Un homme, ça s’empêche »Albert Camus, Le premier homme
Alors que s’ouvriront les états généraux de la bioéthique le 18 janvier prochain, organisés par le comité consultatif national d’éthique (CCNE), et qui précèderont la révision de la loi, l’Ifop et le Forum Européen de Bioéthique, en partenariat avec le journal La Croix, ont interrogé les français sur le regard qu’ils portent sur les sujets de bioéthique : PMA, GPA, fin de vie, suicide assisté, modification génétique des embryons humains, … Les chiffres étonnent par leur ampleur. L’opinion aurait-elle basculé ?
Le sondage mené par l’Ifop pour La Croix et le Forum européen de bioéthique confirme le consentement d’une grande partie de la société à des sujets comme l’élargissement de la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes (60 %), alors qu’ils étaient un peu moins d’un quart, soit 24 %, à être favorable à la PMA en 1990 et aux femmes seules (57 %), chiffre qui a en revanche peu évolué sur cette période (1) ; à une évolution de la loi sur la fin de vie (89 %), ou, plus surprenant encore, à la levée de l’interdiction de la gestation pour autrui (GPA) : 64 % se disent favorables au recours à une mère porteuse, dont 18 % « dans tous les cas » et 46 % « pour des raisons médicales seulement », alors qu’elle est déjà autorisée aux Pays-Bas, en Angleterre et en Grèce.
Des chiffres qui dessinent l’image d’une société libérale sur des questions « importantes », comme 89 % des Français le reconnaissent par ailleurs.
« La vieille matrice structurante de la société qui était très clairement d’inspiration chrétienne et catholique est en train de s’effriter à vitesse grand V », estime Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion de l’Ifop. Les résultats de l’enquête révèlent selon lui « l’ancrage d’un basculement anthropologique dans la société française, à la faveur de la déchristianisation de la société et de la poussée de l’individualisme ». Le sondeur avoue aussi être étonné du rythme auquel l’opinion a évolué au cours des dernières années sur ces sujets.
Au-delà de son rythme rapide, l’évolution est marquée par un effet domino : « Même si les évolutions sont très rapides, la société ne change pas d’un seul coup, mais par étapes. L’opinion a adhéré au mariage pour les couples homosexuels deux ou trois ans après avoir accepté le Pacs. De même, les Français se sont dit en faveur de l’adoption par les couples homosexuels quelque temps après l’inscription du “mariage pour tous” dans la loi. »
Autre enseignement de ce sondage, la grande homogénéité de la société dans ses réponses. « Les plus âgés sont un peu plus réticents, détaille encore Jérôme Fourquet. Mais il n’existe aucun clivage majeur ni entre les générations, ni selon les préférences politiques. Cela confirme qu’il s’agit d’une vague de fond. »
Et les catholiques pratiquants ? Le sondage fait apparaître qu’ils demeurent légèrement moins favorables à la GPA (46 %), à la PMA (35 %) et à l’évolution de la loi sur la fin de vie (72 %) que le reste des Français, soit de 10 à 20 points de moins. « Même s’il existe une marge d’erreur de 5 à 6 points, on ne peut pas dire que les catholiques sont totalement à rebours de la société française en la matière », constate Jérôme Fourquet.
Emmanuel Macron avait abordé des questions de bioéthique, notamment celles de « la procréation médicalement assistée » (PMA) et de « la fin de vie » : faisant référence à la « PMA pour toutes », il avait déclaré avoir « pris des engagements durant la campagne présidentielle », mais aussi des engagements de « méthode ». Il souhaite éviter que « la société française [ne] se divise » et a rappelé que les religions étaient invitées à intervenir à l’occasion de la révision de la « loi de bioéthique » « pour éclairer ce débat, pour le faire vivre ». ( Source : AFP, 22/09/2017).
Les seuls îlots de résistance qui apparaissent sont la gratuité et l’anonymat des dons de gamète, deux principes fondamentaux que la plupart des sondés veulent conserver : 90 % des Français estiment que la gratuité du don de gamète (ovocytes ou spermatozoïdes) doit être conservé. 85 % défendent également l’anonymat des donneurs. Sans réaliser que ceux-ci risquent d’être remis en cause par l’ouverture potentielle de la PMA à des célibataires et à des couples de femmes : compte tenu de la pénurie de sperme, cette extension pourrait inciter à accepter de rémunérer les donneurs.
Par ailleurs, 80 % des sondés se prononce en faveur de la modification génétique des embryons humains mais « pour guérir les maladies les plus graves avant la naissance » : 78 % rejettent le recours aux manipulations génétiques « pour améliorer certaines caractéristiques des enfants à naître (obésité, couleurs des yeux…) », par exemple.
Une grande partie de la société, soit 89 % des personnes interrogées, se prononce aussi pour une évolution de la loi sur la fin de vie : pour 47 %, il faut légaliser l’euthanasie, pour 24 %, il faut légaliser l’euthanasie et le suicide assisté, et pour 18 %, le suicide assisté. Par contre, 11 % estiment qu’il ne faut pas changer la législation actuelle.
