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Gilets jaunes : la pensée dispersée façon puzzle

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Que pensent les penseurs de ce symptôme singulièrement éruptif des temps qui changent ?

Face à une crise inédite qui exprime toutes les facettes de la colère, de la rage et de la violence, dont les nouveaux visages, figures médiatiques spontanément apparues, émeuvent les français parce qu’ils parlent de leurs détresses largement partagées ; face à la sidération un peu abasourdie des politiques institutionnels, des observateurs patentés de la société ; face à une situation dont on diagnostique relativement bien les causes mais dont on saisit mal l’ampleur et les dénouements ; face  à cette révolution si soudaine et brutale des Gilets jaunes, comment faut-il la comprendre et comment la penser ? Tournons-nous vers les pros, ceux qui ont une interprétation de tous les soubresauts de nos civilisations, ceux qui font commerce de leur agilité intellectuelle. Que pensent les penseurs, les intellectuels d’habitude si prolixes, les philosophes toujours prêts à dégainer leur théorie, les sociologues bardés d’études, que disent-ils de ce symptôme singulièrement éruptif des temps qui changent ? Revue d’une classe de tontons-penseurs qui apparaît plus que jamais volatilisée façon puzzle.
 
Depuis que le jaune fluorescent a pris possession de nos routes, ronds-points, villes et villages, rues et monuments des métropoles, de nombreuses figures médiatiques se sont succédé sur les écrans de télévision et dans les colonnes des journaux pour tenter de donner des clés d’explication à un phénomène dont le maître mot est « inédit ». Des termes ont été lancés et ont vite fait florès comme celui de « jacquerie » mais rapidement, ce qui apparaît, c’est l’immense sidération que suscite ce mouvement spontané.  Il faudra certainement que le temps passe et que les esprits s’apaisent pour comprendre ce qui se joue dans ce phénomène. Les philosophes ont sans nul doute leur mot à dire pour nous aider à éclairer les changements brutaux de nos sociétés. Ils ne détiennent aucune vérité mais peuvent pointer des origines, des directions, des forces cachées. Ce qui apparaît aujourd’hui est une grande dispersion des idées, symptôme de la confusion de ce temps étrange que nous traversons.
 

Accidentés de la mondialisation ?

Commençons par le commencement. Que sont les Gilets jaunes ? Les penseurs hésitent et proposent des traces de définitions qui, ensemble, composent un tableau impressionniste, certes coloré mais singulièrement flou.
 
« Les Gilets jaunes sont des accidentés de la mondialisation » écrit Bernard-Henri Lévy. Ils lancent, dans la nuit des déclassés, un signal de détresse, un appel au secours, un SOS.  Cynthia Fleury pousse l’idée plus loin. La mondialisation est à la source de ce mouvement mais ce n’est pas un accident, c’est une fin logique, l’aboutissement d’un processus d’usure qui arrive à son bout : « On est arrivé au bout de ce capitalisme mondialisé, dérégulé, optimisé fiscalement, qui voit s’opposer ceux qui peuvent bénéficier, faire tourner la concurrence déloyale à leur profit, et ceux qui sont piégés et ne peuvent pas jouer ces nouvelles règles de la mondialisation. »
 
Alain Finkielkraut évoque lui aussi les « laissés pour compte de la mondialisation heureuse ». Pour lui, les Gilets jaunes sont les « oubliés du progressisme » ; ils formaient « l’angle mort de la diversité triomphante et se rappellent à notre bon souvenir ».  S’ils mettent des gilets jaunes, c’est pour que tout le monde les voit. « Ils disent : nous existons ». Michel Onfray écrit aussi : « Cette France d’en bas fait savoir sa souffrance modestement, simplement, sans grands mots et sans longs discours, sans idéologie et sans blablas, juste en disant des choses simples et en arborant ce gilet fluorescent qui signale un danger. »
 

Réinventeurs de la lutte des classes ?

