, c’est avec en tête l’élaboration d’un plan B. Quand toutes les ressources de notre planète Terre seront épuisées et que celle-ci deviendra invivable, le seul recours sera d’aller ailleurs. C’est ce qu’il faut lire entre les lignes de cette proposition figurant en tête du site Blue Origin de Jeff Bezos : « Nous nous sommes engagés à construire une route vers l’espace afin que nos enfants puissent construire l’avenir. »

Le système de transport à grande vitesse à l’intérieur d’une colonie, avec un drone qui s’occupe d’une ferme.

Des plans qui pourraient aussi étendre les aspects les plus sombres de l’hyper-capitalisme. SpaceX veut envoyer des colons sur Mars pour 500 000 dollars le billet, avec des prêts disponibles qui pourraient être remboursés. Compte tenu des antécédents de l’industrie technologique en matière de travail, cela ressemble terriblement à de la servitude sous contrat, présentée comme une vie de pionnier.

« Nous devons envisager un avenir plus public et plus collectif, où le marché seul ne peut pas tout dicter, du logement à la réglementation environnementale en passant par les droits miniers. Comme les futuristes des années 1960 et 1970, pouvons-nous penser de manière à la fois étonnamment audacieuse et démocratique ? Nous devons au moins essayer. » écrit Matt Shaw.

L’Histoire montre que chaque « nouveau monde » contient l’ADN de l’ancien. Les lois européennes sur l’utilisation des terres ont défini les États-Unis, qui se sont étendus à l’expansion, dirigée par le gouvernement, dans l’Ouest américain. Et maintenant de nos modèles de fonctionnement politique jusqu’à l’espace. La question qui se pose maintenant est simplement existentielle : doit-on laisser notre avenir entre les seules mains de quelques Californiens milliardaires de la technologie ?

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