Alors que l’activité économique mondiale se développe en Europe et en Amérique du Nord, mais aussi dans les pays en développement en Asie, Afrique et Amérique latine, la gestion des entreprises mondiales est devenue de plus en plus complexe. Détenir une Information fiable sur la performance globale constitue un enjeu essentiel pour les entreprises multinationales à l’heure où les différences linguistiques, organisationnelles ou culturelles entre les pays brouillent facilement les pistes. Tout moyen de dégager une vision d’ensemble doit être pris en considération.
La plupart des grandes entreprises, par exemple, comptent sur l’Enterprise Resource Planning (ERP) pour collecter, stocker et interpréter l’information essentielle à leur performance afin que les décisions puissent être mieux pilotées. Au sein des entreprises mondiales, des systèmes comme ceux-ci servent d’indicateurs clés de performance par rapport aux procédures de fabrication, de commercialisation, d’inventaire et de paiement disponibles au siège social, en temps réel. Pour être efficaces, toutes les administrations des entreprises multinationales doivent suivre des procédures proches, manipuler des données communes, etc… Mais tout ceci est bien plus facile à dire qu’à faire.
Ce récit se concentre sur les expériences d’une grande multinationale française. Avec l’installation d’une filiale en Chine cette grande entreprise a dû faire face à de grandes difficultés linguistiques et culturelles, entre le siège social et le site local en Chine.
L’entreprise avait besoin d’une vue d’ensemble de ses activités, en particulier sur les aspects financiers. La mise en œuvre du système ERP, décrit plus haut, était source de nombreux problèmes. Le siège comprit alors que si le système n’était pas en mesure de rendre compte des données chinoises, il faudrait alors l’abandonner à échelle mondiale. Ainsi, même si le déploiement de l’ERP a été réussi en Europe, et dans les filiales américaine et africaine, l’échec hypothétique de l’installation dans la filiale chinoise risquait de mettre en péril l’ensemble du projet.
Le Professeur Julien Malaurent, Professeur Assistant au Département Systèmes d’Information, Sciences de la Décision et Statistiques à l’ESSEC Business School, a été consulté par l’entreprise afin d’examiner ces défauts de procédures. Il fallut finalement cinq années de travail avec les gestionnaires locaux pour identifier et résoudre les Difficultés de déploiement.
Dans un monde idéal, les filiales situées sur d’autre territoires géographiques doivent utiliser le même système de données, des reporting, et avoir accès aux mêmes données à travers un système d’information unique, quelles que soient les spécificités locales de chaque site, aussi distants soient-ils les uns des autres. Dans le monde réel, cependant, cette vision connait des limites, et connait des contournements apparemment inoffensifs.
Les « contournements » sont des « adaptations » qui permettent aux utilisateurs de surmonter les contraintes, mais empêchant également le système d’être pleinement. En d’autres termes, plutôt que de se plier à un système rigide imposé, les utilisateurs ont pu (officieusement) réinterpréter les données du système qui ne cadraient pas avec leurs besoins locaux.
Pour identifier les points de blocage du déploiement du projet ERP, il fallut d’abord se pencher sur le facteur humain, c’est-à-dire les utilisateurs du système ERP.
De toute évidence, l’utilisation de la langue anglaise dans le programme posait de nombreux problèmes, et a entrainé des difficultés de communication entre le siège français et la filiale chinoise. Ceci ne fit que révéler le manque d’expérience internationale des deux parties. Et de fait, aucun des consultants français n’avait travaillé avec les chinois auparavant et peu de consultants chinois avaient un niveau suffisant en anglais.
L’autre difficulté était le manque de participation des employés, locaux qui ne se sentaient pas impliqués dans le projet. Dès lors, il fut généralement considéré en Chine que la Direction générale française était préoccupée par ce projet. Plus généralement, des différences culturelles liées au sens de la hiérarchie, et aux pratiques de communication ont eu un impact conséquent, les employés chinois supportant mal de se voir critiqués par les européens devant leurs inférieurs hiérarchiques.
De plus, les législations des deux pays ne concordent pas toujours. Le déploiement du système fut perçu comme désordonné, un brin naïf et irrespectueux envers les valeurs chinoises, voyant la un nouvel échec d’un pays occidental tentant de mettre en place un un système d’informations en Chine.
Au cours de notre étude, nous avons constaté que les employés chinois ont utilisé dans l’ensemble trois types de solutions : l’ajustement de données, l’ajustement de procédure et les ajustements parallèles.
L’ajustement des données se produit lorsque les utilisateurs entrent les données dans le système qui ne reflètent pas le système de codage mais sont considérées comme importantes pour l’utilisation locale. Pour donner un exemple, le système imposé par le siège exigeait que les paiements suivent 30, 50 ou 90 jours après la livraison, alors que la norme pour les entreprises en Chine est le paiement semestriel, à une date fixée à l’avance, de toutes les factures sur une période. Les utilisateurs du système ont pensé qu’en ne répondant pas aux normes chinoises ils perdraient beaucoup de clients, ils développèrent donc un code de paiement alternatif et l’entrèrent dans un champ informatique pas prévu pour cet usage, « trompant » ainsi le système.
Une autre solution de contournement concernait la procédure. Par exemple, les chinois accordent une grande importance aux relations qu’ils partagent avec leurs clients, qui peuvent parfois être considérées comme de l’ amitié. Ils utilisent dans leurs relations avec la clientèle les « Guanxi », c’est-à-dire des cadeaux et des invitations à sortir, ce que les Occidentaux confondent parfois avec de la corruption.
