Nous avons très longtemps considéré la vie des plantes comme une forme de vie inférieure, entre le minéral et l’animal, celle d’un état végétatif précisément. Les plantes constituaient le Lumpenproletariat du vivant, celles qui organisent l’interface entre l’organique et l’inorganique, mais dont l’existence serait à l’image de leur fonction d’intermédiation : entre la vie et la non-vie. Or depuis au moins une décennie, de multiples travaux ont fini par remiser aux oubliettes de l’histoire cette conception pourtant pluriséculaire. Les plantes vivent, aussi pleinement que nous-mêmes, même si elles déroulent leur existence d’une tout autre manière que la nôtre. Elles ne possèdent pas d’organes vitaux et sont capables de se régénérer, condition à leur survie, elles qui sont condamnées au mouvement sur place, ne pouvant fuir devant leurs prédateurs.
Bien qu’elles ne le fassent pas à notre façon, les plantes n’en respirent, n’en digèrent – même pour certaines de petits mammifères –, n’en deviennent et ne s’en meuvent pas moins sur place, n’en replient ou déplient leurs feuilles, n’en transforment leur milieu et ne s’en adaptent pas moins, et le tout sans organes ad hoc.
Or, pour s’adapter, à l’instar de toute forme de vie, il leur faut sentir et analyser le milieu qui les environne, communiquer, concevoir des stratégies, calculer, leurrer prédateurs ou proies, pour les racines détecter voies de passage, minéraux, eau, etc., dans les sols, là encore sans organes appropriés et spécialisés à la différence des animaux. Les plantes vivent bel et bien, pleinement même.
Une révolution en cours
En conséquence, la révolution en cours de la biologie végétale bouleverse notre conception du vivant et l’idée d’appartenance à un seul et unique phénomène de la vie sur Terre. Nous pouvons désormais nous aussi, avec François d’Assise, dire « nos sœurs les plantes ».
Des succès populaires comme le livre de Wohlleben sur La vie secrète des arbres ou, dans une moindre mesure, celui de Stefano Mancuso et Alessandra Viola sur L’intelligence des plantes, instillent dans l’esprit du public cette révolution silencieuse. Des philosophes sont ainsi encouragés comme Emanuele Coccia – La vie des plantes – à concevoir une ontologie du point de vue des plantes. Renvoyons aussi au livre d’Ernst Zürcher, Les arbres, entre visible et invisible et à celui de Jacques Tassin, Penser comme un arbre.
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Remarquons au passage que ces bouleversements théoriques ne feront pas l’affaire des véganes et autres pathocentristes. Si les plantes peuvent exercer toutes sortes de fonctions sans organes appropriés, il n’est pas absurde de s’interroger sur un analogue à la sensation de douleur sans système nerveux. Quoi qu’il en soit, le vivant ne se laisse pas facilement enfermer dans les catégories modernes des pathocentristes. Les liens que les vivants nouent entre eux sont multiples et complexes ; la prédation en fait résolument partie, même si elle n’en constitue qu’une facette.
La révolution épistémique en cours se déroule au moment le plus critique qui soit pour l’humanité et le vivant sur Terre.
Celui où les effets de révolutions bien antérieures – celle mécaniste du XVIIe siècle, puis celle thermodynamique du XIXe siècle, voire la révolution informatique du XXe –, appuyées sur l’essor de la démographie humaine et la cupidité des élites économiques, avec le bras armé des techniques et de l’économie, sont en train, ni plus ni moins, de détruire le vivant sur Terre, en détruisant ses habitats ou en ruinant ses conditions d’existence par un changement climatique accéléré.
Une étude publiée par les PNAS nous apprend que nous sommes sur une trajectoire qui pourrait conduire à des conditions de vie sur Terre limites, avec une humanité dont les effectifs auraient fondu.
Or, cette révolution n’est nullement orpheline. Elle relève même d’un mouvement beaucoup plus large, affectant toutes les strates des sociétés humaines. Il est même possible d’évoquer un véritable changement de paradigme, un vaste mouvement en cours, tous azimuts, de réinsertion de l’humanité au sein de la nature.
Homme et nature
À cet égard la biologie végétale vient renforcer aujourd’hui un mouvement initié par Darwin. De Darwin à la révolution de la biologie végétale en cours, en passant par l’éthologie de la seconde moitié du XXe siècle, nous avons assisté à une série de réinscriptions de l’homme dans la nature, à des mises en lumière successive de la continuité et de la solidarité homme-nature.
