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L’Akademik Lomonosov
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Ce Tchernobyl flottant fait route vers l’Arctique

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L’Akademik Lomonosov n’est pas un navire comme les autres. C’est une centrale nucléaire flottante, imaginée par les Russes pour alimenter en énergie les zones les plus au Nord de la planète.  Actuellement amarré au port de Mourmansk, ce navire abritant deux réacteurs nucléaires de 35 MW chacun va entamer une traversée de 5000 km à travers l’Arctique. Un voyage à haut risque environnemental, dans une des zones les plus fragiles du monde ; mais en arrière-plan, se dessinent les appétits féroces de ceux qui veulent conquérir et coloniser les nouveaux espaces laissés par la fonte des glaces et le réchauffement climatique.
 
Sa construction a commencé il y a dix ans. Aujourd’hui, l’Akademik Lomonosov est paré pour le grand voyage. Ce bâtiment ressemble à un immense navire de 144 mètres de long mais ce n’en est pas un. C’est une barge flottante démesurée, dans les entrailles de laquelle sont nichés deux réacteurs nucléaires KLT-40S capables de fournir 70 MW, soit suffisamment d’électricité pour une ville de 100 000 habitants. L’uranium enrichi nécessaire pour faire tourner les réacteurs a déjà été chargé lors du séjour du navire à Moumansk à l’extrême Nord-Ouest de la Russie, à quelques encâblures seulement de la Norvège. Tout est donc prêt pour se lancer dans une aventure maritime folle de 5000 km dans les eaux de l’Arctique pour rejoindre le port de Pewek, à l’extrême Est de la Russie. L’équipage fort de 69 hommes est sur son trente-et-un. Les trompettes et les fanfares ne manqueront pas lors de l’appareillage de ce monstre mais les inquiétudes aussi. L’excellente série à succès Chernobyl nourrit le spectre de l’accident et fait entendre les propos rassurants des officiels russes d’une oreille irrésistiblement suspicieuse.
 

Titanic nucléaire

Quand les ingénieurs du géant nucléaire russe Rosatom affirment ainsi que « le confinement à double niveau des réacteurs est parfaitement étanche », on ne peut manquer d’imaginer cette barge gigantesque, pesant ses 21 500 tonnes, bourrée d’uranium enrichi, tractée par des petits remorqueurs au milieu des vagues, des glaces et des icebergs du grand Nord.  Pour nous rassurer encore, les ingénieurs russes déclarent haut et fort que ce navire est « insubmersible ». La dernière fois qu’on a entendu ce qualificatif à propos d’un bateau, on sait ce qui s’est passé.
Les organisations écologiques alertent avec véhémence sur les risques d’une telle entreprise. C’est le cas de Greenpeace qui va escorter le navire dans son voyage périlleux : « Avec son fond plat et son absence de système de propulsion, c’est comme si on jetait une centrale nucléaire sur une palette en bois pour dériver dans les eaux les plus difficiles du monde. »
 
 
Il est vrai que l’immense zone sur laquelle l’Akademik Lomonosov va naviguer n’a rien d’un grand lac tranquille. C’est un des océans les plus dangereux du monde. Les navires doivent se faufiler entre des blocs immenses de glace, et même avec le réchauffement spectaculaire de la région, les risques de collision et d’enferment dans les eaux gelées existent. De plus, des chercheurs ont montré récemment que le réchauffement climatique, en déversant des millions de tonnes de glaces fondues dans l’océan, a multiplié la hauteur et la force des vagues. Contrairement à ce qui se passait il y a encore quelques années, l’Arctique connaît des zones d’eau libres si étendues que les vagues, les ondes de tempête et les vagues submersion se sont multipliées rendant la navigation extrêmement difficile. Les déferlantes sont de plus en plus fréquentes et une houle pouvant atteindre plus de 9 mètres n’est plus un événement occasionnel.
 
