Ce 17 avril, est lancée la consultation en ligne sur les nouveaux indicateurs de richesse. France Stratégie et le Conseil économique, social et environnemental (CESE) organise ce processus dans le cadre de la Loi Eva Sas, parue au journal officiel ce mardi 14 avril 2015. La députée (EELV) de l’Essonne, qui promeut ce nouveau « thermomètre » du progrès de nos sociétés, était l’invitée de la table ronde « Les indicateurs complémentaires au PIB peuvent-ils changer l’action publique ? » organisée par France Stratégie dans le cadre du Printemps de l’économie (13-17 avril 2015). Explications.
Qu’est-ce qu’une société qui va bien ? Est-ce une société qui améliore son espérance de vie ? Qui réduit les inégalités de revenus ? Qui diminue son empreinte écologique ? Qui continue à investir dans l’avenir ? Qui améliore son niveau d’éducation ? Qui permet à tous d’accéder à un logement décent ? Toutes ces questions sont au cœur du dialogue social qui doit venir préciser les priorités des Français pour signifier leur qualité de vie. C’est la Loi Sas, adoptée le 2 avril 2015 au Sénat qui requiert une mobilisation citoyenne afin de faire voter au CESE en juin un tableau de bord apte à piloter et évaluer les politiques publiques. L’enjeu est de hisser au même niveau de visibilité que le PIB, une dizaine d’indicateurs qui devraient couvrir a minima trois grandes thématiques : l’environnement (notamment la lutte contre le dérèglement climatique et la préservation de la biodiversité) ; l’emploi et les inégalités de revenus ; l’actif public et privé (en regard du passif que constitue la dette). Il s’agit de « nouvelles lunettes » capables de nous faire changer de regard : juger les projets et les actions à l’aune de la prospérité réelle et non de la production brute (PIB).
Construire du sens politique
Pourtant, le grand public est peu sensible à ce sujet perçu le plus souvent comme technocratique. « Il faut parvenir à générer de la signification politique, une démarche à forte composante symbolique », souligne Eva Sas. « Il s’agit de changer nos capteurs, notre gouvernail, pour que la gouvernance économique colle aux besoins de nos concitoyens et aux exigences de notre environnement » souligne André Gattolin, sénateur EELV des Hauts-de-Seine. « L’adoption de la loi sur les nouveaux indicateurs de richesse par le Sénat à majorité de droite montre, s’il le fallait encore, l’intérêt de cette démarche pour tous les décideurs politiques : mieux prendre en compte le quotidien de nos concitoyens dans la définition des politiques publiques ». Celles-ci sont insensibles au progrès social tant qu’elles restent uniquement guidées par le PIB . Si le constat est largement partagé depuis les années 70 (voir encadré) il reste à établir un nouveau tableau de bord signifiant et efficace.
Historique des nouveaux « indicateurs de prospérité » Au début des années 1970, MM. Nordhaus et Tobin ont construit un indicateur de « bien-être économique durable » (3). Quoiqu’expérimentale, la démarche de MM. Nordhaus et Tobin a su montrer que les conventions comptables ne sont pas immuables et peuvent évoluer avec notre conception de la richesse.
Ces travaux pionniers ont largement inspiré l’émergence d’indices de bien-être économique durable composites. La création d’un indicateur de santé sociale, publié depuis 1987 dans le cadre d’un rapport annuel du Fordham Institute for Innovation in Social Policy (4), comme le succès rencontré par l’indice de développement humain (IDH) créé en 1990 par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) (5), inspiré des travaux de l’économiste indien Amartya Sen et de l’économiste pakistanais Mahbub ul Haq, sont à ce titre significatifs. En France, des travaux de recherche ont été engagés sur ce sujet à la fin des années quatre-vingt-dix sous l’impulsion notamment de Mme Dominique Méda (6) et de M. Patrick Viveret (7), suivis par les travaux de M. Jean Gadrey et Mme Florence Jany-Catrice (8), qui promeuvent de nouveaux indicateurs de richesse composites pour évaluer le bien-être humain.
L’initiative internationale « Mesurer et favoriser le progrès des sociétés » en 2007, dont le chef de file était l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). (9) Partant d’« un consensus sur la nécessité de mesurer dans chaque pays le progrès des sociétés en allant au-delà des indicateurs économiques habituels tels que le PIB par habitant », l’OCDE a préconisé un partage des bonnes pratiques et la recherche d’accords, au niveau national, et à terme au niveau mondial, sur un ensemble d’informations permettant d’évaluer les résultats des politiques.