Rappelons que la modernité est née avec l’émergence de la physique moderne qui soutenait, en conformité avec une interprétation particulière de la Genèse, l’idée de l’extériorité de l’homme à la nature, ainsi réduite à une somme mécanique de particules partes extra partes, régies pensait-on par quelques lois simples. D’où les animaux-machines et la dynamique moderne d’arrachement continu à la nature.
Cette révolution scientifique (et le paradigme qui lui est lié) se termine au moment même de l’entrée dans l’Anthropocène et de la confrontation à l’impossibilité empirique de séparer homme et nature, nature et culture, dès lors que les aléas climatiques apparaissent tout autant culturels que naturels. Ce qui constitue une invitation à dépasser l’autre dualisme moderne, le dualisme matière-esprit.
Apparaissent au même moment d’autres phénomènes quasi universels et puissants pour certains : l’affirmation et le développement des droits de la nature (Nouvelle-Zélande, Amérique latine et du Nord, France, Inde, etc. ; voir à ce propos l’ouvrage de Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la Terre), une forte et diffuse sensibilité à la cause animale ; l’essor et la diffusion de l’écopsychologie (voir sur ce point Soigner l’esprit, guérir la Terre, de Michel-Maxime Egger), les découverte et développement des vertus thérapeutiques du contact avec la nature (sylvothérapie et autres recherches, réveil des comateux en jardin, etc.).
Enfin, le vivant inspire une nouvelle façon de penser et d’organiser l’économie avec l’économie régénérative ou symbiotique (biosourcement de biens et de services, recyclage, rejet de l’extractivisme, mutualisation) ; une nouvelle façon de penser et d’organiser la société socio- et hola-cratie, un goût affirmé pour les petits collectifs, la redécouverte des communs et de leur gouvernance spécifique.
Une inspiration
La nature devient ainsi source d’inspiration tous azimuts, pour toutes sortes de domaines, un peu comme si on assistait à la diffusion d’un biomimétisme élargi.
Au même moment s’effrite l’idée une nature en proie à l’empire systématique de la loi de la jungle : c’est au contraire l’entraide qui apparaît comme quasi systématique et de la compétition comme un comportement onéreux et dangereux, fortement cantonné (voir à ce propos l’ouvrage de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide. L’autre loi de la jungle).
Du côté des spiritualités, les choses bougent à l’unisson : l’ancrage dans la nature est à l’ordre du jour, que ce soit par la réaffirmation et la diffusion du chamanisme, ou, par l’encyclique Laudato Si’ du Pape François. On assiste ainsi à un vaste mouvement qui conduit par une accumulation de voies diverses à repenser de fond en comble notre place dans la nature et qui relègue le paradigme mécaniste (néolibéralisme et transhumanisme), et ce au moment où le vivant et la biodiversité connaissent un commencement d’effondrement.
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Saurons-nous réviser à temps nos comportements et l’organisation de nos sociétés à temps ?
Pour l’heure, écoutons Edward Farmer nous parler de ses recherches et de son appréciation de cette révolution en cours :
Dominique Bourg : Edward Farmer, vos premières recherches concernaient la biochimie animale. Désormais, à l’université de Lausanne, vos travaux portent sur la biologie moléculaire végétale. C’est un domaine de recherches qui connaît un fort développement. Vous étudiez les signaux électriques émis par les plantes lorsqu’elles sont agressées par un prédateur. Le signal électrique déclenche la production d’une hormone de défense, le jasmonate. Elle les protège des prédateurs. Pourriez-vous nous présenter vos recherches ?
DB : Vous travaillez sur la résilience des plantes face aux agressions animales. Comment se fait-il que la forêt résiste aussi bien aux multiples espèces qu’elle abrite ?
EF : Les forêts m’intéressent énormément et j’ai une passion toute particulière pour les feuilles. La forêt est quelque chose d’extraordinaire d’un point de vue scientifique, c’est absolument splendide. Je regarde souvent la forêt de mon bureau, j’observe cette barrière de végétaux et je n’ai jamais pu voir à travers, pourquoi ?
DB : C’est effectivement tout sauf évident compte tenu de la masse des insectes présents.
EF : Oui, le système de défense des feuilles est très performant, c’est fondamental et je peux démontrer pourquoi.