C’est dans ce paysage rugueux que le navire russe va naviguer. Contrairement à une centrale nucléaire construite sur la terre ferme, les réacteurs de l’Akademik Lomonosov ne possèdent pas d’enceintes de confinement. Malgré ce que peut prétendre Rosatom,  l’agence d’État russe pour l’énergie nucléaire, les risques pour l’environnement sont majeurs. D’autant que, selon Greenpeace, aucune évaluation indépendante des risques n’a été opérée. Les Russes ont travaillé dans leur coin et affirment — il faut les croire — que leur bateau-centrale nucléaire est parfaitement sûr. La centrale flottante est conçue pour résister aux tsunamis et aux autres catastrophes naturelles affirme Rosatom : « Tous les processus nucléaires à bord sont conformes aux normes de sécurité de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique et ne présentent aucune menace pour l’environnement », déclare la firme dans un communiqué. C’est pourtant à cette même agence que revient le triste palmarès du nombre d’accidents nucléaires avec Tchernobyl ou le naufrage du sous-marin Koursk. Selon le militant écologiste russe Alexander Nikitin de la fondation Bellona, les fonds marins de la baie de Chazhma, près de Vladivostok, dans le Pacifique, sont toujours contaminés après un accident survenu lors du ravitaillement d’un sous-marin nucléaire, en 1985.
 

L’ONG Greenpeace s’inquiète de la conception même du bateau. Son fond plat le rend particulièrement vulnérable aux événements tempétueux en mer. Une grande vague pourrait le projeter sur les côtes et le fracasser. De plus, le navire ne peut se mouvoir seul. Il a besoin de remorqueurs. Or, en cas de danger comme la menace d’un iceberg par exemple, le bateau ne pourra se dégager par ses propres moyens. C’est une masse de plomb inerte, offerte aux caprices de l’océan. La moindre collision pourrait endommager ses fonctions vitales, entrainer une perte de puissance et endommager ses fonctions de refroidissement des réacteurs nucléaires. On connaît les conséquences : rejet de substances radioactives dans l’environnement, voire explosion comme à Tchernobyl ou Fukushima. En effet, en cas d’effondrement accidentel, le noyau nucléaire des réacteurs sera refroidi par l’eau de mer ; mais lorsque les barres de combustible entreront en contact avec l’eau de mer cela entraînera d’abord une explosion, puis des explosions potentielles d’hydrogène provoquant la propagation d’une grande quantité d’isotopes radioactifs dans l’atmosphère.
La question des déchets se pose aussi. Les réacteurs de cette centrale flottante devront faire l’objet d’un ravitaillement en combustible tous les deux ou trois ans. Les déchets radioactifs seront donc stockés à bord pendant une longue période, flottant sur l’océan. Un Arctique radioactif n’est pas franchement un avenir radieux dont tout le monde rêve.
 
Les craintes d’une contamination nucléaire se confirment déjà. Des chercheurs norvégiens viennent de révéler avoir détecté du Cobalt-60 radioactif à Svanhovd et Viksjøfjell, des stations situées tout près de la péninsule de Kola qui ouvre l’entrée du port de Mourmansk. Or c’est là que l’Akademik Lomonosov est amarré et a procédé au chargement de ses réacteurs nucléaires. Le cobalt-60 est un isotope radioactif de faible durée de vie qui est produit notamment par des réacteurs nucléaires. Les taux de concentration enregistrés par les norvégiens sont faibles (0,5 microbecquerel par mètre cube d’air) et ne présentent pas de risques pour la santé humaine. Pour l’instant.
 
Inquiétude nourrie par l’opacité des procédures atomiques russes dans cette affaire. Le projet a été mené de bout en bout sans la moindre intervention d’experts indépendants mais sous le seul contrôle d’organismes étatiques russes. Comme d’habitude, pourrait-on dire, car ce fut le cas pour tous les projets nucléaires russes, dont Tchernobyl avant et après la catastrophe.
 