Marcel Gauchet qui fut le premier à théoriser la « fracture sociale » sent que le mouvement des Gilets jaunes vient de là et en est une forme d’expression, mais poussée, de façon inédite, à son extrême. Il définissait sa fracture sociale comme un phénomène où la séparation prend le dessus sur l’affrontement. Une sorte de contraire de la lutte des classes. Or il constate aujourd’hui que les Gilets jaunes incarnent un bouleversement sans précédent dans l’histoire sociale française : « ils personnifient une volonté d’en finir avec le phénomène de séparation qui caractérise la fracture sociale et réaffirment une dynamique de lutte des classes, mais cette fois-ci dénuée de tout appartenance, partisane et syndicale, hormis l’appartenance nationale. Les Gilets jaunes symbolisent ainsi un retour brutal de la lutte des classes sous une forme réinventée ».
 
Une lutte de classe qui n’est ni de droite ni de gauche. Pour Jean-Claude Michéa, ceux qui se révoltent « ont déjà suffisamment de conscience révolutionnaire pour refuser d’avoir à choisir entre exploiteurs de gauche et exploiteurs de droite ». Michel Onfray est de la même veine quand il estime que les Gilets jaunes ont compris qu’il y avait « une alternative à cette démocratie représentative qui coupe le monde en deux, non pas la droite et la gauche, les souverainistes et les progressistes, les libéraux et les antilibéraux, non, mais entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux sur lesquels il s’exerce ».
 
Un autre fossé semble se dessiner entre ceux qui auraient le loisir de s’intéresser à « la fin du monde » et ceux qui doivent répondre au défi de « la fin du mois ». La formule est bonne mais elle pose aux intellectuels une difficulté qu’ils doivent désormais s’attacher à mettre en lumière : comment penser le temps politique sans opposer le temps court des préoccupations économiques et sociales au temps long du péril écologique. « Tout se passe comme si l’écologie devenait le souci prioritaire des privilégiés. Le souci écologique doit rester universel », pense Alain Finkielkraut.
 

Perturbations référentielles

L’absence de structuration du mouvement comme de référence historique perturbe les philosophes. Ce mouvement ne ressemble à rien. Ce n’est pas Mai 68 revisité quarante ans après. Cynthia Fleury rappelle fort justement que « Mai 68 c’était essentiellement une révolution autour de la liberté contre l’autorité. Aujourd’hui c’est une insurrection contre l’inégalité. » Le sociologue Michel Wieviorka observe que ce mouvement « ne ressemble en rien à Mai 68, et pas davantage à la grève de 1995, et ses acteurs n’en parlent pas. Il n’est en aucune façon révolutionnaire, au sens où il ne vise pas à prendre le pouvoir d’État. »
 
A quel autre modèle historique rattacher les Gilets jaunes ? Le sociologue Alexis Spire, qui vient de publier aux Éditions du Seuil, Résistances à l’impôt, attachement à l’État, tente de chercher une parenté avec les jacqueries « dans le sens où elles étaient des explosions populaires qui rassemblaient dans les campagnes bien au-delà des seuls travailleurs agricoles et qui n’avaient pas de représentant mandaté ni de vision cohérente de l’émancipation. » Autre point commun des jacqueries avec le mouvement actuel, « elles étaient dirigées contre la noblesse qui était vue comme une caste sourde aux difficultés rencontrées par le peuple. » Mais il ajoute aussitôt que la comparaison doit être nuancée : « L’Ancien Régime était le règne de l’arbitraire et les inégalités fiscales étaient criantes. Les jacqueries partaient à l’assaut des châteaux en s’alliant parfois aux bourgeois des villes. Elles s’accompagnaient d’une grande violence de la part des insurgés mais aussi dans la répression qui en découlait. » Nous n’en sommes pas (encore) tout à fait là. 
 