La commission dite « Stiglitz-Sen-Fitoussi », en 2008, chargée d’étudier « les limites du produit national brut comme critère de mesure de la performance économique et du bien-être ». (11) Ces travaux ont abouti aujourd’hui à un large consensus sur la nécessité de tableaux de bords d’indicateurs, juste milieu entre un agrégat synthétique unique et myriade d’indicateurs. Directement inspirés par les travaux de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, des indicateurs du « vivre mieux » ont été publiés par l’OCDE le 24 mai 2011. Chaque semestre, dans le rapport « Comment va la vie ? », l’OCDE évalue la qualité de la vie des citoyens des pays de l’OCDE et certains pays émergents. Cette évaluation couvre onze aspects du bien-être : le logement, le revenu, l’emploi, les liens sociaux, l’éducation, l’environnement, l’engagement civique, la santé, la satisfaction, la sécurité et l’équilibre travail/vie personnelle.
Eva Sas considère que la loi votée est à la fois « modeste et ambitieuse ». Modeste, car elle laisse les citoyens définir ce que veut dire « qualité de vie et développement durable » et elle prend le temps de s’inscrire dans un contexte international très porté sur cette transition majeure (voir les travaux de l’OCDE et ceux menés sous d’égide d’Eurostat, dans le cadre de l’initiative Beyond GDP). Ambitieuse, car elle entend réorienter les politiques publiques et remettre du long terme dans une logique de rationalisation et de visibilité. « La loi propose de hisser au niveau du PIB quelques indicateurs phares sur l’état de progrès de la société ».
Valoriser ce qui fait stabilité
Un relatif consensus semble se dessiner sur trois thématiques à traiter au travers de ces nouveaux indicateurs : la question de l’environnement, pour évaluer le patrimoine naturel que nous léguons à nos enfants, et notamment les enjeux climatiques et la biodiversité ; la question de l’actif, c’est-à-dire du patrimoine national public et privé, qui doit être mis en regard de la dette, parce que la soutenabilité sur le long terme de nos sociétés passe par la qualité des infrastructures, de l’éducation, etc. Le bilan de ce que nous laissons à nos enfants est-il positif si la dette léguée est faible, mais que les infrastructures sont en ruines ? Et enfin, la question du revenu, et plus particulièrement des inégalités de revenus, une question fortement corrélée à la qualité de vie perçue par nos concitoyens et qui reste un angle mort de nos politiques publiques, puisque les délais de publication des indicateurs d’inégalités sont de l’ordre de trois ans.
Jean-Paul Fitoussi, ancien coordonnateur de la Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès social, a d’ailleurs proposé qu’ait lieu chaque année un grand débat au Parlement sur les inégalités. « Les inégalités qui conduisent à l’exclusion et à la violence, rompent la cohésion sociale et donc la démocratie. La confiance et la démocratie sont des actifs dits intangibles mais elles sont essentielles pour la soutenabilité. » insiste-t-il.
Une mobilisation internationale déjà bien engagée
De pionnière qu’était la France à la publication du rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi en 2009 (voir encadré historique ci-dessus), notre pays a certes fait progresser le suivi statistique social et environnemental en France, mais sans effet véritable sur le pilotage des politiques publiques. Par contre, nos voisins européens sont passés de la parole aux actes.
Au Royaume-Uni, le programme « La roue du bien-être » (the National Well-Being Wheel) met en avant, sur le site du Premier ministre, des indicateurs objectifs et subjectifs permettant d’évaluer et de prendre en compte ces indicateurs dans la définition des politiques publiques. Cette initiative a été portée par David Cameron.
En Allemagne, le Parlement a mis en place une commission parlementaire transpartisane « W3 » qui a préconisé la mise en place de 9 indicateurs d’alarme sur les thématiques économique, sociale et écologique. Sur la dimension économique, la commission a ainsi préconisé la mise en place de trois indicateurs d’alarme : le taux d’investissement net, la distribution des revenus et la soutenabilité financière.
La Belgique a, de son coté, adopté une loi sur les indicateurs complémentaires en janvier 2014 « en vue de mesurer la qualité de vie, le développement humain, le progrès social et la durabilité de notre économie ». Ces indicateurs doivent être intégrés au rapport annuel de la Banque Nationale de Belgique et débattus au à la Chambre chaque année.
L’usage symbolique – ou démocratique – des nouveaux indicateurs de richesse est aujourd’hui le plus développé. Les exemples de l’OCDE (et son rapport annuel « Comment va la vie ?) ou du Royaume-Uni sont, à cet égard, particulièrement illustratifs et riches d’enseignements. Les Régions françaises ont aussi fait un gros travail d’appropriation sous la l’impulsion de Myriam Cau (urbaniste et vice-présidente de la région Nord-Pas-de-Calais en charge du développement durable, de l’évaluation et de la démocratie participative). Celle-ci s’est appuyée sur la grande expertise rassemblée au sein du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (Fair) (13),au sein duquel coopèrent notamment Aurélien Boutaud, Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice. Un rapport paru en 2012 et intitulé Développement durable : la révolution des nouveaux indicateurs (14), a inspiré le choix des trois nouveaux indicateurs de richesse choisis par les conseils régionaux, qui apportent un éclairage sur le développement durable des régions françaises : l’empreinte écologique, qui mesure la pression exercée par l’homme sur la nature ; l’indicateur de développement humain (IDH-2), qui croise les dimensions santé, éducation et niveau de vie du développement humain, défini par le Pnud ; l’indicateur de santé sociale (ISS), qui résume en quelques variables (éducation, sécurité, logement, santé, revenus, travail et emploi) l’aspect multidimensionnel de la santé sociale des régions.