Dans notre département, nous réalisons des essais en laboratoire, d’abord sur des plantes de type sauvage. Ces plantes constituent notre génome de référence. Nous pouvons les comparer aux plantes dans lesquelles le système de défense est affaibli par mutation. Nous mettons les plantes dans une cage en plexiglas en présence de minuscules insectes.
Au début de l’expérience (voir la figure ci-dessous), les insectes sont placés sur les feuilles. Au bout de 11 jours (voir l’image de gauche sur la figure), les insectes ont grossi. La plante à gauche, qui est de type sauvage, les a repoussés pour les éloigner de sa partie la plus nutritive, grâce à la production du jasmonate, une hormone de défense. Repoussés, les insectes s’attaquent aux plus grandes feuilles situées en périphérie et tentent de se nourrir. Par contre, une plante qui ne peut pas produire du jasmonate (comme celle de droite sur la figure) est très vulnérable aux insectes.
La plante produit l’hormone lorsqu’elle est agressée. Cette hormone active le système de défense qui est extrêmement élégant. Ce n’est pas simplement une production de toxines. Sous commande de l’hormone jasmonate, les feuilles produisent des molécules qui interagissent avec le système digestif de l’insecte. La croissance de la plante est aussi modifiée. Sur l’image à droite, la plante est déficiente parce qu’elle ne peut pas produire l’hormone. L’insecte mange toutes les feuilles.
Il y a deux choses intéressantes. La première est que l’image à droite ne présente que le squelette de la plante. Sur cette plante qui ne peut pas produire l’hormone jasmonate, l’insecte commence toujours par manger le cœur de la plante puis il va progressivement se diriger vers les feuilles situées à la périphérie. L’insecte devient ainsi plus grand. Sur l’image de gauche (la plante de type sauvage), il fait l’inverse parce que le jasmonate active très fortement la production de défenses dans le cœur de la plante. Ceci repousse l’insecte vers les feuilles plus grandes et les moins nutritives. Les insectes restent petits par rapport aux insectes qui ont mangé la plante mutée.
En termes scientifiques, nous parlons de la distribution de ressources entre les deux divisions biologiques. Normalement, dans la forêt, il y a une forte dominance de ressources dans les plantes, et moins de biomasse animale. Quand j’ai eu la chance d’aller sous les tropiques, en Afrique ou en Amérique, on est encore plus convaincu de ce phénomène car on entend les animaux, mais il est difficile de les voir. Nous apercevons toujours plus de matière végétale que d’animaux ou d’insectes. Notre expérience renverse le phénomène, et penche la balance en faveur des insectes. Je me demande souvent quelle pourrait être la conséquence de faire ce genre d’expérience à l’échelle d’une forêt.
DB : Une fois que l’insecte a mangé la plante, la plante dépérit-elle ?
EF : Si nous retirons les insectes de la plante dans l’image à droite, cette plante va essayer de refaire une ou deux petites tiges, ce qui est très étonnant. Elle va ainsi produire quelques graines. L’attaque va accélérer la floraison et non la faire mourir.
Si je reprends la question de départ – pourquoi la Terre est-elle verte ? –, je dois extrapoler nos résultats jusqu’au niveau de l’écosphère. Toutes les expériences en laboratoire permettent de comprendre que lorsqu’une plante est blessée, elle se défend très bien si elle produit l’hormone jasmonate. Comment se fait-il que la plante produise cette hormone de défense ? Lors de l’attaque par l’insecte, quel est l’élément déclencheur ?
DB : Ce que vous appelez le déclencheur, est-ce l’élément qui libère la production d’hormone ?
EF : Exactement. Beaucoup de travaux ont montré comment l’hormone fonctionne. Elle est émise à peu près 30 secondes après l’attaque de l’insecte. Nous avons trouvé que suite à une morsure d’insecte la plante produit des signaux électriques qui, ensuite, activent la production de l’hormone. Des signaux électriques se déplacent d’une feuille à une autre pour transmettre les informations. Nous avons identifié des gènes particuliers qui permettent cette communication électrique.
DB : La plante communique donc d’une feuille à une autre ?
EF : Oui. Elle ne communique pas vers une autre plante mais elle a un système de communication au sein de son propre système. Nous savons aujourd’hui où se trouve la voie cellulaire de ces signaux électriques. C’est vraiment très intéressant, ça se passe dans les cellules.
