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Jusqu’où manipuler le Vivant ? – Entretien journal du CNRS

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Fin mars, l’insertion d’un chromosome artificiel dans le génome d’une levure l’a confirmé : jamais l’homme n’avait atteint une telle capacité d’agir sur le vivant. Et ce n’est qu’un début. Biologistes, chimistes, anthropologues… réfléchissent tous à ces questions vertigineuses.

Le 27 mars 2014, l’information publiée sur le site de Science mag a fait l’effet d’une petite bombe : des chercheurs ont réussi à synthétiser un chromosome entièrement artificiel de levure de boulanger et à l’insérer dans le génome de celle-ci ! Une première chez les eucaryotes – le groupe des organismes multicellulaires réunissant les animaux, les plantes, les champignons…- qui relance le débat sur la manipulation du vivant et la biologie de synthèse : jusqu’où est-il possible d’aller et pour quoi faire ? Dans quelle mesure intervenir sur un être vivant porte-t-il atteinte à son identité ? Et surtout, qu’est-ce que le vivant ?

C’est notamment pour tenter d’apporter des éléments de réponse à ces questions vertigineuses qu’une pépinière interdisciplinaire vient d’être lancée par le CNRS et l’université de recherche Paris Sciences Lettres (1). Son originalité : faire dialoguer aussi bien des chimistes, biologistes et physiciens que des spécialistes des sciences sociales (anthropologues, sociologues, mais aussi juristes, historiens…), à travers notamment l’organisation de journées d’étude et de colloques, dont le premier s’est tenu  les 9 et 10 avril au musée du quai Branly (2).

À chacun sa définition du vivant

« Il n’y a pas une seule définition du vivant. Les chimistes n’ont pas la même façon d’aborder la question que les biologistes ou même les astrophysiciens, relève Perig Pitrou, directeur adjoint de la pépinière et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale à Paris (3)Surtout, la question du vivant dépasse le cadre des sciences dites dures. Cela fait des millénaires que les hommes agissent sur la nature et tentent de définir la vie. »

« Cela fait des millénaires que les hommes agissent sur la nature et tentent de définir la vie. »

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Aux yeux d’un chimiste, traditionnellement, le vivant est d’abord un assemblage d’atomes et de molécules. Pour le biologiste, un être vivant se caractérise plutôt par un ensemble de fonctions : il consomme de l’énergie, bouge, se reproduit et, surtout, est capable d’évolution…
Aujourd’hui, ces deux points de vue tendent à se rejoindre pour imaginer de nouvelles interventions sur le vivant. Ainsi, certaines propriétés des êtres vivants intéressent de près les chimistes. « Les animaux transforment de l’énergie chimique, fournie par les aliments, en énergie mécanique ; les plantes transforment de l’énergie lumineuse en énergie chimique lors de la photosynthèse… Or transformer l’énergie de manière efficace et polyvalente demeure une question essentielle posée au chimiste », explique Ludovic Jullien, directeur de la pépinière et du laboratoire Pasteur (4), à Paris.

La dynamique des systèmes biologiques (comme l’alternance veille-sommeil) est un autre défi pour les chimistes. Après qu’on l’a chauffé, refroidi, compressé ou qu’on lui a adjoint un réactif, un matériau polymère, une solution ou tout autre système chimique évolue traditionnellement vers un état d’équilibre. Dépasser cette contrainte permettrait par exemple de libérer des médicaments de façon contrôlée dans le temps ou de faire évoluer de la matière chimique…

Une souris génétiquement modifiée, rendue fluorescente après l’insertion d’un gène de méduse dans son ADN. ©Visuel BSIP

Vers un homme photosynthétique ?

Dans un avenir plus proche, l’un des grands enjeux des scientifiques est de faire réaliser de nouvelles chimies aux êtres vivants : utiliser leur énergie, les molécules qu’ils ont à disposition, pour remplir d’autres fonctions que celles que la nature a prévues pour eux.
Il « suffit » pour cela d’introduire dans leur génome un ou plusieurs gènes exogènes codant pour ces fonctions. Les chercheurs utilisent déjà pour leurs travaux des souris de laboratoires fluorescentes (en introduisant dans leur ADN le gène de la fluorescence présent chez une méduse). Demain, grâce au génie génétique, certains espèrent transformer les bactéries en véritables usines, en leur faisant produire en masse des substances chimiques telles que des colorants, des molécules thérapeutiques ou des biocarburants…

La génétique demeure également un énorme enjeu de la recherche médicale : remplacer un gène déficient par un gène sain permettrait de soigner des maladies comme la mucoviscidose. Elle pourrait aussi, un jour, conférer de nouveaux pouvoirs à l’être humain : dans leurs projections les plus folles, des chercheurs n’hésitent pas à imaginer un homme photosynthétique, capable comme les plantes de transformer la lumière du soleil pour synthétiser lui-même les nutriments dont il a besoin pour se nourrir…