Les mentalités évoluent donc … Mais attention aux sondages ! Comme l’alerte Jean Léonetti, ancien député et rapporteur des lois de bioéthique de 2011 (2), sur les ondes de France Inter ce jour : « Méfions-nous des sondages ; acceptons plutôt les débats approfondis ». Et à la question « Etes-vous étonné par le basculement de l’opinion ? », il considère cette étude très éloignée des véritables ressentis : « L’opinion sondagière est très différente de la pensée. Si tout ce qui est possible est souhaitable, il n’est plus question de bioéthique ».
« Il faut des règles communes, porteuses de valeurs. Il faut prendre en compte la vulnérabilité de l’être humain et le rôle de protection de la société ».
Pour revenir sur le problème de la fin de vie, en Belgique, par exemple, en 2014 et 2015, « 62,8 % des euthanasies pratiquées l’ont été pour des personnes de plus de 70 ans ». La proportion de décès par euthanasie a augmenté dans les maisons de retraite, passant de 5% en 2002 à 12% en 2015. Une mutuelle belge, La Mutualité Chrétienne, met en garde contre une société où les personnes ne trouveraient plus « autour d’elles et en elles, du sens à leur existence », entrainant une « fatigue de vivre ».
Luc Van Gorp, dirigeant de cette mutuelle, affirme que la « surmédicalisation des soins », bien qu’apportant un véritable « soulagement de l’entourage au quotidien », génère un « fort isolement social de la population vieillissante ». Or, explique-t-il, « il semble que pour nos aînés, l’espérance de vie importe moins que la qualité de vie ».
Selon Geert Messiaen, secrétaire général des Mutualités libérales, « tout investissement dans les soins de santé doit avoir pour but de faire vivre les personnes le plus longtemps possible en bonne santé ». « L’âge n’a pas sa place dans cette équation. » Il s’inquiète de l’incapacité grandissante de la population à « accueillir correctement le vieillissement de la population », car les moyens financiers ne suivent pas, obligeant les institutions à se concentrer « exclusivement sur les aspects techniques des soins, au détriment du relationnel ».
Il prédit un avenir sans personnes âgées. En cause, la « lassitude voire [la] désespérance » des « générations survivantes » qui demanderont « une euthanasie préventive ».
C’est pourquoi Luc Van Gorp appelle à « sortir de la logique de surmédicalisation » qui entraine un risque d’acharnement thérapeutique. Il invite à « lâcher prise » et encourage les familles et le voisinage « à cultiver les liens sociaux ». (Source : Institut Européen de Bioéthique, 13/12/2017)
Pourquoi se donne-t-on des limites ? Question de morale, d’idéal humain ou question de circonstances ? Pour « avoir un cœur intelligent » selon Finkielkraut, mais d’après Kant ce n’est pas la morale qui produit la liberté mais l’inverse.
L’homme, a-t-on dit, est le seul être qui puisse s’empêcher. En réalité, les animaux s’empêchent, sauf exceptions, de se tuer entre individus de la même espèce, ce que l’homme, justement, ne sait pas faire…
L’homme n’est donc pas raisonnable mais seulement éduqué, et aujourd’hui en proie à la « démesure » dénoncée par exemple par Jean-François Mattéi dans Le Sens de la démesure (2009).
Est-il suffisant de définir la liberté uniquement par l’empêchement ? Désirer, agir, voire transgresser sont autant d’attitudes nécessaires pour faire vivre la démocratie.
Comme le démontrent Pierre-Henri Gouyon et Miguel Benasayag dans leur ouvrage « Fabriquer le vivant ? » (3), le progrès, promesse que l’homme s’était faite à lui-même, a d’abord été pensé depuis la culture, comme une émancipation. La promesse pourrait-elle devenir menace ? Rousseau disait déjà qu’avec le progrès, si on sait ce que l’on gagne, on ignore ce que l’on perd.
Source : Sondage IFOP pour La Croix et le Forum européen de bioéthique réalisé auprès d’un échantillon représentatif de 1 010 personnes de 18 ans et plus (questionnaire auto-administré en ligne du 8 au 11 décembre 2017).
(1) On sait qu’en France, et en l’absence de chiffre officiel, les principales associations favorables à la légalisation de la GPA (Clara, l’ADFH -Association des familles homoparentales – et l’APGL – Association des parents gays et lesbiens) estiment qu’environ 370 couples ou célibataires ont eu des bébés via cette pratique en 2017, pour un total qui « pourrait dépasser 500 » enfants. Les bébés provenant essentiellement des Etats-Unis où la pratique est légale dans 45 Etats sur 50, du Canada, et en moindre proportion de l’Ukraine, de la Russie et de la Grèce. (Source : genethique.org)
Pöur aller plus loin :
(2) Lire l’interview de Jean Léonetti pour La Croix du 3 janvier 2018
– Livre « Mes origines : une affaire d’état » de Audrey Kermalvezen
– Livre « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence » – La responsabilité pour autrui d’Emmanuel Levinas, 1991 – Edition Le Livre de poche (
(3) Livre « Fabriquer le vivant ? » de Pierre-Henri Gouyon et Miguel Benasayag – Edition La Découverte, 2012
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