La moitié des sons de la nature a disparu en cinquante ans. Pourtant, des résistants veillent à écouter, enregistrer, préserver et diffuser les sons menacés. Voici pourquoi, d’après l’article de terraeco.net.
Combien de sons naturels entendez-vous chaque jour ? Depuis combien de temps un joli bruit n’a pas interrompu votre quotidien pour vous chatouiller l’oreille ? Questions extrêmement difficiles pour beaucoup d’entre nous, tant notre environnement sonore est pauvre. Pour les spécialistes du sujet, la diversité qui parvient à nos oreilles s’est effondrée depuis un demi-siècle. Dans son ouvrage « Le grand orchestre animal » (Flammarion, 2013), le musicien américain Bernie Krause livre même – grâce à une estimation basée sur les quelque « 15 000 espèces animales » et « 4 500 heures d’ambiance naturelle » qu’il a enregistrées – ce constat glaçant : 50% des sons de la nature ont disparu en cinquante ans.
Pour changer de disque, nous avons écouté les « résistants » de l’acoustique, ceux qui tentent de préserver et sauvegarder notre patrimoine auditif. Leur point commun ? Armés d’enregistreurs comme de patience, ils parcourent le monde à la recherche des sons en voie de disparition.
Dans cette grande famille, parfois appelée « écologie acoustique », on trouve d’abord des chasseurs de sons, comme Bernie Krause justement, qui a débuté à la fin des années 1960 ce qui allait devenir une énorme encyclopédie du « grand orchestre animal ». Dans ses albums et sur son site Internet, il diffuse des sons rares, comme ce chant des baleines en Alaska.
Mais tous ne cherchent pas forcement l’exotique ou la rareté. « Les types et styles de captations sont très nombreux. Les audio-naturalistes enregistrent les sons de la nature, le mouvement de l’ethnomusicologie collecte les musiques traditionnelles et il y a aussi beaucoup d’artistes et musiciens qui se servent des sons comme matériaux de composition », indique Alexandre Galand, docteur en histoire et auteur du passionnant ouvrage : « Field recording : l’usage sonore du monde en 100 albums « (Le mot et le reste, 2012).
S’arrêter et écouter
L’artiste sonore Eric La Casa refuse même de distinguer, d’un côté, les sons nobles et intéressants à capter et, de l’autre, les sons à éviter : « J’essaye de ne pas catégoriser comme ça, sinon on passe à côté de beaucoup de choses. J’essaye juste d’être attentif à tous les sons d’un territoire et donc pas seulement à celui qui fait le plus de bruit. Le plus important, c’est cette démarche d’écoute. Pour ça, il suffit de s’arrêter à un endroit et d’écouter. C’est tout simple à dire, mais c’est déjà énorme. Très peu de gens le font. »
En clair, le son qui vaut la peine d’être préservé et écouté, c’est celui qui nécessite un effort d’attention pour être entendu. Marc Namblard, guide naturaliste et audio-naturaliste, invite, lui aussi, les personnes qu’il guide à tendre l’oreille : « J’encadre des sorties dans la nature pendant lesquelles je prévois des moments d’écoute des paysages, de la nature et même du silence. On se rend compte qu’il y a toujours quelque chose à entendre. Par exemple, dans certaines conditions, comme une forêt calme sans rivière, on peut parfois entendre les fourmis qui marchent sur les feuilles. Les réactions des gens sont très variables, mais certaines personnes se rendent compte qu’elles ont très peu l’habitude d’écouter des sons qui ne leur servent à rien. »
De la même manière que les naturalistes préfèrent préserver les espèces menacées dans leur habitat naturel, l’écologie acoustique vise, non pas à isoler le son d’un animal, mais à écouter et enregistrer des « paysages sonores » – concept inventé par le compositeur et écologiste canadien Raymond Murray Schafer – entiers. Eric La Casa décrit ses très longues séances d’enregistrements pour parvenir à ce but : « Je suis équipé assez légèrement, donc je suis mobile. J’essaye de me déplacer pour suivre l’événement et le fait sonore qui m’intéresse et tenter de capter le paysage en entier. Je cherche un sens au fur et à mesure, mais je ne comprends pas tout. Ce que j’écoute me dépasse largement. Il faut aussi savoir attendre. Attendre, c’est se mettre dans une certaine disposition, tout en ignorant jusqu’où elle nous emmène. C’est assez intense, en fait. Je reconnais maintenant l’attente comme un moment très important de ma vie. »
Dans cette vidéo, enregistrée le 11 janvier 2010 au cours de la Semaine du Son 2010 au réfectoire du couvent des Cordeliers, à Paris, R. Murray Schafer explique son parcours et les évolutions des paysages sonores urbains a cours des 40 dernières années.
Les cigales mexicaines
Jérôme Sueur, maître de conférence au Muséum national d’histoire naturelle, met, lui aussi, la biodiversité sur écoute. Mais ses expériences nécessitent plusieurs dizaines de micros, répartis sur des parcelles très grandes et pendant plusieurs semaines : « Les scientifiques s’intéressent au comportement sonore animal depuis l’après-guerre. La différence aujourd’hui, c’est qu’on étudie, non plus une seule espèce, mais des ensembles d’espèces qui forment ensemble un paysage sonore. On essaye de comprendre comment ils se partagent l’espace sonore. Les résultats sont très étonnants. Il y a des choses que tout le monde a déjà constaté. Par exemple que les oiseaux se mettent à chanter quand le soleil se lève. Mais on se rend compte que, dans la cacophonie apparente, chaque espèce utilise un canal de fréquence particulier, exactement comme les stations de radio. On voit aussi certains exemples très particuliers, comme une espèce de cigales mexicaines qui ne chantent que dix minutes par jour », note-t-il. En réalisant ces cartographies sonores, les scientifiques espèrent comprendre et suivre à très long terme l’évolution des espèces et de leurs habitats.
Et ces cartes sonores ne sont pas réservées aux professionnels du micro. Des amateurs et passionnés tentent, eux aussi, d’en fabriquer. Au moins deux projets d’envergure internationale proposent de cartographier le bruit du monde entier. Le premier, Nature Sound Map, se concentre sur les sons de la nature. On peut y écouter les moustiques géants de l’Amazonie et ceux d’une forêt bretonne. Le projet Aporee, plus complet, regroupe des dizaines de milliers d’enregistrements de tous types. On y a écouté le bruit du port de Dunkerque et celui d’un chat criant dans un temple birman à Mandalay.
Et vous ?
Thibaut SCHEPMAN – Juin 2014
Avec l’aimable autorisation de terraeco.net (www.terraeco.net)
Photo : installations architecturales « Pièces acoustiques » ENSAG 2012