DB : Où se trouve la voie de communication entre les feuilles ?
EF : Elle se trouve dans les veines. C’est un peu comme un système nerveux. Chez nous, les humains, les veines ressemblent à des tuyaux. Chez les plantes, ce ne sont pas des tuyaux, c’est une matrice avec de nombreux types de cellules différents. Nous identifions au moins onze types de cellules vasculaires, dont deux jouent un rôle dans la transmission des signaux électriques.
DB : Nous comprenons la question de recherche principale, la résistance des feuilles aux agressions d’insectes. Nous saisissons les sous-questions, quel type de signal, quel parcours pour ce signal, quelle substance émise en réponse pour la défense des feuilles contre l’agression ? L’hormone en question est-elle une hormone commune à d’autres plantes ? Est-elle propre aux végétaux ?
EF : L’hormone est propre aux végétaux. Mais quelques rares champignons pathogènes peuvent la produire pour tromper les plantes. Ils produisent cette hormone lorsqu’ils attaquent la plante. La plante se sent attaquée par un insecte et alors elle investit des ressources contre les insectes et non pas les champignons, c’est malin de la part du champignon.
DB : Et ensuite, les champignons ont gain de cause ?
EF : Parfois oui. Je n’ai jamais vraiment pu observer ce phénomène. Mais c’est une sorte de bataille qui consiste à ce qu’un organisme tente d’en tromper un autre. Cette bataille est assez habituelle dans la nature. Autrement, sans être trompé par un microorganisme, la voie du jasmonate mène à un système de défense très robuste.
DB : Il y a des mutations, qui rendent les défenses plus efficaces ?
EF : Oui, on a des plantes mutées qui produisent beaucoup de cette hormone. La plante pousse normalement pendant trois semaines et, subitement, la mutation commence à agir sur la plante. La plante commence à produire le jasmonate et à se défendre vigoureusement. On ne comprend pas encore le mécanisme, mais cette expérience peut avoir des applications dans le domaine de l’agronomie. Ce n’est pas notre objectif. Mais il serait possible d’utiliser ce gène, de construire une plante transgénique, ou de réaliser une mutagénèse très dirigée pour que la plante produise plus de jasmonate et puisse se défendre très fortement face aux insectes.
DB : Est-ce que cela signifie que si la plante est attaquée alors qu’elle est juvénile, elle n’a pas les moyens de se défendre ?
EF : Les petites plantes sont moins visibles dans la nature. Elles ne constituent pas à ce stade des appâts pour les animaux et les insectes. Quand la plante quitte la phase de semis, elle entre dans une phase juvénile, elle commence à être de plus en plus attaquée par les herbivores et les invertébrés. Chaque plante développe un stratagème. Les graines de l’Arabette en Suisse et en France germent en octobre. Elles produisent des petites plantes dans le sol qui ne sont pas très visibles pendant l’hiver. À l’arrivée du printemps, la plante grandit au fur et à mesure de la hausse de la température. Les petites plantes se font rarement attaquer pendant la période hivernale, les insectes et mollusques ne sont pas actifs. Dès le printemps, les plantes commencent à développer des défenses en fonction de l’arrivée des insectes. Fin juin, c’est le pic de défense des plantes. Chaque plante a toujours une stratégie qui lui est propre pour se protéger des vertébrés et des invertébrés.
DB : La plupart des plantes peuvent émettre des signaux électriques. Est-ce que vous parvenez à catégoriser les types de signal électrique et leurs fonctions biologiques dans la plante ?
EF : Nous ne comprenons pas la plupart des signaux électriques présents dans la plante. C’est fondamental de le reconnaître. Nous ne connaissons pas grand-chose. Nous pouvons détecter quelques signaux parce qu’ils apparaissent en fonction de la luminosité. Nous l’avons observé au laboratoire. Le déclenchement de la lumière s’accompagne d’un signal électrique très fort. Quelle est la raison d’être de ces signaux ? Nous ne savons pas. Notre groupe travaille sur les signaux qui se produisent à la suite d’une blessure. Ces signaux électriques seraient donc une réponse à la blessure. C’est universel pour les plantes terrestres. Pour observer ce signal, il suffit de toucher une feuille. Nous voyons les réactions et si nous la blessons, le signal s’accentue et se propage de feuille en feuille.