Autre piste de recherche, qui n’utilise pas la génétique, mais qui s’inspire cette fois du génie écologique : assembler des êtres vivants entre eux, sur le modèle des symbioses qui existent déjà dans la nature. « Certaines légumineuses profitent de la présence au niveau de leurs racines de bactéries qui fixent l’azote de l’air et fournissent à la plante cet élément indispensable à sa croissance, explique Ludovic Jullien. On pourrait être tenté d’étendre ces assemblages à d’autres productions agricoles pour les rendre plus productives, même dans des sols pauvres en azote.»
Associer des micro-organismes (bactéries, champignons…) connus pour dégrader certaines molécules pourrait s’envisager dans le but de transformer les matériaux. Encore faut-il réussir à rendre ces associations pérennes : pour qu’elle fonctionne, la symbiose imposée doit apporter un avantage aux individus qui la composent et les rendre plus efficaces qu’ils ne le sont de manière isolée…

Des questions ancestrales

Ces possibilités quasi infinies brouillent les frontières du vivant. « Si les pressions exercées par l’homme sur son environnement n’ont jamais été aussi fortes, celui-ci n’a pas attendu la biologie de synthèse pour intervenir et réfléchir sur le vivant, rappelle Perig Pitrou. À ce titre, les sciences sociales, en étudiant les variations de certains phénomènes humains dans le temps mais aussi dans l’espace, peuvent apporter des concepts et un éclairage précieux aux recherches actuelles. »

« Adjoindre de nouveaux « mécanismes » aux êtres humains nous fait-il perdre de notre humanité ? »

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Objet d’étude privilégié des anthropologues, les mythes de création dans les sociétés traditionnelles – qui expliquent comment le monde est apparu – se révèlent d’une étonnante actualité. En Amazonie, par exemple, il est souvent fait référence aux processus techniques – le modelage, le tissage… – pour expliquer la création des êtres vivants par des entités démiurgiques : les êtres humains et les animaux sont conçus comme le seraient des objets.

À l’heure où l’on ne cesse d’adjoindre de nouveaux « mécanismes » aux êtres humains – prothèses, membres artificiels robotisés –, la question de savoir si ces matériaux nous font perdre de notre humanité, et dans quelle proportion ils peuvent être utilisés, peut trouver des éléments de réponse dans ces mythologies.

La philosophie elle-même apporte des éclairages étonnants, comme la parabole du bateau de Thésée, utilisée depuis l’Antiquité pour penser l’identité et la persistance de l’être dans le temps. « Après avoir vaincu le Minotaure, Thésée est rentré au pays et son bateau a été conservé par les Athéniens qui l’ont maintenu en l’état durant des siècles en changeant planche après planche, raconte Perig Pitrou. Et ce, jusqu’à ce qu’aucune pièce d’origine ne demeure… S’agit-il toujours du même bateau ? »

Sans remonter à l’Antiquité, les sociétés modernes contemporaines elles-mêmes ont des définitions variables de l’identité, qui se posent avec acuité lors des greffes d’organes, par exemple. « Transférer le cœur d’un individu déclaré en état de mort cérébrale aura moins d’implications en France, où l’organe est en général perçu comme un élément matériel. Au Japon, il existe des résistances fortes de personnes qui considèrent qu’en greffant le cœur de cet individu on transplante aussi quelque chose de son identité », ajoute Perig Pitrou.

Le robot humanoïde HRP-4C Ce robot, présenté à un salon à Tokyo, n’est qu’un assemblage de métal et de silicium. Mais sa forme humanoïde pousse sans doute les visiteurs à lui prêter des émotions et des intentions… ©T. HANAI/ REUTERS

Les interrogations sur le vivant et ses diverses définitions touchent également la robotique, même si elle n’est pas à proprement parler une science du vivant. Aujourd’hui, des robots humanoïdes sont conçus pour venir en aide aux hommes dans leurs tâches domestiques, ce qui pose la question inédite de leur statut à nos yeux d’humains : bien qu’il ne s’agisse que d’un empilement de circuits animés par des programmes informatiques, l’homme en contact avec ces robots a tendance à leur prêter des intentions et à développer un certain attachement.

Encore une fois, rien de nouveau pour les anthropologues. « Les sociétés traditionnelles n’ont aucune difficulté à attribuer une vie à des pierres ou à certains objets rituels », rappelle Perig Pitrou. La pépinière tout juste née a d’ailleurs organisé un atelier sur le thème des robots et de la vie artificielle au Japon, au mois de février. Décidément, le dialogue interdisciplinaire promet d’être riche dans les années à venir…

Laure Cailloce – CNRS Le Journal  – Avril 2014

Notes
(1). Outre ce thème « Domestication et fabrication du vivant », les travaux de la pépinière porteront sur un second axe intitulé « Ecologie, évolution, développement ».
(2). « Des êtres vivants et des artefacts. L’imbrication des processus vitaux et des processus techniques », colloque organisé avec le soutien de la ville de Paris.
(3). Unité CNRS/Collège de France/EHESS.
(4). Processus d’activation sélectif par transfert d’énergie uni-électronique ou radiatif (CNRS/UPMC/ENS).

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