Ces repères permettent désormais d’établir des comparaisons entre régions et entre territoires, avec des résultats saisissants : l’ile de France qui se place au premier rang des régions en terme de PIB par habitant, elle n’occupe que la 17e place pour l’indicateur de santé social. Inversement, le Limousin est au dix-neuvième rang en termes de PIB par habitant mais au premier rang pour l’ISS.
Tableau de bord plutôt qu’un indicateur synthétique unique
Avec le débat public qui s’ouvre aujourd’hui, la France entend reprendre son rôle de chef de file au niveau mondial sur la question des indicateurs, notamment environnementaux, dans le cadre de la COP21, la Conférence sur le Climat qui aura lieu en décembre 2015 à Paris.
France Stratégie et le Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui orchestrent et animent ces deux mois de consultation ont préparé la démarche depuis janvier par cinq réunions de travail avec les dix-huit groupes du CESE et les réseaux sociaux concernés. La consultation en ligne durera jusqu’en juin, tandis que trois panels de citoyens auront lieu en mai.
Le 24 juin prochain, le CESE se prononcera sur une liste réduite d’indicateurs qui seront alors proposés au Parlement pour intégration à la Loi de finances. La machine démocratique est allumée. Malheureusement il manque de la clarté sur le contrat social pris avec les citoyens. Qu’attend-on véritablement de la consultation sur le sujet dès lors qu’il existe déjà tant de matériaux sensés mesurer le développement durable et la qualité de vie. Quelle légitimité aura ce processus à la méthode floue qui est moins contributive que consultative ? Enfin, parviendra-t-on par un tel sondage à se focaliser sur les marqueurs les plus essentiels d’une vitalité ? Comme l’a souligné Jean Pisani-Ferry, Commissaire général de France Stratégie, lors de la table-ronde du 14 avril, il faudra s’attacher à des indicateurs dynamiques, à tout ce qui supporte la vitalité. Mieux vaudra veiller à la qualité des sols (et surveiller l’artificialisation des terres) que de mesurer les espèces ! La Suisse par exemple, a mis en place un indicateur d’artificialisation des sols et impose désormais un bilan neutre ou positif pour tout projet de construction ou d’aménagement urbain.
– Enjeux blog Eva Sas
– 14 Avril : Les indicateurs complémentaires au PIB peuvent-ils changer l’action publique ?
Intervenants :
– Eva Sas, Députée de l’Essonne
– Jean Pisani-Ferry, Commissaire Général, France Stratégie
– Jean-Luc Tavernier, Directeur Général, INSEE
– Philippe Donnay, Commissaire au Plan du Bureau fédéral du Plan belge
Animation par :
– Ivan Best, Journaliste, La Tribune
– Ugo Tanielian, Etudiant Mines ParisTech
INDICATEURS DE DÉVELOPPEMENT DURABLE MESURÉS PAR L’INSEE
LES DÉFIS |
LES INDICATEURS |
1. Consommation et production durable |
– Productivité matières (€/kg) |
2. Société de la connaissance |
– Sorties précoces du système scolaire (en %) – Dépenses intérieures de recherche et développement (poids en % du PIB) |
3. Gouvernance |
– Participation des femmes aux instances de gouvernance (% femmes cadre dans le privé) |
4. Changement climatique et énergies |
– Émissions de gaz à effet de serre (en tonnes équivalent CO2, indice base 100 en 1990) – Empreinte carbone de la demande finale nationale (en tonne par personne) – Énergies renouvelables (part en % dans la consommation primaire d’énergie) |
5. Transports et mobilité durables |
– Consommation totale d’énergie dans les transports en tonnes équivalents pétrole rapportée au PIB (indice 100 en 1990) |
6. Conservation et gestion durable de la biodiversité et des ressources naturelles |
– Indice d’abondance des populations d’oiseaux communs – Artificialisation des sols (en % du territoire national) |
7. Santé publique, prévention, gestion des risques |
– Indice d’espérance de vie en bonne santé (en année) |
8. Démographie, immigration, inclusion sociale |
– Pauvreté monétaire (%) – Taux d’emploi des séniors (%) – Part des jeunes de 16 à 25 ans hors emploi et hors formation (%) avec une distinction homme / femme |
9. Défis internationaux en matière de développement durable et de pauvreté dans le monde |
– Aide publique au développement (en % du revenu national brut) |