Les routes du Nord en ligne de mire

Malgré tous ces risques, la centrale nucléaire russe va appareiller dans quelques jours. Sa destination finale est le port de Pewek situé à l’extrémité la plus orientale de la Sibérie. Cette commune isolée du bout du monde compte 5 000 habitants. La centrale nucléaire flottante est destinée à l’approvisionner dès fin 2019 en électricité. Mais elle est dimensionnée pour fournir de l’énergie à plus de 100 000 habitants. Cherchez l’erreur. Il n’y en a pas car la Russie suit un plan parfaitement logique. Elle prévoit le moment où le réchauffement climatique aura fait disparaître la glace des ports sibériens, dynamisant ainsi l’extraction de pétrole et l’économie de l’Arctique. Une situation absurde où une centrale nucléaire est conçue pour fournir de l’électricité aux industries du pétrole, du gaz, du charbon et des industries fossiles du Nord. Une absurdité qui répond à un enjeu géostratégique de taille, celui de la ruée vers les routes du Nord.
 
Pewek
 
Car Pewek occupe une place de choix dans le légendaire « passage du Nord-Est », qui relie l’océan Atlantique à l’océan Pacifique. Ce petit village sibérien est appelé à devenir un immense centre industriel sur une route qui deviendra l’une des plus fréquentées du monde. Pour cela, Moscou multiplie les chantiers d’infrastructures titanesques ; le président Poutine y a investi un budget de 735 milliards de roubles soit plus de dix milliards d’euros sur dix ans. Pour assurer le développement industriel de cette route du Nord, un opérateur est à la manœuvre : Rosatom, encore lui. L’Akademik Lomonosov n’est qu’un de ses projets. Il a aussi lancé la construction, d’ici à 2035, de 13 brise-glace géants dont neuf à propulsion nucléaire. Le dernier, l’Ural, lancé en mai dernier, est un monstre capable de briser jusqu’à trois mètres d’épaisseur de glace. Objectif : assurer la navigabilité du corridor stratégique pendant toute l’année.
 

La « bénédiction » du réchauffement climatique

Les projets industriels de la Russie sont encouragés par le réchauffement climatique. En quelques décennies, la calotte glaciaire de l’Arctique a perdu près de la moitié de sa surface. Et ce n’est pas terminé. Les scientifiques qui observent la fonte de la banquise s’alarment ; selon les calculs des spécialistes du National Snow and Ice Data Center des États-Unis situé à Boulder, au Colorado, la couverture des glaces de mer de l’Arctique a diminué de 13,2 % par décennie en septembre de chaque année. Depuis le début des enregistrements par satellite en 1979, les douze niveaux les plus bas ont tous été enregistrés au cours des douze dernières années. Le record le plus bas a été atteint en 2012, avec 3,39 millions de kilomètres carrés.
 
Ces effets du réchauffement climatique sont une bénédiction pour Vladimir Poutine qui fonde de grands espoirs dans l’ouverture de cette route qui va transformer la géographie de la mondialisation. Déjà, des centaines de navires de tout acabit se pressent aux portes de ce corridor. Il suffit de se rendre sur le site marinetraffic.com pour observer, en quelques clics et en temps réel, une foule de pétroliers, de cargos, de navires de recherche, de bateaux de pêche. On trouve même quelques paquebots de croisière qui sillonnent dans ces eaux.
 
La Russie n’est pas la seule à voir dans cette ouverture une aubaine pour donner un nouvel élan aux terres jadis inhospitalières mais extraordinairement riches en ressources du Nord de la Russie. La Chine aussi y voit le moyen de prolonger sa fameuse « route de la soie » et inonder le monde occidental d’encore plus de produits et de matières premières. En passant par le Nord, les marchandises chinoises économisent 40 % de trajet par rapport à celui empruntant le canal de Suez. L’Arctique est en train de devenir la voie royale des porte-conteneurs et des pétroliers qui constituent le flux vital de l’économie mondiale.

