Jubilation. C’est le mot qu’il faut employer pour décrire les réactions des commentateurs sur les chaines de télévision russes. Ils jubilent en rapportant les coups de téléphone entre leur Maître, Poutine et le nouveau boss américain, Trump. D’égal à égal, le tyran de Moscou et l’apprenti tyran de Washington refont le monde. Les Russes jubilent de voir l’Ukraine lâchée en rase campagne par l’Amérique, menacée de coupure des vivres essentielles à la guerre : les armes et le renseignement. Ils jubilent de voir leur Empire réintroduit, avec tous les égards, sur la scène géopolitique mondiale. Le scénario rêvé par le Kremlin est en train de s’écrire, dans le dos des principaux intéressés, l’Ukraine et les Européens.
Devant ce renversement du monde, chacun cherche un sens. Existerait-il un pacte caché entre Trump et Poutine ? Le locataire du Bureau ovale serait-il compromis par les agences russes, comme au temps jadis de la Guerre froide ? Trump a-t-il un plan, si intelligent qu’il dépasserait nos capacités d’entendement ? Quelle est la cohérence de ce spectacle, si cohérence il y a dans le chaos dont sommes témoins ?
Ou peut-être n’y a-t-il pas de choses bien compliquées à comprendre : Trump aime l’argent et le business ; il est copain-copain avec la Russie parce qu’il flaire qu’il y a de bonnes affaires à faire. Il est aussi rancunier et tenace dans les rancœurs : il lâche l’Ukraine et renvoie le président Zelensky comme un domestique de son bureau parce qu’il aurait soutiré des « centaines de milliards de dollars » à cet imbécile cacochyme de Biden, qu’il vomit. Ces rancœurs mesquines et l’appât du dollar, à l’ère de Trump, sont suffisamment ancrés pour former la politique étrangère américaine, sans qu’il soit nécessaire de rechercher des ressorts cachés.
Partition
Quand les délégations américaine et russe se sont rencontrées il y a quelques jours en Arabie saoudite pour amorcer les discussions sur le sort de l’Ukraine, le grand absent était l’Ukraine. En revanche, était là un personnage très proche de Poutine, Kirill Dmitriev, ancien de l’université de Stanford, de McKinsey et de Goldman Sachs, aujourd’hui à la tête du fonds d’investissement public russe. Aussitôt la réunion terminée, ce dignitaire a été officiellement nommé « représentant spécial de Poutine pour les investissements et le partenariat économique avec les pays étrangers », avec un mandat couvrant les accords avec les États-Unis. Ce mardi 18 mars, qui est intervenu en premier pour rendre compte du fameux coup de fil entre Trump et Poutine ? Le même Dmitriev. Il déclarait à Reuters, alors que la conversation venait de se terminer : « la Russie voit un fort potentiel dans une collaboration avec les États-Unis. »
Dans les discussions entre les deux puissances, le mot clé, qui prend forme de modèle, est celui de partage. Trump et Poutine se sont mis d’accord pour « un partage des avoirs » et plus généralement pour une partition. Washington obtiendrait l’accès aux ressources — notamment minérales, mais aussi énergétiques — de l’Ukraine et Moscou obtiendrait une grosse part du territoire ukrainien. Mais surtout, les deux États « normaliseraient » leurs relations et renouvelleraient leurs liens commerciaux, en bonne entente, entre oligarques.
Un tel accord reviendrait à entériner la trahison cynique de l’Amérique envers l’Ukraine et à acter le renoncement à l’Alliance transatlantique. Un accord en forme de récompense pour l’agression territoriale d’un dictateur, qui ne manquera de donner des idées à d’autres tyrans sur la planète. Un accord en forme de renversement de l’équilibre du monde dans lequel les ennemis d’hier deviennent les copains d’aujourd’hui, et les alliés historiques sont lâchés avec désinvolture et mépris.
La Chine et Dieu
Certains observateurs, y compris au sein du vieux Parti républicain américain, veulent voir dans cette révolution une stratégie hautement calculée pour isoler et contenir la Chine, déclarée ennemie public numéro un de l’Amérique. Pourtant, paradoxalement, les manœuvres trumpiennes actuelles, au lieu d’isoler la Chine, lui ouvrent un boulevard. Le sabordage en règle qu’effectue le maître de la Maison blanche dans l’appareil juridique international et dans les relations commerciales mondiales sont une aubaine pour Pékin. Les Chinois attendent avec délectation de remplir le vide laissé par le repli sur soi de l’Amérique dans son protectionnisme narcissique.
Et Dieu dans cette histoire ? Il est omniprésent. La droite chrétienne évangélique américaine qui soutient mordicus Trump ouvre des yeux de Chimène devant l’Église orthodoxe russe et ses dogmes réactionnaires. La Russie de Poutine a depuis longtemps traduit ces dogmes en lois répressives autoritaires : « L’extrémisme LGBT » est proscrit, la « propagande anti-enfants » est pourchassée. Russes et Américains trouvent là des affinités extraordinaires. Les deux régimes sont en passe de devenir des alliés puissants dans la résistance à la « dégénérescence morale efféminée » sévissant soi-disant en Europe, qui menace les deux continents.
Facteur hostile
Dans ce front, l’Europe fait figure de facteur hostile. D’autant que les deux dirigeants, Poutine et Trump, partagent le même ressentiment venimeux à l’égard de cette chose étrange à leurs yeux qu’est l’Europe, cet ensemble de marchés nationaux disparates, unis par un soft power bizarre exercé à Bruxelles. Pour Poutine comme pour Trump, l’idée de mettre en commun la souveraineté de nations démocratiques pour un avantage économique mutuel est tout simplement incompréhensible.
Pour Trump, l’Union européenne est un cartel toxique et malveillant qui, par ses règles et ses normes, prive les agriculteurs, industriels et rois de la Tech américains de leur droit de vendre en toute liberté à ces millions de consommateurs. Pour Poutine, l’Europe est un ennemi expansionniste, qui, sous prétexte de défense des valeurs, a exclu la Russie de sa sphère d’influence historique.
Dans l’esprit de Trump et de Poutine, l’Europe ne devrait pas avoir voix au chapitre. C’est une entité de papier incapable d’assurer sa défense militaire, c’est un continent faible, qui peine à se mettre d’accord, encombré par ses obsessions démocratiques. Face au pouvoir doux de l’Europe, la réponse des tyrans est le pouvoir dur, avec une ambition commune : le démembrement et le partage du butin.
Dans cette logique, comment imaginer que l’Europe soit à la table des négociations et puisse avoir son mot à dire sur le sort de l’Ukraine ? Dans un message posté sur X, l’ancien président de la Fédération de Russie Dmitri Medvedev, porte-flingue officiel de Poutine, a résumé le sens de la conversation de mardi : « L’appel téléphonique entre les présidents Poutine et Trump a prouvé une idée bien connue : il n’y a que la Russie et l’Amérique dans la salle à manger. Au menu : des amuse-bouches légers – choux de Bruxelles, fish and chips britanniques et coq parisien. Le plat principal est une côtelette à la mode de Kiev. Bon appétit ! »
Pour Poutine comme pour Trump, l’Europe n’est pas un interlocuteur, c’est une proie.