Face aux secousses de la géopolitique mondiale et à l’imprévisibilité de Donald Trump, l’Europe peine à s’imposer comme un acteur stratégique de premier plan. Dans un article publié ce 10 mars 2025 dans UnHerd, Wolfgang Münchau, dirigeant du Think Tank EuroIntelligence, expose avec acuité les failles d’une diplomatie européenne rigide et réactive, incapable d’anticiper les manœuvres de Washington. En s’appuyant sur une métaphore issue du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, il illustre la dichotomie entre une Europe prisonnière de principes figés et un Trump maniant l’intuition et la rupture comme armes de négociation. L’Europe saura-t-elle sortir de sa torpeur stratégique avant d’être définitivement reléguée au rang de spectateur des bouleversements mondiaux ?
Münchau ouvre son analyse avec une métaphore inspirée de Zweig, illustrant la différence entre deux types de joueurs d’échecs : le technicien mémorisant les coups et l’intuitif qui joue sans préjugés. Pour l’auteur, l’Europe incarne le Dr B, prisonnier d’une pensée stratégique figée, incapable d’anticiper les coups adverses et de s’adapter aux dynamiques changeantes du jeu géopolitique. En se focalisant sur des principes et des règles préétablies, elle manque de souplesse et de réactivité face à des adversaires plus pragmatiques.
Trump, en revanche, se rapproche du joueur instinctif, adaptatif et imprévisible, qui tire avantage de la faiblesse psychologique de ses opposants et joue selon une logique de confrontation directe plutôt que de respecter des conventions dépassées. Cette opposition reflète une réalité politique où l’Europe, paralysée par son attachement à des modèles rigides et des valeurs morales, réagit aux événements plutôt que de les anticiper, ce qui la rend vulnérable aux stratégies offensives de figures comme Trump.
L’incapacité de l’Europe à définir une stratégie cohérente
L’auteur critique la posture européenne sur la guerre en Ukraine. Il pointe du doigt l’absence de questionnements stratégiques fondamentaux : « Nous, Européens, semblons avoir une incapacité institutionnelle à anticiper. Nous ne posons pas les questions importantes : de quelles capacités l’Ukraine a-t-elle besoin pour gagner la guerre ? Où sont les goulets d’étranglement et comment pouvons-nous les résoudre ? Quels sont les scénarios de fin de partie ? Quel serait un résultat acceptable de second choix ? Que signifie gagner ou perdre ? »
Certes, certains signes récents montrent une tentative de l’Europe de combler cette lacune. Le plan « Rearm Europe », adopté en réponse aux incertitudes causées par la politique étrangère de Trump, marque un tournant en matière de défense européenne. Ce programme vise à renforcer les capacités militaires des États membres, à relancer une industrie de défense commune et à garantir une autonomie stratégique face aux fluctuations du soutien américain. Néanmoins, malgré ces avancées, Münchau souligne que ces efforts restent réactifs et non proactifs : ils répondent à une menace pressante plutôt qu’à une vision stratégique de long terme.
Plutôt que de développer une véritable doctrine stratégique, l’Europe se contente encore trop souvent de postures morales et symboliques, à l’image de l’accueil enthousiaste de Zelensky au Conseil européen après son clash dans le Bureau ovale, qui ne s’est pas accompagné d’engagements suffisamment clairs et concrets sur la nature, l’ampleur et le calendrier du soutien militaire et économique à l’Ukraine.
Münchau poursuit son réquisitoire : « Au lieu de jouer un jeu stratégique, nous, Européens, avons des principes. Nous voulons que la Russie soit expulsée de toutes les terres occupées. Une partie de l’Europe aimerait voir un changement de régime. »
Mais les principes ne remplacent pas la nécessaire anticipation. Personne n’a de réponse intelligente à la question de savoir ce qui se passerait si Poutine, acculé, optait pour une escalade nucléaire. Après tout, c’était un scénario jugé crédible par la CIA en 2022. Il est presque certain qu’il ne commencerait pas par une frappe nucléaire totale. Mais que se passerait-il s’il faisait exploser une bombe nucléaire sous-marine dans la mer Baltique, près des côtes d’un État membre de l’OTAN ? La mer Baltique est très peu profonde. Une explosion nucléaire pourrait provoquer un tsunami. Les isotopes radioactifs libérés par une explosion nucléaire pourraient contaminer les régions côtières. Il y aurait des retombées radioactives dans l’air.
Ce n’est là qu’un des nombreux scénarios d’escalade dans la zone grise auxquels nous n’avons pas de réponse. Perdus, nos dirigeants se contentent de répéter le mantra selon lequel ils feront « tout ce qu’il faut » pour aider l’Ukraine à vaincre la Russie.
Trump, stratège instinctif face à une Europe réactive
Münchau souligne que Trump n’est pas un joueur conventionnel, mais un pragmatique qui n’hésite pas à transgresser les règles. Il n’a que faire des conventions diplomatiques et agit avec un but clair : déstabiliser ses adversaires pour mieux imposer ses conditions et son jeu. Son retrait du soutien militaire et du partage de renseignements avec l’Ukraine, ainsi que ses menaces sur l’article 5 de l’OTAN, démontrent une volonté de rebattre les cartes de l’ordre international. L’Europe, quant à elle, continue de réagir avec stupeur plutôt que de développer une contre-stratégie. Cette attitude n’est pas nouvelle : lors du retrait des troupes américaines d’Afghanistan, les Européens ont été pris de court, incapables d’organiser une réponse commune ou d’assurer leur propre évacuation. Cette absence de planification proactive s’observe aussi dans la crise énergétique provoquée par la dépendance au gaz russe : malgré des avertissements répétés depuis 2014, l’Europe n’a entrepris que tardivement une diversification de ses sources d’approvisionnement. Attentisme et à improvisation face aux défis géopolitiques sont encore des tendances de fond en Europe.
