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Improvisation

Les vertus cachées de l’improvisation

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L’improvisation dans les entreprises est généralement considérée selon deux formes bien particulières. Soit elle se manifeste pour pallier un manque ou une défaillance de la planification. L’improvisation participe dans ce cas au processus de maintenance d’un dispositif par nature imparfait, faisant office d’huile dans les rouages. Soit elle exprime l’incompétence de celui qui, ne sachant pas faire, se débrouille comme il peut, utilisant sa seule spontanéité et son soi-disant « bon sens ».

Or, s’il est un domaine où l’improvisation est reine, c’est bien le jazz. Il a d’ailleurs attiré sur ce point l’attention des sciences de gestion il y a plus de deux décennies. Et ce qu’il nous apprend semble s’opposer au moins en partie à cette vision de l’improvisation en entreprise.

En jazz, les règles sont d’argent, l’improvisation d’or

En premier lieu, les jazzmen réputés pour leurs improvisations sont considérés comme des musiciens hors pair. L’improvisation est même consubstantielle de l’esprit du jazz, au point qu’on peut se demander s’il est possible de se définir comme jazzman sans savoir improviser. Dès lors, improvise non celui qui ne sait pas, mais celui qui maîtrise tout ou partie de son art. Mieux, son identité d’artiste se fonde sur sa capacité d’improvisateur, au point, d’ailleurs, que son style est reconnaissable dès les premières notes (tels un Keith Jarrett, un John Coltrane ou un Bill Evans).

En second lieu, l’improvisation n’est pas un pis-aller en marge d’une pratique réglée. Elle alimente systématiquement le processus de création musicale. Elle ne corrige pas les défaillances d’un fonctionnement planifié. Elle s’intègre de manière programmée dans l’activité de production artistique.

D’ailleurs, certains mouvements de jazz se sont bâtis à travers la place qu’ils ont offerte à l’activité improvisée. Ainsi, le swing propose d’exposer un thème préécrit auquel succèdent des parties improvisées dans lesquelles chaque instrument s’exprime. Miles Davis pousse plus loin l’improvisation en proposant un thème peu ou pas écrit laissant libre cours à l’improvisation de la structure du morceau. Enfin, le free jazz joue la carte d’une improvisation débridée fondée sur des règles minimalistes telles « 3mn » et « absence de fin ».

L’improvisation de jazz est ainsi le lieu de production d’un morceau qui émerge d’une conversation. La rythmique interagit avec un thème récurrent au sein duquel des moments de création improvisés font « vivre » le morceau.

Or, dans quelles mesures les organisations peuvent-elles, sur le modèle du jazz, penser les lieux et/ou les moments d’improvisation ? Comment une structure organisationnelle essentiellement conçue pour garantir la stabilité et la reproductibilité d’un système saurait-elle sans honte admettre l’improvisation comme condition de sa réussite ?

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Improvisation en entreprise : quelques pratiques vertueuses

Cette question, certaines entreprises ont commencé à se la poser et à lui trouver des réponses. Ainsi en est-il d’une grande banque française. Dans cette période troublée pour les banques, ces organisations usent intensivement de procédures qui tentent de quadriller la totalité de leurs pratiques, des premiers contacts en agence jusqu’aux décisions les plus élevées et les plus globales.

Pourtant, une banque de détail a décidé, face à la concurrence des banques en ligne, de valoriser ses agences en les métamorphosant de purs lieux de vente sous contrôle en des espaces d’expériences clients.

Hier, une agence était totalement dessinée de manière centralisée : l’architecture intérieure, les plages horaires d’ouverture, les horaires du personnel, les modalités d’interactions avec les clients étaient décidées par le siège et communs à toutes les agences. Le rythme de l’agence était également soumis à celui du siège et de ses processus décisionnels.

 

On peut improviser, même dans la banque. Sean Hayford Oleary/Flickr

Aujourd’hui, chaque agence peut choisir d’aménager librement son architecture d’intérieur ; elle définit ses horaires en fonction de son secteur ; ses collaborateurs suivent des horaires adaptées aux pics de fréquence des visites client ; elle construit une partie de son rythme et de son intensité de fonctionnement sur des « moments de vie » clients, événements marquants (mariage, décès, accident) dont les incidences émotionnelles mobilisent une vigilance particulière de la part du collaborateur ; enfin, le siège accepte de suspendre ses processus pour s’adapter aux demandes terrain venant des agences, ajustements facilités par la création de relations personnelles entre collaborateurs de l’agence et du siège.

Cette transformation ne s’est pas mise en place du jour au lendemain. Elle a été décidée par la direction générale, lancée sur le plan national, portée localement par les directions régionales et mise en place par les directeurs d’agence. Très vite, les collaborateurs de terrain se sont méfiés des limites à la liberté qui leur étaient offertes, illustrant déjà parfaitement les conditions d’une juste interaction entre structure et improvisation. À la grande surprise, par exemple, des collaborateurs de l’agence de Grenoble, la direction régionale a répondu positivement à toutes leurs propositions, propositions collectivement élaborées durant les horaires d’ouverture de l’agence qui avait été fermée pour l’occasion.