En prévention, le siège français de l’entreprise a imposé que les dépenses dépassant un certain seuil devaient systématiquement déclencher une procédure de contrôle de gestion. Alors, pour ne plus dépasser le seuil de dépenses imposé et dissiper ainsi le doute des Occidentaux, les salariés chinois ont demandé à des restaurants et lieux de fête des ristournes. En d’autres termes, le personnel a développé une solution de contournement en demandant aux restaurants changer leur mode de facturation afin qu’aucune addition ne dépasse les seuils.
Parfois, des systèmes parallèles sont développés par des équipes locales pour faire face à certaines incohérences – et dans notre cas à gérer les spécificités de la TVA chinoise. Les taxes locales en Chine changent fréquemment, et peuvent varier considérablement et se rapporter à une industrie en particulier. C’est pourquoi les autorités chinoises ont besoin d’informations détaillées (visant à réduire la fraude). Les calculs sont très complexes et différents de ce qui peut se faire en Europe où le système a été conçu.
Les utilisateurs chinois ont travaillé sur leur TVA en utilisant des feuilles de calcul en dehors du système ERP et en chargeant des données manuellement. Cela semblait être la seule solution viable à l’époque mais cela signifiait aussi qu’il n’y avait pas de contrôle des processus de calcul par le siège, puisqu’ils n’étaient pas intégrés à l’ERP.
En tout, 64 solutions de contournement ont été identifiées, dont 35 ajustements de données, 19 ajustements de procédure et 9 ajustements parallèles. Les solutions de contournement pénalisent le bon fonctionnement de l’ERP, à des degrés divers.
Certaines solutions ont finalement été considérées comme inoffensives : même si elles étaient non conformes aux procédures de l’entreprise, il était clair qu’elles ne portaient pas atteinte à la fiabilité des processus ou des données. La solution la plus simple était donc de laisser ces procédures en place.
D’autres ont été considérées comme un léger obstacle : elles ont affecté la précision des données, mais n’ont pas affecté la capacité de travail de l’entreprise. Prenons la solution de contournement des dépenses: le correctif mis en œuvre par l’équipe comprenait des contrôles supplémentaires, toutes les dépenses devant être justifiées et acceptées par la Direction. Cela s’est avéré être mutuellement acceptable, les Occidentaux étant assurés d’empêcher toute activité frauduleuse, et les chinois pouvant engager des dépenses pour inviter leurs clients.
Mais d’autres solutions de contournement se sont avérées critiques car elles bouleversaient l’organisation. Prenons l’exemple du système de taxation complexe de la Chine : il fallut reprendre le système. Les opérations comprenaient désormais une étape de validation et de téléchargement du nouveau fichier de feuilles de calcul dans le système ERP, ainsi que de fastidieux calculs.
En fin de compte, la réalisation de ce projet global cessa de présenter un véritable risque pour la cohésion de l’entreprise multinationale française quand le siège occidental changea d’état d’esprit, partant de l’idée que les critères de l’ERP étaient intouchables au principe que les besoins des filiales à l’étranger pouvaient exiger quelques aménagements du système. Pour résumer, la direction de l’entreprise modifia son approche sur cette question, tendant plus à « suggérer » qu’à « imposer » des normes. Devant l’importance de la qualité de la communication, l’entreprise devait évoluer et tisser davantage de liens entre ses filiales étrangères localisées aux quatre coins du monde.
Les solutions de contournement émergent tout naturellement. Plutôt que d’être considérées comme arbitraires et déviantes, ces solutions sont bien souvent de bonnes initiatives visant à répondre aux incohérences culturelles, linguistiques, financières, ou législatives. Les utilisateurs savent en général comment jouer et réinterpréter des normes ERP trop figées.
La mise en œuvre des systèmes mondiaux d’ERP en Chine par des organisations multinationales fut un échec patent au départ, vite corrigé par les usagers chinois. Ainsi, il ressort que les entreprises mondiales peuvent et doivent motiver le changement des normes imposées, à long terme.
La communication est le maître-mot ! L’attitude « à prendre ou à laisser » du siège dans le déploiement de son système ERP dans les filiales chinoises conduit les utilisateurs à ne pas prendre et à laisser. Les consultants venant du siège ne sont pas restés in situ suffisamment longtemps pour comprendre tous les problèmes. Le fait de ne pas parler un anglais efficace pénalisa les Chinois comme les Occidentaux. Ce ne fut que la nomination « d’utilisateurs clés » qui a fait la différence : ces utilisateurs spécifiques discutent des moyens possibles pour travailler autour des limites du modèle dans l’environnement chinois. Les groupes de discussion, l’utilisation du courriel et l’édition d’un bulletin d’information ont aussi aidé.
Mais ces solutions de contournement et leurs répercussions sont longtemps passées inaperçues pour la Direction du siège en France, toujours à cause d’une mauvaise communication. Ce n’est qu’à partir du moment où leur impact négatif devint évident, que le siège réagit. Pour corriger le tir, il fallait mettre rapidement en place de bonnes mesures de communication, ce qui fut fait par l’équipe chargée de résoudre la question des solutions de contournement. A cette époque, il y avait une volonté commune, dans les deux environnements (occidental et chinois) de résoudre ces difficultés. L’équipe s’est assurée que les utilisateurs s’impliquaient autant, favorisant le contact et créant un véritable esprit d’équipe. Les occidentaux avaient, de toute manière, tout à gagner de l’investissement des chinois dans ce projet : il fallait bénéficier du regard critique des locaux sur les contournements qu’eux-mêmes avaient mis en place.
Julien Malaurent et David Avison
Extrait du travail de recherche “Reconciling global and local needs : a canonical action research project to deal with workarounds”, publié dans Information Systems Journal, mai 2015 – Extrait du Magazine Hors Série ESSEC Knowledge
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