LIRE DANS UP : Les routes de l’Arctique s’ouvrent et c’est la géographie de la mondialisation qui change

Il n’y a pas si longtemps encore, la région intéressait surtout les explorateurs, les scientifiques et les populations locales de pêcheurs. Aujourd’hui, elle est considérée comme un champ pétrolifère et une voie navigable. La Russie, le Danemark, le Canada, la Norvège et les États-Unis font d’ores et déjà valoir leurs droits – et d’autres pays, comme la Chine, se bousculent pour pêcher, forer et traverser. La région qui devrait être un « bien commun », est en train de devenir une zone explosive de tensions internationales. Le Washington Post cite le témoignage devant le Sénat américain, de l’ancien chef du Commandement de la marine américaine dans le Pacifique, l’amiral Harry Harris, actuellement ambassadeur des États-Unis en Corée du Sud. Il a déclaré : « Il convient de noter en particulier les efforts déployés par la Russie pour renforcer sa présence et son influence dans le Grand Nord. La Russie a plus de bases au nord du cercle arctique que tous les autres pays réunis, et elle construit davantage avec des capacités nettement militaires. »
 
Baleine boréale en Arctique
 
 
Cette ruée des grandes puissances avec leurs armadas de pétroliers inquiète les associations de protection de l’environnement, qui craignent des accidents industriels et une pollution non maîtrisée menaçant un écosystème jusqu’ici relativement préservé. Avec des routes maritimes arctiques de plus en plus utilisées par la navigation marchande, un océan Arctique libre de glace pourrait tester la résistance et la capacité d’adaptation des mammifères marins. Les narvals, les morses, les baleines boréales et les bélugas sont à un niveau de risque élevé face au trafic maritime. Des scientifiques comme Donna Hauser font remarquer dans une étude récente que les cétacés qui habitent l’Arctique sont des animaux migrateurs qui suivent des routes établies depuis des générations. Ils sont également fidèles à certains sites d’alimentation se trouvant dans des eaux très productives. Le passage du Nord-Ouest et la route maritime du Nord se juxtaposent à ces endroits prisés pour se nourrir et aux routes migratoires empruntées à l’automne. De plus, certaines zones géographiques forment un goulot et amènent les navires et les mammifères marins à se partager un territoire très restreint. La baie de Baffin, le détroit de Béring et le détroit de Lancaster sont des zones où le passage du Nord-Ouest empiète directement sur l’aire de répartition des populations de mammifères marins.

 

Dissémination

Le remorquage de l’Akademik Lomonosov n’est donc qu’une partie d’un projet beaucoup plus vaste. Il s’insère dans une stratégie longuement mûrie de conquête opportuniste de territoires libérés par la nature. Des territoires où l’on pourra forer, extraire, polluer, consommer, piétiner, sans limites. Un sanctuaire naturel en train de devenir un cauchemar industriel. Aucune leçon ne semble tirée des dégâts causés par la voracité industrielle des hommes. La planète et surtout l’espèce humaine sont menacées mais l’on continue de plus belle, business as usual. Avec toujours cette obsession des industries fossiles et ce mépris des solutions alternatives. Car l’Arctique aurait pu être le paysage idéal de toutes sortes d’expérimentations d’énergies renouvelables maritimes comme éolienne. Mais le choix de salir a été fait.
 
L’Akademic Lomonosov n’est que le début de ce qui est appelé à se généraliser dans le monde. Les Russes veulent faire de ce bateau le prototype d’une longue série ; une sorte de vitrine flottante pour porter son industrie nucléaire dans des zones du monde où il est coûteux de s’installer. Une industrie nucléaire mobile capable de disperser des réacteurs nucléaires de petite taille dans toutes les régions du globe. La Russie n’est pas la seule à forger ce rêve : d’autres projets du même type sont à l’étude en Chine ou aux États-Unis. Des réacteurs plus petits, partout, qui vont démultiplier les risques, et les rendre de plus en plus incontrôlables.
 
 

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