La plante sensible (Mimosa pudica) nous donne un exemple intéressant. Lorsque nous touchons ces plantes, elles bougent et se plient. En 1926, un scientifique indien formé en Angleterre a suggéré que la plante agissait de la sorte pour se cacher des grands herbivores. Je pense que c’est absolument vrai. La plante se cache. C’est la meilleure explication.
DB : L’herbivore ne la voit pas ?
EF : C’est probable que la plante sensible soit beaucoup moins visible pour les grands animaux qui se déplacent afin de trouver les plus grandes feuilles. Toutes les plantes – quand nous les blessons – produisent un signal électrique. La plupart des plantes ne bougent pas, mais à chaque fois nous estimons que ce signal électrique est lié à un système de défense. Nous avons été le premier laboratoire à engager des recherches sur ce sujet en nous appuyant sur la génétique. Nous avons recherché les blocages qui pouvaient empêcher le signal. Et lorsque nous les avons identifiés, nous pouvons observer si le système de défense est en alerte ou non.
DB : Le signal passe-t-il d’une feuille à une autre. Il y a-t-il une communication interne à la plante ?
EF : Oui tout à fait.
DB : Est-ce une communication entre les feuilles qui peut annoncer l’arrivée d’un prédateur ?
DB : Quand vous faites l’expérience en laboratoire, vous donnez un signal électrique à la plante qui simule l’agression ?
EF : Oui, tout à fait. Nous blessons la plante en écrasant une partie de la feuille – par exemple la feuille n°8 – et nous installons une petite cage autour d’elle contenant un insecte. L’insecte attaque la feuille n°8, mais il ne peut pas attaquer les autres feuilles. Nous installons des capteurs sur une autre feuille, la feuille n°13 par exemple, pour identifier les signaux et les observer. Nous pouvons voir exactement quelles parties de la feuille n°8 doivent être blessées et nous observons la circulation du signal. Nous pouvons aussi blesser la feuille n°6 et le signal peut se diriger vers une autre feuille. Une autre méthode consiste à écraser une partie de la feuille avec une pince. Dans beaucoup d’expériences, cette méthode reste la plus simple et la plus efficace parce que les insectes sont comme les humains, ils ont chacun un caractère et ils peuvent avoir un comportement auquel nous ne nous attendons pas.
DB : Le signal électrique est donc le support d’une information.
EF : Oui, il est le support d’une information qui dit à la plante : « Défend-toi, protège ton carbone, protège tes ressources ». Ce n’est pas que le carbone, ce sont toutes les ressources de la plante.
DB : Expliquez-nous ce que vous entendez par « ressources de la plante ». Est-ce l’eau, le CO2, les nutriments, ou la texture de la feuille ?
EF : Je vois cela d’une autre façon. La plante est l’interface entre l’organique et l’inorganique. La plante est fascinante parce qu’elle prend le CO2, l’eau et, avec un peu de lumière, elle recrée des molécules extrêmement complexes. Elle va utiliser l’énergie produite par la photosynthèse pour créer d’autres molécules organiques qui contiennent souvent l’azote ou le soufre. Les insectes, tout comme les humains ou encore les vaches, n’ont pas cette capacité de construire les molécules complexes à partir du CO2 et de l’eau. Nous, nous sommes déjà constitués de molécules organiques et nous dépendons énormément du carbone réduit fourni par les plantes. Le CO2 ne nous fait rien et il n’est pas très bénéfique lorsque nous le respirons. Nous sommes toujours en train de l’évacuer. Seul le carbone réduit nous intéresse et ce carbone réduit, c’est la plante qui le produit.
DB : La plante constitue donc l’interface entre l’inorganique et tous les animaux ?
EF: Oui et sur le plan scientifique, ce que parvient à faire une plante est absolument fabuleux. Ce sont, par rapport aux animaux, comme des extraterrestres. La façon dont la plante capte la lumière est totalement folle et le processus de photosynthèse est improbable. La plante puise ce carbone pour la production de ses propres graines. Sur le papier, ça n’aurait jamais dû exister.
[…]Retrouvez l’intégralité de l’entretien entre Dominique Bourg et Edward Farmer sur le site de La Pensée écologique.
Dominique Bourg, Philosophe, professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement, Université de Lausanne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation, partenaire éditorial de UP’ Magazine
Première publication : 8 octobre 2019