L’Article 1 du Décret du 1er septembre 2020 instituant un haut-commissaire au plan parle clairement d’une : « réflexion prospective » et notamment « au regard des enjeux […] culturels ». Mais son premier défi à relever ne serait-il pas celui d’une réhabilitation de l’utopie ?
Sans forcément adhérer sans réserve au positivisme et à la religion naturelle d’Auguste Comte, son célèbre mot d’ordre : « Savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir » devrait être la devise du nouveau Commissariat au Plan.
Le plus difficile sera certainement pour les hauts fonctionnaires et les experts sollicités de traverser les miroirs économiques et écologiques et de dépasser les cadres étroits d’une pensée dystopique, si savamment et continûment instillée par l’influence du soft power américain au reste du monde.
Même à un tel niveau de gouvernance l’image mentale subliminale d’un horizon post-apocalyptique peut, par sa simple rémanence, conditionner les axes de recherche qui seront privilégiés. Une peur atavique gîte aux tréfonds de notre psychisme et de nos entrailles. Il est facile d’en jouer et il est facile d’en être le jouet. C’est probablement elle qui nous rend si conciliant à la servitude volontaire, aux comportements addictifs et à la reproduction des mêmes modèles, les mêmes causes produisant les mêmes effets.
Pour rompre cet enchantement néfaste, il nous faudrait, je pense, donner un coup d’accélérateur à la sortie du tournant linguistique (linguistic turn) amorcé au siècle précédent et commencer par développer une analyse rigoureuse du langage qui sera intellectuellement manipulé au sein de ce cénacle. Cela implique un travail approfondi de redéfinition des mots-clés censés ouvrir les portes d’une réflexion prospective. Pour ce qui serait, par exemple, « des enjeux culturels » (entendre probablement : des industries culturelles de divertissement), définir le livre comme : un ensemble de pages imprimées reliées entre elles, ou bien comme : un moyen de locomotion dans des mondes fictionnels, nous projette vers des futurs différents.
Au fond, il s’agirait donc simplement de prendre enfin sérieusement en considération la sentence de Ludwig Wittgenstein : « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde. »
De l’Anthropocène au Bibliocène
Vigilant aux sens des mots, non plus sur l’unique axe de la communication, mais sur celui de leur performativité et des effets de réel du langage sur nos mouvements de pensée, un groupe qui travaillerait porté par cette ambition de faire son possible pour déjouer les jeux du langage aurait probablement plus de chances de mettre à jour les plans d’un à-venir prometteur.
Car s’interroger sur la liberté d’esprit du Commissariat au Plan c’est en effet se questionner sur ses réelles aptitudes et capacités à nous guider vers un futur collectivement souhaitable.
Le proche avenir peut être une illusion d’optique. Pour se projeter efficacement à moyen terme dans le futur, il faut commencer par remonter loin dans le passé. Il faut prendre notre élan dans l’immémorial. Après l’acquisition du langage articulé, l’invention des écritures et des alphabets, celles de l’interface du livre (codex) puis de l’imprimerie, la parole humaine traverse une nouvelle mue avec des technologies qui entremêlent de plus en plus le numérique et le biologique, le fictionnel et le réel.
Ce courant qui traverse notre époque nous oblige à passer du storytelling à une ingénierie de la narration, et à sortir des discours culpabilisant et paralysant de l’anthropocène et de la collapsologie pour nous retrouver face au monde comme devant un livre grand ouvert à lire et à écrire : un nouveau monde tel celui de l’époque des Grandes Découvertes.
A la conjonction du monde extérieur insaisissable dans sa grande complexité et de la pluralité de nos mondes intérieurs, fictionnalisation volontaire et fictionnalité naturelle se conjuguent sans cesse pour donner forme pour chacune et chacun de nous à la perception et à la narration d’un monde singulier, un monde toujours singulièrement subjectif.
C’est dans ce kaléidoscope que nous vivons aujourd’hui comme hier, et que nous vivrons demain. Et sans une lecture des biais cognitifs et culturels qui influencent nos visions du futur, sans une mise en perspective mythanalytique, c’est-à-dire sans le souci de discerner au cœur de notre quotidien le plus banal la réactualisation permanente des plus vieux mythes de l’humanité, le risque est grand pour ce nouveau Commissariat au Plan de seulement s’épuiser à suivre le sillon tracé du long et lent labour de ses prédécesseurs.
La réflexion prospective doit aujourd’hui redécouvrir la puissance démiurgique des utopies. Elle doit conjuguer liberté de penser, agilité de l’esprit critique et acuité face aux récits qui s’écrivent souvent malgré nous. La prospective ne doit plus ni avoir peur ni faire peur.
Lorenzo Soccavo, Chercheur en Prospective et Mythanalyse de la lecture
Photo d’en-tête : Image d’un slogan de Mai 68