Dans le domaine économique, le protectionnisme trumpien constitue une autre mise en échec du jeu européen. L’imposition de droits de douane sur les produits européens pourrait provoquer une guerre commerciale dont l’Europe, en tant que bloc économique excédentaire, serait la principale victime. Les exportations européennes, notamment celles de l’automobile allemande et des produits agroalimentaires français et italiens, sont fortement dépendantes du marché américain, ce qui les rend particulièrement vulnérables aux représailles protectionnistes des États-Unis.
Münchau insiste sur l’illusion du « donnant-donnant » dans ce type de confrontation : face à un adversaire prêt à intensifier les hostilités, la réponse symétrique est une stratégie perdante, car elle enferme l’Europe dans un cycle d’escalade qu’elle ne peut pas gagner. Lorsque Trump avait imposé des tarifs sur l’acier et l’aluminium en 2018, l’UE avait riposté en imposant des taxes sur certains produits américains emblématiques, comme les motos Harley-Davidson ou le bourbon du Kentucky. Cependant, cette riposte s’était révélée inefficace face à la résilience du marché américain et n’avait pas permis d’inverser la dynamique commerciale défavorable à l’Europe.
De plus, cette stratégie ignore l’asymétrie des rapports de force : Trump, en imposant des tarifs douaniers, ne craint pas une riposte européenne, car les États-Unis restent une économie plus autonome et résiliente. En revanche, l’Europe, dont l’économie repose largement sur les exportations, risque de subir des pertes considérables sans pouvoir compter sur un marché intérieur aussi puissant que celui des États-Unis. Par conséquent, plutôt que de répondre par des mesures similaires, une approche plus stratégique consisterait à diversifier les marchés d’exportation et à renforcer l’intégration économique intra-européenne afin de réduire la dépendance aux fluctuations de la politique commerciale américaine. L’Europe se cantonne à une posture défensive, réactive, et peine à adopter une vision tactique qui lui permettrait de transformer les contraintes en opportunités stratégiques.
Une Europe qui a oublié l’art de la stratégie
L’auteur rappelle que l’Europe a pourtant été le berceau de la pensée stratégique, citant Machiavel, Metternich, Talleyrand et Clausewitz, dont les doctrines et pratiques ont façonné l’histoire diplomatique et militaire du continent. Machiavel a posé les bases de la réalpolitik, Metternich a orchestré l’équilibre des puissances en Europe après les guerres napoléoniennes, Talleyrand a excellé dans l’art de la négociation et Clausewitz a élaboré une théorie de la guerre encore étudiée aujourd’hui. Pourtant, cette riche tradition semble avoir disparu des cercles politiques contemporains, s’être érodée, remplacée par une approche politique où la gestion des relations l’emporte sur la définition d’intérêts stratégiques clairs. L’UE est devenue un projet centré sur les « relations » plutôt que sur les intérêts stratégiques. Plutôt que de formuler des objectifs clairs et des moyens d’y parvenir, l’Europe s’attarde sur des formules diplomatiques creuses et des gestes symboliques.
« Les Européens continuent d’exprimer leur choc et leur consternation à chaque mouvement de Trump » écrit Münchau. Mais si l’on considère la situation d’un point de vue purement stratégique, ses actions ne devraient guère surprendre. Il sait certainement ce qu’il veut qu’il se passe ensuite.
Et il a encore beaucoup de marge de manœuvre pour intensifier cette confrontation. Il pourrait retirer le soutien des services de renseignement à l’OTAN. Il pourrait retirer les troupes américaines d’Europe de l’Est. Il pourrait se retirer de l’engagement envers la clause de défense collective de l’article 5 de l’OTAN, au motif que les États-Unis ont averti les Européens de ne pas s’engager dans une guerre par procuration contre la Russie. Il pourrait également commencer à retirer des troupes d’Europe occidentale. Il pourrait mettre en garde les citoyens américains contre les voyages en Europe et sonner l’alarme pour les investisseurs. Un dirigeant européen a-t-il réfléchi à la manière de répondre à l’une de ces éventuelles mesures d’escalade ?
Le constat dressé par Münchau est alarmant : face à un Donald Trump stratège et opportuniste, l’Europe est en échec, non seulement sur le plan militaire, mais aussi dans sa gestion économique et diplomatique. L’incapacité à anticiper les décisions américaines, à structurer, dans l’ensemble du continent européen, une politique de défense autonome, indépendante des États-Unis, et à se prémunir contre les conséquences d’une guerre commerciale montre une fragilité préoccupante.
L’auteur insiste sur la nécessité pour l’Europe de sortir de son attentisme et de sa dépendance vis-à-vis des États-Unis. Il ne s’agit plus simplement de réagir aux actions de Trump, mais de bâtir une stratégie proactive fondée sur une vision claire des intérêts européens. Cela implique une redéfinition des alliances, un investissement massif dans l’industrie de défense, mais aussi une réorientation économique visant à renforcer l’autonomie du continent.
L’Europe dispose des ressources et du capital humain pour redevenir un acteur géopolitique de premier plan, mais elle doit impérativement renouer avec l’art de la stratégie. À défaut, elle continuera d’être un simple spectateur des bouleversements mondiaux, subissant les décisions des autres puissances sans jamais peser véritablement sur leur cours.