Certains cherchent à voir dans les Gilets jaunes des réminiscences du poujadisme. On y retrouve le même discours anti-élites, qu’elles soient politiques ou économiques. Alexis Spire souligne : « Le thème des petits contre les gros est un fil rouge des mobilisations contre l’impôt mais ça ne suffit pourtant pas à en faire un énième mouvement poujadiste, car ce n’est pas la même morphologie sociale. ».
 

Objet complexe non analysé

Sans comparaison historique pertinente, le mouvement des Gilets jaunes est un objet complexe qui semble échapper à l’analyse. Marcel Gauchet s’en inquiète car il constate bien plus qu’une fracture sociale, une véritable « dislocation sociale ». Écoutons-le : « On est encore plus loin dans le morcellement de la société. Entre des blocs, c’est ce que montre ce mouvement, qui n’ont même plus de langage commun. On ne se comprend plus. Et pour une société politique et démocratique, c’est ce qu’il y a de plus grave. » Il précise sa pensée en expliquant que cette « France des fins de mois difficiles », elle vient de très loin. « Et comme toujours, dit-il, ce qui est imprévisible, c’est le moment où il y a un retournement de la situation sous forme de protestation. On subit, on subit, et puis un jour ça explose. Il n’existe pas de sismographe de ce genre de phénomène. »
Selon lui, la fracture n’est plus seulement sociale, elle est devenue morale. « On a perdu le langage commun. ‟Vous ne savez pas ce que nous vivons″ versus ‟vous ne comprenez pas la mondialisation″. Voilà l’échange auquel nous assistons. C’est évidemment sans issue. » 
 
Cynthia Fleury observe aussi ce dialogue de sourds : « Il y a dans les Gilets jaunes tous ceux qui sont délaissés, oubliés, qui travaillent, qui ne sont pas des assistés ou des profiteurs, qui ne sont pas les plus pauvres mais qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. C’est cette France-là, cette majorité silencieuse qui s’est tue jusqu’à présent qui aujourd’hui se met ensemble. » Ce mouvement spontané, décrit ainsi, pourrait déboucher sur des solutions, des discussions, des accords et peut-être de réels progrès. Or au contraire, il inquiète la philosophe. En effet, la grande caractéristique des Gilets jaunes semble une entrée dans le ressentiment. « Et c’est considérablement inflammable. Le ressentiment n’a jamais constitué une conscience de classe commune, un dialogue. »
 
Il faut entendre ce ressentiment. Bernard-Henri Lévy exhorte les politiques ; il ne faut surtout pas dire « Cachez ce peuple que je ne saurais voir » ou « virez-moi ces Gilets jaunes qui ne sentent pas bon le diesel ». La société serait suicidaire si elle restait sourde. Les politiques pourraient voir dans cette éruption sociale une chance de réinventer le politique et la citoyenneté. Dans le cas contraire, tous les philosophes s’accordent à dire que tout peut arriver, même l’enfantement de monstres.
 
Campagne de la Sécurité routière 2008 avec le styliste Karl Lagerfeld
 

Quand la pensée est démunie, il faut panser

Comment comprendre, comment entendre ce désespoir que forge une immense régression accablant des millions de gens ? Bernard Stiegler, dans son dernier livre estime que « la pensée, sous toutes ses formes est absolument démunie ».  Elle arrive trop tard. En revanche, il n’est jamais trop tard, selon lui, pour panser. « Et si la pensée est démunie c’est parce qu’elle a cessé de penser comme soin, comme panser. »
La mauvaise humeur, la colère, la rage, la violence, le ressentiment sont, chacun à leur mesure, les divers symptômes d’une maladie engendrée par une technosphère exorbitée et exorbitante. Une technosphère mondialisée qui a laissé les humains dans un parfait dénuement thérapeutique. S’accumulent alors les bombes à retardement et autres charges explosives résultant de cette incapacité de penser. Une des façons de « panser » serait de veiller à humaniser les réponses. À remettre de l’humain au cœur de toutes les décisions politiques. À ne pas fuir le réel ni poursuivre des ombres ou des totems dogmatiques. Sera-ce encore suffisant aujourd’hui ?
 
 

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