Le collectif, l’autonomie et l’initiative

Surtout, cette mise en œuvre s’est accompagnée de l’organisation de véritables « répétitions » au sens musical du terme, lors desquelles les collaborateurs en agence jouaient des situations relatives à ces « moments de vie », non pour en tirer des procédures standardisées, mais pour :

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  1. revenir au travail réel ;

  2. saisir, au sein d’une activité pour partie nécessairement planifiée, l’existence de moments imprévisibles, mais récurrents et constitutifs de la vie de l’agence ;

  3. accepter le fait que ceux-ci sont d’une complexité telle qu’ils ne peuvent être programmés dans les plus petits détails, mais qu’ils mobilisent l’initiative et l’ingéniosité individuelle et collective.

Qu’est donc cette capacité d’initiative si ce n’est celle d’improviser face à l’événement, de mobiliser ce que les Grecs appelaient l’intelligence pratique (ou de situation) ? Mais cette improvisation est, à l’instar du jazz, encastrée, enserrée dans un dispositif structurant notamment composé d’un lieu physique, d’outils informatiques et surtout, d’une finalité. Il s’agit en effet, toujours, de rendre un service bancaire techniquement efficace et humainement respectueux des singularités individuelles, celles des collaborateurs dans leur façon de puiser dans leurs ressources propres faisant écho à celles des clients chacun immergé dans son « moment de vie ».

Cette volonté d’intégrer de façon programmée l’indétermination dans une structure n’est pas nouvelle et a déjà pris des formes variées. Ainsi, Toyota est réputé depuis des décennies (au point qu’elle en est devenue un modèle) pour avoir permis à chaque opérateur d’arrêter le processus de production. En effet, dans la culture japonaise, chaque ressource matérielle est par nature susceptible d’avoir des comportements imprévus et surprenants. C’est donc celui qui en est le plus proche qui est le mieux à même d’en saisir les signes.

Dans un autre registre, 7-Eleven, chaîne japonaise de commerce de proximité, a délocalisé les décisions d’achats de produits vendus. Chaque boutique de quartier choisit, de façon autonome, les produits qu’elle met à la vente en fonction des observations qu’elle a faites de ses clients et de leurs habitudes de consommation.

L’improvisation programmée, un nouveau cadre pour penser et agir

Dans ces multiples cas, l’improvisation n’est pas réduite à compenser les défaillances d’une planification souhaitée comme parfaite. Elle ne serait, dans ce cas, qu’une improvisation spontanée rendue nécessaire par le contexte critique. Elle n’est pas non plus cantonnée à des lieux dans lesquels elles seraient naturellement survalorisées, comme les laboratoires de R&D dans lesquels officieraient des bricoleurs de génie.

Elle est en revanche délibérément inscrite dans une complémentarité avec des interactions planifiées/scriptées/« procéduralisées » qui ne disparaissent pas, mais encadrent des lieux dans lesquels la vie s’écoule avec toutes ses indéterminations.

Programmer l’improvisation dans l’organisation, comme le font les jazzmen dans une structure musicale suppose, finalement, d’accepter que la contingence, l’indéterminé, l’incertitude ne sont pas solubles dans la planification, le programme, l’algorithme ; que face à l’événement « aberrant » la solution n’est pas d’accumuler les procédures, les prévisions ou le reporting.

Dès lors, il existe des modalités d’apprentissage et d’exercices spécifiques à l’improvisation, comme l’a montré Frank J. Barrett dans son ouvrage Yes to the mess. De plus, improviser conduit à voir son stock d’expériences passées non comme un ensemble de certitudes acquises, mais comme des hypothèses à éprouver dans la situation présente. Cette vision résonne avec les propos de Confucius affirmant que « L’expérience est une lanterne que l’on porte sur le dos et qui n’éclaire jamais que le chemin parcouru ».

Une organisation apte à vivre sereinement planification et improvisation doit être finalement en mesure d’identifier les zones de complexité créatrices de valeur ajoutée, en lien avec sa stratégie. En laissant à ces endroits de la place à ces collaborateurs pour qu’ils puissent y exercer leurs talents, elle détient peut-être là un levier essentiel pour améliorer l’engagement de ses membres, pour associer productivité et plaisir au travail.

 

 

 

 

Raffi Duymedjian, Professeur associé, Jean-Marc Pistorello, Intervernant innovation, et Marc Prunier, Responsable Ingénierie Pédagogique, Grenoble École de Management (GEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

Image d’entête : The Jazz Singers, Gil Mayers, 1997The Conversation

 

 

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